Carte blanche

Ce que juges, académiques et médecins pourraient apprendre de la convergence des luttes

Ces derniers mois, en Belgique, trois mouvements sociaux majeurs inédits ont secoué des secteurs clés de notre société : médecins, juges et monde universitaire. Isolément, ces mobilisations pourraient être qualifiées d’inhabituelles. Mise bout à bout et considérées comme un tout, ce mouvement social upper class mérite qu’on s’y attarde. La lutte des classes, si elle semble étrangère à d’aucuns, semble pertinente pour comprendre cette grogne sociale dans trois des groupes sociaux parmi les plus influents, dominants et aisés de notre société.

Les juges se sont légitimement mobilisés pour défendre la Justice face à une surcharge qui menace leur indépendance, où le définancement vire au démantèlement du troisième pouvoir. Bien des acteurs de la Justice se sont prononcés depuis des années pour une justice correctement financée, staffée et organisée, parmi lesquels certains avocats et d’autres personnels judiciaires. L’on peut se demander pourquoi ne pas leur avoir emboîté le pas à l’époque, mais bien aujourd’hui alors que le gouvernement s’attaque aux… pensions des magistrats? À n’avoir pas voulu “se mêler” de mouvement sociaux comme par exemple à la grève générale de janvier 2025 consacrée… aux pensions, la magistrature se prive d’une réciprocité qui lui serait si utile aujourd’hui, quand elle appelle à l’aide.

Les universitaires – et le monde scientifique au sens large – sont eux aussi en colère contre la précarisation croissante de leur métier. Si la connaissance doit être un levier d’émancipation pour tous, on entend malgré tout assez peu les milliers de scientifiques au sujet des enjeux sociétaux, hors quelques bons clients des médias et spécialistes dans leur champ d’expertise. Une fois encore, en mai le mouvement “Université en colère” à peiné à rallier à sa cause, car perçu comme essentiellement corporatiste… Où donc se trouvaient nos alma mater, doyens et facultés lors des manifestations sociales qui ont éclaté à peine quelques mois auparavant? La liberté académique étant garantie dans ce pays, la frilosité de certain.e.s à s’exprimer publiquement interpelle, dans son champ d’expertise comme en dehors: si les contribuables financent l’enseignement obligatoire comme supérieur, c’est certainement pour former leurs enfants mais n’est-ce pas aussi pour éclairer, expertiser, expliquer les débats démocratiques, technologiques, économiques ou philosophiques qui traversent notre société? En se retirant trop souvent sur son Aventin, le monde académique se prive de relais, fut-ce au prix d’amphis vidés, de pieds sur le bitume plutôt que dans des labos ou des bibliothèques.

Que dire enfin des médecins, en grève ce 7 juillet ? Leur mobilisation est le résultat d’annonces – encore discutées – du ministre de la santé. Les milieux médicaux eux-mêmes militent divisés entre refus en bloc des propositions, abus tarifaires reconnus, demande de découplement des enjeux (financement des hôpitaux, pénuries et accès aux soins) et… cris d’orfraie sur les rémunérations qui peinent à convaincre. Tous les habitants de ce pays veulent un système de santé et des hôpitaux fonctionnels, des médecins accessibles et rémunérés à hauteur de leurs responsabilités (directement avec le ticket modérateur et

indirectement avec leurs impôts), mais où étaient les syndicats médicaux lors des grèves du personnel infirmier ou du non marchand (dont de nombreux acteurs de la santé), leur collègues, leurs voisins? Voilà qui n’encourage pas à un élan de solidarité immédiat…

Premiers de cordée

Je ne souhaite pas généraliser: ces métiers sont variés, composés d’individus et de corps intermédiaires les représentant, ont des degrés variables de subordination à l’égard de l’Etat. Je constate néanmoins que s’ils sont aujourd’hui mobilisés, ils peinent à susciter l’empathie dans l’opinion publique, probablement parce qu’ils ont peu investi des luttes qui n’étaient pas les leurs, mais celles de tous, eux inclus. Ce sont pourtant des métiers d’influence voire de pouvoir, avec un niveau de formation et de rémunération considérables, ce qui à tendance à les isoler du corps social dont ils sont le produit le plus abouti: ce sont, à tout point de vue, des premiers de cordée. Travaillent de nuit les ouvriers de production comme les gynécologues; assument des gardes les magistrats du parquet comme les aide-soignantes; s’égrènent des heures de travail non rémunérés les profs d’unif comme les aidantes proches. À mon sens, on peut être généraliste et inviter sa patientèle à la solidarité envers les réfugiés; on peut être parquetier et s’exprimer – avec modération et nuance – sur le climat; on peut être académique et s’exprimer en dehors de son champ d’expertise.

Pour faire bouger les lignes et construire une société plus juste en ces temps périlleux, pour faire mentir l’adage de Niemöller “Quand ils sont venus chercher…”, n’avons-nous pas besoin de nos têtes les mieux faites, les plus influentes, qu’elles s’engagent, s’expriment et montrent l’exemple? Ne serait-ce pas, à vrai dire, leur devoir? En ce cas, nombre de travailleurs seraient bien plus enclins à les soutenir en retour.

Quentin le Bussy (45 ans) – Chef d’entreprises, Ancien conseiller communal à Liège

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