Lorsqu’on pense aux défis du secteur pharmaceutique européen, on se tourne spontanément vers les États-Unis. Pourtant, se focaliser uniquement sur ces menaces extérieures masque un problème plus fondamental : l’Europe devient son propre plus grand obstacle.
Pression américaine versus fragilités européennes
Ces derniers mois, Washington a multiplié les annonces : droits de douane susceptibles de tripler, relance possible du système de prix MFN, pressions politiques directes sur les grands laboratoires. De quoi inquiéter les marchés et inciter certains groupes à envisager une relocalisation aux États-Unis.
Derrière ces gros titres se cache toutefois beaucoup d’incertitude. Les menaces américaines sont changeantes et souvent opportunistes. Le secteur a appris à s’y adapter, même si cela implique de revoir régulièrement ses modèles économiques et ses chaînes d’approvisionnement.
La véritable menace pour la compétitivité de l’Europe est interne. La discipline budgétaire se traduit par des rabais obligatoires, des baisses de prix et des délais de remboursement allongés, qui grignotent année après année la capacité d’innovation.
Conséquences concrètes
L’impact est tangible. En Allemagne, l’accès à un nouveau médicament prend en moyenne quatre mois, au Portugal plus de deux ans. Dans certains hôpitaux, les taxes imposées par l’État (clawbacks) atteignent jusqu’à 75 %. Résultat : de plus en plus d’innovations arrivent tardivement, voire pas du tout, en Europe, alors que patients américains et chinois en bénéficient plus rapidement.
Les chiffres d’investissement confirment ce recul. Aux États-Unis, les dépenses en R&D ont été multipliées par onze en trente ans, contre six en Europe. La part des essais cliniques menés par des entreprises européennes a chuté de 36 % à 21 %.
Ce cocktail de pressions américaines et de rigueur budgétaire européenne réduit mécaniquement les marges, donc les investissements en recherche. Pour les patients, cela signifie un accès plus lent aux traitements. Pour le continent, une perte d’emplois qualifiés, de centres de recherche et d’attractivité scientifique.
La voie à suivre
Si l’Europe veut préserver son rôle de hub pharmaceutique, un changement de cap est indispensable. Les procédures d’évaluation et de remboursement doivent être simplifiées et accélérées. Les modèles de tarification doivent mieux refléter la valeur réelle de l’innovation. Les droits de propriété intellectuelle doivent être protégés comme incitations essentielles à la recherche. En parallèle, l’Europe doit attirer davantage d’essais cliniques en réduisant les obstacles administratifs et réglementaires. Enfin, un dialogue structurel avec le secteur est nécessaire – non pas pour l’entraver, mais pour co-construire un cadre conciliant accès équitable pour les patients et incitations à innover.
Une responsabilité partagée
La responsabilité n’incombe pas seulement aux pouvoirs publics. L’industrie pharmaceutique doit aussi se montrer plus agile, en planifiant mieux les lancements, en collaborant davantage avec les instituts de recherche et en investissant dans des chaînes d’approvisionnement plus efficaces. Les entreprises capables de s’adapter de manière proactive peuvent transformer la pression réglementaire en avantage concurrentiel.
Un enjeu géopolitique
Ce débat n’est pas seulement économique. Si l’Europe cesse d’innover dans la pharma, elle deviendra plus dépendante d’autres régions pour ses traitements, ses matières premières et ses technologies de santé. Dans un contexte international incertain, une telle vulnérabilité est intenable.
L’Europe est face à un choix. Tant que le continent s’étouffe lui-même avec des économies à courte vue et une réglementation lourde, l’innovation restera freinée. Mais si pouvoirs publics et secteur avancent ensemble, l’industrie pharmaceutique peut redevenir un moteur de compétitivité et de santé publique.
Il est temps de passer de l’analyse à l’action. Ainsi, l’Europe pourra redevenir plus qu’un simple marché : un centre mondial de savoir et d’innovation dans les sciences de la santé.
Steven Claes, CEO EY,
Maarten Moreels, partner EY