Philippe Ledent

Le monde n’est plus un village

Philippe Ledent Senior economist chez ING Belgique, chargé de cours à l'UCLouvain.

L’année 2024 sera très tendue sur le plan (géo)politique et il n’aura pas fallu très longtemps pour en voir certaines conséquences économiques. En effet, l’année 2023 s’est achevée par d’importantes perturbations du trafic maritime en mer Rouge en raison de multiples attaques de navires. L’opération navale menée par les Etats-Unis n’a pas encore réussi à créer un corridor suffisamment sûr pour permettre la reprise du transit maritime. Et il est peu probable que les risques disparaissent de sitôt, compte tenu de l’intensification des incidents, de la guerre en cours à Gaza et des tensions géo­politiques qui en découlent au Moyen-Orient.

Le passage par la mer Rouge est bien entendu évitable mais il n’en reste pas moins essentiel au commerce international. Jugez plutôt… La route principale menant au canal de Suez voit passer 12% du commerce mondial et pas moins de 30% des biens de consommation de la planète. Or, actuellement, le nombre de traversées est presque divisé par deux. Mais surtout, près de neuf containers sur dix devant emprunter la voie ont été déroutés depuis le début de l’année.

Pour éviter les attaques, les compagnies maritimes et leurs clients redirigent donc leurs navires autour du cap de Bonne-Espérance. Le contournement du cap permet d’économiser les frais du canal de Suez mais ajoute quelque 3.000 à 3.500 milles nautiques (environ 6.000 km) aux trajets reliant l’Europe à l’Asie, ce qui peut représenter 10 à 14 jours de retard. Et comme le transport maritime est une mécanique de précision, toute la logistique mondiale en est perturbée. Au final, on peut estimer que 20 à 25% de la capacité mondiale de transport de conteneurs sont affectés par cette crise. C’est énorme.

Entre les phénomènes météorologiques extrêmes et les tensions géopolitiques, c’est l’organisation du commerce mondial qui est une nouvelle fois affectée.

La voie de la mer Rouge et du canal de Suez est également un corridor vital pour le transport du pétrole et des produits pétroliers du golfe Persique vers l’Europe et les Etats-Unis (environ 20-25 %). Les pétroliers continuent certes de naviguer, mais leur nombre diminue car les risques d’attaques ont un coût et les primes d’assurance pour les traversées de la mer Rouge ont grimpé en flèche.

On l’a dit, cette crise fait perdre des capacités de transport en raison des retards et de la désor­ganisation. Et forcément, les prix des conteneurs sur l’une des routes commerciales mondiales les plus importantes et les plus touchées, l’Asie-Europe, ont triplé par rapport au début du mois de décembre au cours de la première semaine de janvier. La plupart des voies commerciales à travers le monde sont indirectement touchées, d’autant plus que la sécheresse sévissant au canal de Panama entraîne des perturbations supplémentaires.

Bref, ce que vous avez commandé ou avez l’intention de commander pourrait arriver avec retard (une grande enseigne mondiale de meubles l’a déjà évoqué) et coûter plus cher. La seule bonne nouvelle est que ces problèmes interviennent dans un contexte de faible demande mondiale de marchandises (en 2021, la demande était au contraire énorme) et de surcapacités de transport. On peut donc espérer que les effets sur les prix au consommateur seront plus faibles qu’ils ne l’ont été après le covid. Il n’empêche, entre les phénomènes météorologiques extrêmes et les tensions géo­politiques, c’est l’organisation du commerce mondial qui en est une nouvelle fois affectée. L’idée selon laquelle le monde est un village est bel et bien reléguée au rang de souvenir du passé.

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