Bruno Colmant
Entre souveraineté et marché: le dilemme des entreprises publiques en Belgique
À la suite d’un excellent dossier d’Olivier Mouton dans Trends, je m’interroge sur une question complexe, mais essentielle : ne faudrait-il pas renationaliser, ou au contraire privatiser, certaines entreprises ? Je pense à des entreprises comme Elia, bien sûr, mais aussi Fluxys, Proximus, BPost, etc. Certaines de leurs activités, essentielles pour le pays, relèvent des fonctions régaliennes, tandis que d’autres seraient probablement mieux gérées par le secteur privé, avec des métriques non influencées par des exigences étatiques, notamment en matière de dividendes.
Bien sûr, une réflexion générale est insuffisante. Il faut s’intéresser aux réalités stratégiques et souveraines, aux exigences en matière d’emploi, de service aux consommateurs, mais aussi à des aspects tels que la régulation, l’innovation et la compétitivité.
S’il est légitime que les pouvoirs publics restent actionnaires dans des entreprises stratégiques (comme Belfius, Ethias ou la FN Herstal), le modèle d’un actionnariat mixte pour certaines entreprises cotées me semble, à première vue, discutable.
Quelle est la logique, pour un actionnaire privé, d’être associé à l’État dans des domaines d’importance essentielle ? L’actionnaire privé devient en quelque sorte le passager clandestin des décisions de l’actionnaire majoritaire (l’État), ce qui conduit à une « décote » boursière. Cette décote reflète un coût du capital différencié entre actionnaires privés et publics. Par ailleurs, comme le cours de bourse est principalement animé par des actionnaires privés, cela biaise complètement la valorisation de l’entreprise.
Certaines entreprises, comme Elia, nécessitent des investissements colossaux que le secteur privé ne pourrait financer qu’à des conditions plus onéreuses ou dégradées.
Cela soulève un autre problème majeur. La Belgique est un petit pays avec une croissance économique structurellement limitée. De ce fait, la croissance organique d’une entreprise d’utilité publique est nécessairement confinée.
Cela engendre souvent des ambitions d’expansion à l’étranger, qui sont à la fois coûteuses et parfois risquées. Ces velléités aggravent les besoins en capitaux et renforcent le scepticisme des marchés financiers, comme l’illustrent les performances boursières de certaines entreprises belges telles qu’Elia, BPost et Proximus.
Une autre formulation de ce problème est que les entreprises codétenues par l’État et le secteur privé, mais destinées à se limiter au marché domestique, ne peuvent pas offrir un rendement attractif à un actionnaire privé. Ces entreprises se trouvent donc face à une ambiguïté : soit elles se limitent au marché belge, ce qui justifierait leur renationalisation, soit elles veulent se développer à l’étranger, mais dans ce cas, la mobilisation de financements publics pour soutenir leur croissance est discutable.
Il est donc légitime de se demander si l’État ne devrait pas renationaliser certaines entreprises pour limiter leurs ambitions internationales et les recentrer sur le marché belge. Certains me rétorqueront que ces entreprises renationalisées seraient davantage politisées. Mais c’est déjà le cas aujourd’hui : que peut faire un administrateur indépendant face à un actionnaire public qui distribue les nominations en fonction d’arbitrages politiques et détient la majorité des sièges au sein du conseil d’administration ?
Pas grand-chose. Cela conduit à perdre la nature même du débat stratégique, qui devrait être au cœur des exigences d’un conseil. En fin de compte, cela offre au CEO une liberté d’action souvent insuffisamment ou mal contrôlée.
À l’inverse, cette question ouvre également un débat sur la pertinence de la détention à long terme par la Société Fédérale de Participations et d’Investissement (SFPI) de participations dans des entreprises comme Ageas, Euronext, BNP Paribas et Umicore. Certes, pour ces exemples, les circonstances historiques ou stratégiques peuvent justifier cette détention, mais la question mérite d’être posée.
En tant qu’ancien président de la Bourse de Bruxelles, je suis convaincu qu’un actionnariat public/privé dans des entreprises d’utilité publique cherchant à trouver des relais de croissance à l’étranger, avec des besoins colossaux en capitaux, est une équation risquée. Ces entreprises risquent de connaître des lendemains qui déchantent. Et, à bien y regarder, ces lendemains sont déjà là.
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