Bruno Colmant

Depuis quelques années, la frontière entre l’État et le marché est devenue floue

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Dans un récent article du Financial Times, les dangers des gigantismes commerciaux émanant tant de Chine que des États-Unis étaient mis en exergue, menaçant l’équilibre précaire du marché mondial. Ces réalités faussent la concurrence et permettent à des pays ou à des entreprises de capturer des rentabilités excessives, créant ainsi une atmosphère inquiétante.

Même les pays les plus libéraux, comme les États-Unis, ont resserré leur partenariat avec des entreprises mondiales au relent monopolistique, tandis que les inégalités s’aggravent, présageant un avenir incertain.

Bien entendu, l’entreprise est constamment en quête de monopole (spatial, temporel, etc.) et obéit aux lois de rentabilité du marché qu’elle tente d’influencer grâce à son « pricing power ». Mais quel contraste troublant avec l’esprit du Sherman AntiTrust Act américain de 1890 qui constitua la première tentative du gouvernement américain de limiter les comportements anticoncurrentiels des entreprises et de donner naissance au droit de la concurrence moderne ! Le Sherman AntiTrust Act est lui-même dérivé du Boston Tea Party (conduisant au fameux « No taxation without representation »), mouvement de rébellion des Américains contre les Anglais qui imposèrent le Tea Act de 1773, confirmant le monopole d’achat des thés à l’East India Company. Cette Tea Party marqua le point de départ de l’indépendance et de la démocratie américaines.

D’ailleurs, l’économie de marché néolibérale ne coïncide pas avec un pouvoir public chétif. Au contraire, celui-ci gagne en importance dans un modèle économique qu’on veut voir dépouiller de monopoles et d’oligopoles, mais qui, au fil du temps, suscite une inquiétude croissante.

De manière plus générale, depuis quelques années, la frontière entre l’État et le marché est devenue floue et insaisissable. Progressivement, les réponses idéologiques et collectives formulées par le pouvoir politique se sont égrenées et atomisées en des adaptations marginales destinées à accompagner la mutation de l’économie. Cette transformation, épanouie par l’internationalisation, s’est juxtaposée à l’irradiation de l’économie de marché, créant un climat d’incertitude.

Telle une nappe qui s’étend, certaines entreprises privées sont plus puissantes que les États. Elles déplacent les centres de croissance et imposent un ordre institutionnel innommé, en capturant les leviers de l’autorité régalienne à leur bénéfice actionnarial, faisant planer une ombre sinistre sur l’avenir. 

Les exemples de cette mutation sont nombreux. Ainsi, indiciblement, le corpus de lois se transforme en des réseaux de normes émanant d’un espace « tampon », d’une zone grise établie entre des entreprises, des lobbies et des gouvernements et au sein de laquelle l’État devient difforme. À titre d’exemple, la politique budgétaire d’un pays conditionne son endettement public dont la qualité est normée par des agences de notation ressortissant à l’économie privée. La valeur d’un État ne se mesure plus en fonction de ses capacités réelles de développement harmonieux, mais en fonction de l’idée d’influence que les marchés financiers lui accordent. On argumentera bien sûr que cette évolution est choisie et non imposée. C’est correct : l’État ne disparaît pas, mais se transforme en prolongement de l’économie de marché.

C’est la raison pour laquelle les phases de mondialisation capitalistiques (comme la révolution industrielle du 19e siècle) sont souvent accompagnées de tensions sociales. Il n’est pas étonnant que les mouvements populistes européens, qu’ils soient d’extrême gauche ou droite, partagent les mêmes éléments de langage parfois trop proches du nationalisme total maurrassien, dont François Mitterrand (1916-1996, Président français de 1981 à 1995) disait que c’était la guerre : la protection sociale des classes sociales oubliées par la mondialisation et le refus de l’immigration qui en est une autre facette. Lorsqu’elle n’est pas bridée par des États postulant la solidarité et l’inclusion sociale, la déterritorialisation du travail conduit à des comportements prédateurs et à des replis ethniques, culturels, linguistiques, etc., qui reflètent l’insécurité et les tensions associées à la perte du socle du travail et de l’ancrage citoyen.

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