L’intelligence artificielle au secours de la Bourse
L’intelligence artificielle devrait mettre fin à la longue période de ralentissement de la productivité de l’économie mondiale et soutenir durablement les Bourses. Toutes les entreprises n’en profiteront toutefois pas dans la même mesure.
Dans sa revue économique de début juin, la Banque nationale de Belgique (BNB) soulignait combien l’intelligence artificielle faisait désormais partie des “technologies à usage général, au même titre que la machine à vapeur lors de la première révolution industrielle, l’électrification lors de la seconde révolution industrielle ou, plus récemment, l’internet”. Bref, une quatrième révolution industrielle maintes fois annoncée et dont le décollage pourrait être symbolisé par le lancement de ChatGPT fin novembre. C’est en tout cas la conviction des marchés boursiers.
Ainsi, l’indice star de Wall Street, le S&P 500, affiche un gain de 14% depuis le début de l’année, essentiellement grâce à une poignée d’entreprises. La capitalisation boursière d’entreprises comme Apple, Nvidia et Microsoft a progressé de respectivement 833, 698 et 620 milliards de dollars en 2023. Soit un total de 2.151 milliards de dollars, ou la moitié des gains des 500 entreprises membres du S&P 500. Pour Olivier de Berranger, directeur général délégué et CIO de La Financière de l’Echiquier, “le S&P 500 serait en baisse de 2% cette année sans la contribution de l’intelligence artificielle et des entreprises qui en bénéficient”.
Le cas de Nvidia est particulièrement marquant puisque le titre a presque triplé depuis le lancement de ChatGPT. L’entreprise est devenue la neuvième de l’histoire à atteindre une capitalisation boursière de plus de 1.000 milliards de dollars. Une envolée qui résulte avant tout de la confirmation que ce concepteur de processeurs graphiques profite bel et bien de l’engouement pour l’IA. En mai, il a annoncé que son chiffre d’affaires bondirait de plus de 50% en un seul trimestre!
Il y a toutefois encore plus impressionnant… puisque BigBear.ai et C3.ai ont respectivement bondi de 250% et 320% depuis le 1er janvier. Toutefois, il s’agit d’entreprises de taille bien moindre, avec un poids limité sur les indices, et encore très largement déficitaires.
Marché haussier étriqué
Le bond des quelques stars de l’IA et des géants technologiques a suffi à ramener le S&P 500 en marché haussier avec un gain de plus de 20% depuis le creux du mois d’octobre. Il a également replacé Wall Street à l’avant-scène des marchés mondiaux alors que l’Europe avait repris le leadership l’année dernière.
Depuis le début de l’année, l’indice Nasdaq 100, composé essentiellement de valeurs américaines de croissance, a ainsi bondi de 39%, contre à peine 8% pour l’indice paneuropéen Stoxx 600. Ce qui illustre à nouveau l’étroitesse de la base de rebond des Bourses… Plus d’un tiers des actions du Stoxx 600 européen et 44% de celles du S&P 500 affichent ainsi une baisse en Bourse depuis le début de l’année. Très loin de l’euphorie de l’IA!
Les marchés sont ainsi confrontés à un dilemme. Soit la hausse ne repose que sur les quelques spécialistes de l’IA et finit par s’épuiser, soit le mouvement haussier s’élargit à un plus grand nombre de valeurs et peut alors se poursuivre plus durablement.
Elargissement de la hausse
Michael Wilson, responsable de la stratégie de Morgan Stanley, se montre plutôt pessimiste et prévoit une forte rechute dans une répétition du scénario boursier de la période 1945-1949 dont seuls les amateurs de données historiques se souviennent. Le stratégiste prévoit également une sensible baisse des bénéfices des entreprises en 2023 (-16% aux Etats-Unis) mais semble démenti par les révisions à la hausse des prévisions de résultats depuis avril.
David Kostin, stratégiste en chef de Goldman Sachs, est beaucoup plus confiant: “Les précédents épisodes de forte réduction de la largeur de l’indice (quand la hausse repose sur un nombre réduit de valeurs, Ndlr) ont été suivis par un rattrapage avec une réévaluation plus large des marchés. Depuis 1980, le S&P 500 a ainsi connu neuf épisodes comparables ayant débouché sur un mouvement haussier de plus grande ampleur.
Gains de productivité
Xavier Timmermans, investment strategist pour BNP Paribas Fortis, se montre aussi prudemment optimiste. “L’intelligence artificielle va profiter à beaucoup d’autres entreprises (que les géants technologiques, Ndlr) qui vont connaître des gains de productivité et vont pouvoir croître plus rapidement.”
Olivier de Berranger explique ainsi que “si 70% des entreprises adoptaient une forme d’IA générative d’ici 2030, l’IA pourrait accroître le PIB mondial de 1,2% par an”. Des gains de productivité qui seraient les bienvenus… Indermit Gill, économiste en chef de la Banque mondiale, évoquait en effet en mars dernier “une décennie perdue pour l’économie mondiale” en raison d’une aggravation du ralentissement de la productivité observé depuis la crise de 2008.
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La combinaison d’une croissance plus rapide et d’une meilleure productivité devrait stimuler les marges bénéficiaires des entreprises, selon Ben Snider, stratégiste chez Goldman Sachs. A long terme, il évalue le gain à 400 points de base (4%) aux Etats-Unis. Ce qui est considérable puisque cela correspond à une amélioration d’un tiers des profits par rapport à la marge nette actuelle d’environ 12%. A court terme, il s’attend à ce que l’IA permette surtout d’éviter une contraction (redoutée) des marges bénéficiaires liées au ralentissement économique, à la hausse des taux d’intérêt (coût des crédits) et à l’inflation.
Qu’en attendre concrètement en Bourse? Pour Paul Tudor Jones, fondateur et CIO de Tudor Investment, “il suffit de revenir en arrière et de regarder ce qui s’est passé au cours des précédents booms de la productivité” à la fin des années 1950 (investissements dans les infrastructures), dans les années 1980 (introduction de l’ordinateur) et dans les années 1990 (arrivée d’internet). “Le marché boursier s’est apprécié en moyenne de 15% par an, l’inflation a baissé et l’expansion du rapport cours/bénéfices s’est située quelque part entre 1,5 et 2.” D’un point de vue purement mathématique, cela correspond donc à un doublement des cours en cinq ans pour les Bourses dans leur ensemble.
Le pétrole du 21e siècle
Le mot d’ordre serait donc de ne pas réduire la voilure en Bourse, voire de la maximiser en fonction de votre profil de risque. Il est toutefois évident que l’impact de l’IA sera très différent sur chaque secteur, voire chaque entreprise.
Selon Anjali Bastianpillai, senior product specialist chez Pictet Asset Management, “les fabricants de semi-conducteurs et d’équipements associés en général seront les grands bénéficiaires de l’IA générative, compte tenu de la croissance de la demande en semi-conducteurs, alimentée par des besoins en solutions informatiques, en mémoire et en réseau de plus en plus élevés”.
Cela confirme que les semi-conducteurs sont en train de devenir le pétrole du 21e siècle. Comme l’or noir à l’origine de multiples révolutions (transports, plastiques, pharmacie, etc.), les puces sont aujourd’hui au centre de la numérisation de toute l’économie, y compris les communications, les transports (aides à la conduite, etc.), l’agriculture (de précision), l’énergie (réseaux intelligents) ou même la santé. BioNTech, spécialiste de l’ARN messager et inventeur du vaccin contre le covid commercialisé par Pfizer, a par exemple annoncé en janvier le rachat d’InstaDeep pour la découverte et le développement de nouveaux traitements, notamment contre le cancer, grâce à l’IA.
Ces innombrables débouchés ont permis de stabiliser un marché autrefois très volatil et dépendant des ventes d’ordinateurs. Et comme pour le pétrole tout au long du 20e siècle, la production de semi-conducteurs est de plus en plus complexe. Il est aujourd’hui question de gravure de 5 nanomètres (et moins), 10.000 fois plus fin qu’un cheveu. Ce qui limite le nombre d’acteurs, et donc la concurrence.
On distingue trois grands segments dans le secteur des semi-conducteurs. Le plus connu est celui des concepteurs de puces avec des entreprises comme Nvidia, Qualcomm, AMD et Intel. Le premier jouit d’un quasi-monopole sur les processeurs graphiques de haute performance utilisés pour l’IA. Mais ses concurrents tentent de rattraper leur retard et profitent d’une solide demande d’autres types de puces. Hormis Intel, ces concepteurs sont dits fabless, c’est-à-dire qu’ils sous-traitent la production à des fondeurs. Et le premier d’entre eux est, de loin, Taiwan Semiconductor (TSMC) qui devance d’autres groupes asiatiques (Samsung Electronics, SK Hynix, UMC) et quelques américains.
Dans ce grand mikado mondial, l’Europe a réussi à se faire une petite place dans le segment des équipements de production, surtout grâce aux Pays-Bas. ASML est le premier équipementier mondial grâce à son quasi-monopole dans les équipements de photographie. Il devance des groupes américains et ses compatriotes ASM International et BE Semiconductors.
Un nuage très rentable
Parmi les grands gagnants du récent rebond des Bourses, on retrouve également Amazon, Alphabet (Google) et Microsoft. Ces trois géants sont certes directement actifs dans l’intelligence artificielle, mais ils sont surtout les leaders du cloud computing, indispensable pour le développement de l’IA selon Anjali Bastianpillai: “L’IA générative axée sur les données réclame une infrastructure cloud puissante que fournissent de grandes plateformes cloud appelées hyperscalers”. Ces hyperscalers sont capables de s’adapter à des demandes importantes et à l’évolution de celles-ci. Ils se nomment avant tout Amazon, Alphabet et Microsoft, qui se partagent les deux tiers du marché mondial du cloud, selon Synergy Research Group. Ils continuent même d’augmenter leurs parts de marché alors qu’ils sont les seuls à disposer de la taille suffisante pour offrir une gamme complète tout en étant rentables (depuis peu pour Google, qui est le plus petit des trois avec 11% du marché).
IBM est aussi actif dans le cloud et l’IA grâce à sa plateforme Watson, utilisée notamment pour l’analyse de données. Pourtant, Big Blue peine toujours à convaincre en Bourse: la faute à un redressement qui se fait attendre et des perspectives mitigées, IBM ayant raté le train de l’IA générative.
Fonds axés sur l’IA
Si vous préférez miser sur un panier d’actions prêt à l’emploi, vous pouvez opter pour un fonds. Le mieux noté par l’agence spécialisée Morningstar est Polar Capital Automation & Artificial Intelligence Fund qui a obtenu une médaille d’or. Ses principales positions sont Nvidia et Microsoft, mais le reste du portefeuille est assez diversifié au niveau sectoriel et géographique, avec des entreprises comme Intuitive Surgical (robots médicaux) ou RELX, société britannique de consultance et de gestion des risques.
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Du côté des fonds indiciels, Trade Republic apprécie l’Artificial Intelligence ETF de WisdomTree, coté notamment sur la Bourse de Francfort (code ISIN: IE00BDVPNG13 ; frais annuels de 0,40%). “Ce tracker suit de près l’indice Nasdaq CTA Artificial Intelligence and Robotics. Il s’agit d’un indice bien diversifié composé de 107 noms différents ayant un rapport avec l’IA. Le secteur technologique représente 52% mais le secteur industriel est également bien représenté avec 29%.”
Entreprises et secteurs perdants
Dans l’ensemble, toutes les entreprises peuvent profiter des gains de productivité permis par l’IA. Par exemple, ils pourraient réduire leurs frais de développement informatique, un codeur étant déjà aujourd’hui plus productif de 20% à 30% en s’aidant de ChatGPT. Des gains importants qui expliquent que les analystes auscultent aujourd’hui chaque annonce, les entreprises traînant à adopter de nouveaux outils utilisés par ses concurrents risquant de voir leur position concurrentielle se détériorer.
En outre, certains secteurs profiteront moins de ces gains de productivité du fait de la nature de leurs activités. Ils risquent ainsi d’être délaissés dans un marché boursier soutenu par l’IA générative. Selon une récente étude du Bureau américain de recherche économique (NBER), il s’agit tout particulièrement de la restauration, de la logistique et de la vente au détail (supermarchés et commerces non alimentaires). Ces secteurs ont en commun d’être d’importants employeurs avec des activités peu automatisables dans l’immédiat.
Peu d’IA cotées
Vous pourriez trouver surprenant de ne pas trouver de sociétés directement actives dans l’intelligence artificielle parmi les gagnants de la révolution IA. La principale explication est qu’elles sont encore pratiquement toutes privées. Concepteur de ChatGPT, OpenAI est non coté et majoritairement détenu par Microsoft. Midjourney (générateur d’images), Pony.ai (véhicules autonomes), H2O.ai (logiciels open source) et bien d’autres sont dans le même cas. Ce qui s’explique notamment par le fait que les modèles d’affaires sont encore balbutiants.
Par ailleurs, vous avez tout intérêt à vous méfier de prochains changements de nom intégrant les lettres IA (ou AI en anglais): ce ne serait pas la première fois que des entreprises en petite forme profitent d’un engouement pour une nouvelle technologie pour essayer de se refaire une santé en Bourse. Par exemple, pendant la bulle du bitcoin, plus de 80 entreprises cotées ont changé de nom pour évoquer la blockchain, la fintech ou les cryptomonnaies. Comme Iced Tea Company dont le cours s’est envolé (jusqu’à 500%) après s’être rebaptisée Long Blockchain alors qu’elle annonçait poursuivre ses activités dans les rafraîchissements… dont auraient bien eu besoin certains investisseurs.
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