Mikael Petitjean

Les beaux jours du protectionnisme

Mikael Petitjean Professeur (IESEG & UCLouvain) et Chief Economist (Waterloo Asset Management)

L’excédent commercial que l’Union Européenne conserve avec le reste du monde est aujourd’hui menacé par des gains de productivité plus faibles, des coûts énergétiques plus élevés et une réglementation plus précautionneuse qu’aux États-Unis. Combinée à une volonté manifeste de déréglementation, l’offensive protectionniste de Donald Trump, qui reflète sa vision nationale-populiste libertarienne, centrée sur la primauté des intérêts individuels américains, va mettre l’UE sous pression.

Le déficit commercial des Etats-Unis persiste depuis 1975. Il représente environ 3 % du PIB avec le reste du monde alors que l’UE affiche un excédent commercial d’environ 2 % de son PIB. Une guerre commerciale fragiliserait davantage l’UE car elle dépend deux fois plus de ses exportations que les Etats-Unis. Mesuré par le poids du commerce international dans le PIB, son degré d’ouverture est plus élevé qu’en Chine, d’environ 20 p%.

Plusieurs pays européens choisissent pourtant de suivre Trump en s’opposant aux accords commerciaux comme celui du Mercosur. Cet accord favoriserait l’industrie européenne qui est heurtée de plein fouet par l’échec de la politique énergétique en Europe. En signant marque la fin l’accord, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a marqué la fin des discussions mais sa signature n’engage pas encore juridiquement les États membres.

Notre schizophrénie est manifeste : nous aspirons à réindustrialiser l’Europe mais nous refusons ces accords parce qu’ils ne favoriseraient pas tous les secteurs. Ce fut la même réaction lors des négociations avec le Canada autour du CETA. Depuis 2016, le commerce bilatéral a pourtant augmenté de plus de 65 % et notre excédent commercial n’a jamais été aussi élevé. Environ 80% des entreprises qui exportent vers le Canada sont des petites et moyennes entreprises.

Des gains à l’échange indiscutables

Les accords commerciaux aboutissent à des gains de productivité sans lesquels le progrès socio-économique est financé à crédit. Les consommateurs en sont les premiers bénéficiaires grâce à des prix plus compétitifs et un accès élargi aux biens et services.

Les accords commerciaux bénéficient aux secteurs d’activité économique qui ont réussi à acquérir un avantage comparatif mais ils peuvent en fragiliser d’autres qui n’en ont pas, parfois en raison d’un cadre réglementaire national plus strict que celui en vigueur dans d’autres régions.

Les accords de l’UE intègrent néanmoins de nouvelles dispositions liées au respect des engagements climatiques, notamment ceux de l’Accord de Paris. Par exemple, l’accord avec le Mercosur inclut un engagement explicite à mettre en œuvre l’Accord de Paris et à lutter contre le changement climatique.

La force des lobbys et des minorités

En dépit de ces évolutions, ce sont les lobbys influents et les minorités prosélytes qui continuent de peser sur les décisions politiques. La majorité pour laquelle les gains des échanges sont moins perceptibles, reste souvent silencieuse. Lorsque les pertes ciblées frappent une minorité et que les gains diffus concernent la majorité, l’opposition peut être très vive et il est alors crucial de réfléchir à des mécanismes de compensation en distribuant une partie des gains générés par ces échanges aux perdants.

Une protection raisonnée des secteurs stratégiques

Plusieurs secteurs économiques, tels que la défense, l’énergie et l’agriculture, font également l’objet d’une attention particulière. Une zone économique comme l’UE doit assurer sa sécurité territoriale, son indépendance énergétique et une relative autonomie alimentaire.

Ces impératifs stratégiques ne doivent pas pour autant justifier un protectionnisme généralisé qui entraverait les bénéfices du commerce libre.

N’oublions pas notre passé

L’UE s’est construite sur les principes de la liberté des échanges internationaux. Il ne faudrait pas l’oublier. Cette liberté a enrichi ses États membres conformément à la théorie du commerce international.

L’exemple de la Chine le démontre également. Sous l’impulsion de Deng Xiaoping, la Chine s’est ouverte au commerce international en parvenant à maîtriser les armes du capitalisme, dont l’accès aux marchés à l’exportation. Des millions de Chinois sont sortis de la misère : dans les années 1950, une personne sur deux vivait dans l’extrême pauvreté contre moins d’une sur dix aujourd’hui. En revanche, le cas de la Chine démontre que l’ouverture au commerce international n’est pas une condition suffisante à l’émergence de la démocratie libérale.

Jusqu’à aujourd’hui, les tensions militaires avec la Chine ont été évitées en raison de son intérêt à commercer avec l’Occident mais les barrières commerciales se sont considérablement renforcées depuis la première élection de Donald Trump. Elles pèsent plus lourd aujourd’hui car la croissance économique en Chine a ralenti et le président Biden n’a pas fait marche arrière. Donald Trump a déjà annoncé une augmentation de 10 % des droits de douane sur les produits importés de Chine, en plus des taxes déjà en place, avec la possibilité de nouvelles hausses. Durant sa campagne, il avait affirmé vouloir instaurer des droits de douane de minimum 60 % à l’encontre de la Chine.

Un protectionnisme européen plus subtil

L’Europe, quant à elle, joue également la carte du protectionnisme, mais de manière plus insidieuse. Plutôt que d’imposer des droits de douane visibles, elle privilégie des barrières non tarifaires, souvent justifiées par des préoccupations environnementales, sociales ou de gouvernance. Ces restrictions, bien qu’animées de bonnes intentions, négligent souvent les conséquences pour les pays pauvres, qui voient leur accès au marché européen entravé. De manière cynique, même lorsque ces barrières visent à promouvoir les droits humains, elles ne s’accompagnent pas toujours d’alternatives viables pour les populations affectées. En septembre 2022, la Commission européenne a proposé une législation visant à interdire les produits issus du travail forcé, englobant le travail des enfants. Qui serait contre ? Mais le plus important sur le plan éthique est de se préoccuper de leur avenir : qui sait en Europe si ces enfants prennent ensuite le chemin de l’école ou se retrouvent plongés dans des conditions encore plus précaires qu’auparavant ?

Prospérité, paix et liberté d’échange

Eriger des barrières aux échanges internationaux équivaut à se cloisonner et à ouvrir la boîte de Pandore. Qui sait jusqu’où peuvent mener les conflits commerciaux ? C’est la liberté des échanges qui offre la plus grande chance de consolider la paix en renforçant les intérêts économiques entre pays. Autrement dit, seule une prospérité partagée entre les peuples peut véritablement prolonger la paix. La période de l’entre-deux-guerres est instructive sur ce plan.

Le développement des échanges internationaux s’appuie sur une approche pragmatique et matérialiste, plaçant les intérêts commerciaux au-dessus des bonnes intentions. Même le père de l’impératif catégorique, Immanuel Kant, l’avait compris. En 1796, il écrivait : « Comme la puissance de l’argent pourrait bien être la plus fiable parmi toutes les puissances subordonnées à la puissance de l’Etat, les Etats se voient forcés, certainement pas sous l’effet des mobiles de la moralité, de promouvoir la noble paix ».

Charles de Secondat, baron de Montesquieu, l’avait déjà compris avant Kant : « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » (De l’esprit des lois, 1748).

Même si le développement du commerce n’est pas une condition suffisante à la préservation de la paix, elle n’en reste pas moins une condition nécessaire. Par conséquent, la stratégie de riposte que l’UE va adopter face à cette nouvelle offensive protectionniste sera cruciale. Les représailles ne devront être ni trop lourdes, ni trop légères. Elle pourrait viser le secteur américain de la technologie et de l’électronique mais le talon d’Achille de l’UE est bien connu : sa dépendance énergétique. L’UE est en position de grande faiblesse, d’autant plus qu’elle a visé à verdir son énergie en tuant sa filière nucléaire et en ouvrant ses portes aux panneaux solaires, batteries et voitures électriques venant de Chine alors que ces activités de production étaient naissantes en Europe.

Dans une lettre écrite en 1799, le troisième président des Etats-Unis, Thomas Jefferson, écrivait: « le commerce avec toutes les nations, l’alliance avec aucune ». L’UE va devoir en tirer les leçons, tout en réaffirmant l’importance du commerce comme pilier de la prospérité et de la paix.

Mikael PETITJEAN, Chief Economist (Waterloo Asset Management) et Professeur de finance (UPHF, UCLouvain, UGent)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content