Carte blanche
La migraine coûte plus de 100 milliards par an en Europe… Quelle prise de tête !
La migraine affecte une part importante de la population mondiale. D’où un coût élevé pour la société et l’économie. Paradoxalement, les moyens mis sur la table pour soigner la migraine ne sont pas à la hauteur de ces horribles céphalées.
Un article de François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris – Publié sur The Conversation
« Docteur, je souffre de migraines. » Désolé, je suis bien docteur, mais en économie, donc je suis incapable de vous soigner. En revanche, je peux relayer le message d’un manque d’efforts de recherche sur votre maladie. Et puis l’économie ne s’intéresse-t-elle pas au bien-être et à la productivité, l’un et l’autre lourdement affectés par la forte prévalence de la migraine ? Elle fait partie des maladies les plus invalidantes, en particulier pour les femmes jeunes. Enfin, soyez rassuré, vous pouvez poursuivre votre lecture car, contrairement à une opinion courante, la science économique ne donne nullement mal à la tête.
Savoir qu’un grand nombre de personnes souffrent de la même maladie n’apporte pas vraiment de consolation, mais cela permet au moins d’échanger plus facilement sur ses difficultés. Or, la France compte 11 millions de personnes souffrant de migraine. Si vous faites partie du club, comme en leur temps Jules César, saint Paul et Thomas Jefferson ou encore Guy de Maupassant, vous pouvez contacter la Voix des migraineux, une association de santé de patients récemment reconnue d’intérêt général.
Les femmes plus affectées que les hommes
Il faudrait plutôt parler de migraineuses et de patientes, si l’accord du genre en français s’appliquait selon la règle de la majorité. Les femmes sont en effet trois fois plus touchées que les hommes par cette maladie. Si l’on s’en tient encore au vocabulaire, précisons aussi qu’il ne faut pas confondre migraine et mal de tête (céphalée, en terme médical) un symptôme encore plus répandu. Si la migraine fait partie des maux de tête, tous les maux de tête ne sont pas la migraine. Cette dernière se caractérise par des crises plus ou moins fréquentes entraînant une douleur de sévérité variable, mais souvent intense et, parfois, insupportable. Infernale, comme le disait Raymond Devos qui comparait la crise de migraine à un métro lui traversant la tête.
La migraine est en général associée à d’autres symptômes, comme des nausées et des vomissements (dans le cas d’une migraine sans aura), ou des phénomènes visuels et autres signes neurologiques (migraine avec aura). La migraine la plus courante (sans aura) démarre en général sur un seul côté de la tête, monte, puis se diffuse plus largement. D’où son nom : migraine dérivant d’hemicrania, son nom latin, la première syllabe en moins (une aphérèse, dirait un linguiste).
Une maladie qui diminue avec l’âge
La migraine prévaut dans le monde entier, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Elle affecte plus d’un milliard de Terriens. On le sait, car elle est répertoriée dans une étude mondiale des maladies, aujourd’hui financée par la Fondation Bill et Melinda Gates (les milliardaires américains ne sont pas tous devenus des bad guys…).
Elle quantifie aussi les années vécues avec une incapacité (Years Lived with Disability). Avec 6 mois de vie sans handicap perdus pour 100 habitants, la migraine arrive au second rang mondial, derrière celle liée aux lombalgies. On ne meurt pas de migraine, mais ce mal de tête est très invalidant. En particulier pour les femmes, notamment pour les moins de 50 ans. Contrairement à la plupart des maladies, la migraine débute lorsqu’on est jeune et s’améliore même avec le grand âge.
Affectant surtout les actifs, on comprend que la migraine entraîne une chute de productivité. Une étude italienne a récemment estimé qu’une augmentation de 10 % de la population migraineuse entraîne une réduction de la productivité du travail de 1,1 %. En effet, le salarié migraineux, en cas de crise intense, ne peut se rendre au travail, devant souvent rester alité dans le noir, sans bouger. À cet absentéisme s’ajoutent, pour une plus grande partie encore, les heures perdues au travail par les personnes qui, bien que diminuées, et donc moins efficaces dans leurs tâches, rejoignent leur atelier ou leur bureau. Les spécialistes des ressources humaines parlent alors de présentisme.
Une perte de 111 milliards d’euros
En comptant les journées et les heures perdues pour cause de migraine et en se fondant sur le salaire moyen, on obtient une estimation du coût de cette perte de travail pour la société. Une telle estimation a été menée pour l’Europe à partir d’une grande enquête par questionnaire, baptisée Eurolight. Les personnes interrogées devant déclarer le nombre de journées où elles sont restées à la maison à cause de leurs crises de migraine ainsi que le nombre de jours durant lesquels elles n’ont pu réaliser au travail qu’une partie de leurs tâches habituelles. Au total, la perte de production a été chiffrée à 111 milliards d’euros par an. Soit six millièmes du PIB européen, un montant pas négligeable pour un mal de tête.
Mais il n’y a pas que le PIB dans la vie ! Les économistes le savent depuis longtemps. Cela peut vous surprendre, mais ils ne vouent aucun fétichisme à l’égard de cet indicateur qui réduit le bien-être de la société à la richesse matérielle.
Ils sont d’ailleurs les premiers à proposer aux décideurs politiques d’incorporer d’autres dimensions comme la santé, l’éducation ou l’environnement pour mesurer les progrès économiques et sociaux réalisés à l’échelle d’un pays. Ils s’intéressent aussi à l’appréciation du bien-être subjectif des individus et ses déterminants par des enquêtes standardisées. Une branche de l’analyse économique académique, l’économie du bonheur, en a fait sa spécialité.
Un tue-l’amour ?
La migraine dégrade d’abord évidemment la qualité de vie liée à la santé, en particulier à cause de la douleur qu’elle occasionne, l’anxiété qu’elle crée et la mobilité qu’elle réduit pour ceux qui en souffrent. Au Danemark, par exemple, cette qualité de vie est estimée trois fois plus faible que celle dont bénéficie en moyenne la population.
Ensuite, les migraineux éprouvent des difficultés dans leur vie personnelle et familiale. Dans l’enquête Eurolight déjà citée, près d’un malade sur cinq a déclaré avoir connu des difficultés amoureuses au cours du trimestre précédent son interview et, s’il est parent, de n’avoir pas pu prendre convenablement soin de ses enfants. Dans une autre grande enquête, sur la population des États-Unis cette fois, la proportion s’élève à un malade sur deux. Cette augmentation n’est pas due à des différences culturelles mais à la question posée. Il est demandé aux sondés s’ils auraient connu en l’absence de migraines de meilleures relations amoureuses et se seraient mieux occupés de leurs enfants. La maladie n’est pas sans incidence non plus sur le conjoint.
Selon une étude espagnole et une autre anglo-saxonne, toutes deux reposant toutefois sur de faibles effectifs, le partenaire du malade connaît une surcharge de travail domestique et subi plus de disputes.
Le virus du soupçon
Mentionnons enfin une source de stress liée au caractère invisible de cette maladie neurologique. En effet, les maux de la migraine ne sont pas apparents. Faute de signes extérieurs, il est dès lors plus facile à une partie de l’entourage de minimiser le handicap des migraineux. D’ailleurs, un tiers d’entre eux déclarent être souvent ou très souvent stigmatisés. Soit parce qu’ils sont soupçonnés d’exagérer leur souffrance. « C’est juste un mal de tête, prends un Doliprane », par exemple. Soit parce qu’ils sont soupçonnés de chercher à tirer avantage de leur situation.
On connaît la blague sexiste, sommet des stéréotypes du genre, « Pas ce soir chéri, j’ai la migraine ». La femme devrait justifier son non-consentement. Justification interprétée par l’homme comme une feinte car ne sautant pas aux yeux et correspondant à l’image rebattue de la femme manipulatrice. Notons que cette sornette qui se veut drôle ne date pas d’hier. Dans son essai Physiologie du mariage (1829), Balzac affirme sans fard que la migraine est « l’arme la plus plaisante et la plus terrible employée par les femmes contre leurs maris ».
Un investissement infime
La stigmatisation décourage de nombreux migraineux de se plaindre. Ainsi que de revendiquer une meilleure prise en charge de leur maladie par la société, en particulier en réclamant plus de moyens accordés à la recherche de causes et de nouveaux traitements de la migraine. C’est sans doute un des éléments d’explication d’une anomalie observée de part et d’autre de l’Atlantique : les dépenses publiques consacrées à la recherche et au développement (R&D) sont ridiculement basses, rapportées au coût et à la prévalence de la migraine, et ce, en comparaison avec d’autres maladies.
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Le HuffPost, 2024.
En Europe, ces pathologies représentent 0,025 % de son coût social, contre par exemple 0,5 % pour les tumeurs du cerveau ou 0,3 % pour la maladie de Parkinson. Aux États-Unis, elles sont près de 50 fois inférieures par malade affecté en comparaison de l’asthme et plus de 100 fois en comparaison du diabète.
L’opacité des causes de la migraine
Cette faiblesse se retrouve dans des politiques publiques de santé chichement financées, tant en ce qui concerne les programmes de sensibilisation des employeurs et des médecins généralistes que les campagnes d’information auprès du public sur les traitements disponibles, sur les facteurs déclenchants ou encore sur les risques d’une surautomédication pérennisant leur mal de tête. L’historienne Katherine Foxhall avance même que la migraine était mieux considérée à l’époque médiévale. Je vous déconseille cependant de suivre un des traitements alors préconisés : mélanger de la joubarbe et des vers de terre à de la farine, envelopper le tout dans un linge et le poser sur son front.
D’autres éléments d’explication de ces insuffisances peuvent être invoqués : on ne meurt pas de migraine, elle ne nécessite pas d’hospitalisation, elle ne se guérit pas, son origine plurifactorielle reste mal comprise, ses crises ne se voient pas et, enfin, l’interrogation du patient est le seul moyen de diagnostic. Bref, une maladie qui ne déclenche pas spontanément l’intérêt des médecins hospitaliers et universitaires. Joue sans doute aussi le fait que la migraine concerne surtout des femmes, alors que la recherche médicale a longtemps été l’apanage des hommes.
C’est, d’ailleurs, un service neurologique dirigé par une femme qui a fait bouger les lignes en choisissant la migraine comme une des spécialités de ses travaux et de ses équipes. Soucieuse de vulgarisation, elle a publié dès la fin des années 1980 un livre uniquement consacré à cette maladie mais aussi d’un joli petit livre l’Aspirine, pour ou contre ?, paru aux éditions Le Pommier en 2006. Après cette lecture, vous ne devriez pas avoir besoin d’aspirine ! Ou alors, consultez un docteur en médecine.
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