Carte blanche
“Le gouvernement devrait revoir intégralement les droits de donation et de succession”
Pour l’université d’Anvers, l’avocate Ayfer Aydogan (UHasselt) se penche sur le supposé lien entre les super riches et les donations exemptées de droits.
Le débat sur les droits de succession est probablement aussi vieux que les droits de succession eux-mêmes. Toutefois, force est de constater que récemment, il est relégué au second plan par le monde politique. En soi, cela n’a rien de surprenant. Il s’agit d’un sujet sensible plutôt risqué d’un point de vue électoral. Les discussions politiques portent donc plutôt sur les techniques utilisées pour éviter cet impôt sur la succession. Celles-ci sont présentées comme des moyens scandaleux mis en place par les super riches, auxquels il faudrait mettre un terme le plus rapidement possible, même si aucune personnalité politique n’ose s’y atteler et remettre en question publiquement ce système. Mais est-ce vraiment le cas ? L’exemple par excellence de la manière dont le débat a été détourné de son essence est le récent projet de loi visant à fermer la “route du fromage”.
Cette route menant (le plus souvent) aux Pays-Bas (d’où son nom) offre actuellement la possibilité de faire donation de biens mobiliers sans devoir payer des droits de donation. Le gouvernement fédéral veut mettre un terme à cette pratique en rendant obligatoire l’enregistrement des actes étrangers en Belgique. L’argument populiste avancé est que Monsieur Van Adel de Sluwe ne pourra plus transmettre ses millions d’euros à sa progéniture sans répondre à la loi belge. Pourtant, la route du fromage est ouverte à tous.
Prenons l’exemple de Jean et de son épouse Marie, des Belges moyens qui remarquent que ce n’est pas évident pour leur fille unique, Martine, d’investir dans un logement après son divorce. Ils décident de lui faire don d’une partie de leurs économies, disons 50 000 euros, afin qu’elle puisse plus facilement faire un prêt. Pour cette donation, trois options s’offrent à eux :
1. Ils se rendent chez un notaire belge pour l’acte de donation. L’acte doit être enregistré et entraine des droits de donation. Martine devra payer 1 500 euros (3 % de 50 000 euros).
2. Ils se rendent chez un notaire néerlandais. L’acte ne devra pas être enregistré. Martine ne devra rien payer.
3. Ils ne se rendent pas chez un notaire et rédigent eux-mêmes l’acte. Le document ne doit pas être enregistré. Martine ne devra rien payer.
Il n’est pas surprenant que les options 2 et 3 soient plus intéressantes que l’option 1. L’option 2 est-elle honteuse ? Je ne pense pas. Nous utilisons juste notre bon sens. L’argent que Martine va recevoir de ses parents doit l’aider à financer l’achat d’une maison. En suivant l’option 1, le montant sera amputé. Qui oserait prétendre qu’il est scandaleux que Jean et Marie veuillent soutenir leur fille un maximum ?
Tout le monde opte donc pour l’une des deux dernières options ? Cela semblerait logique, mais ce n’est pas le cas. Le nombre d’actes de donations rédigés par des notaires en Belgique nous le monde. La raison est que choisir l’option 2 ou 3 n’est pas sans risques. Si un don sans droits de donation a lieu, le donateur doit rester en vie encore trois ans. S’il décède dans les trois ans suivant la donation, les autorités fiscales ne tiendront pas compte de la donation lors du calcul des droits de succession. La donation fera toujours partie de l’héritage du donateur et des droits de succession devront alors être payés. Ces droits de succession peuvent être plus élevés que les droits de donation à verser dans l’option 1 (droits de succession : 3 % 9 % ou 27 % — droits de donation : 3 %). Faire un don gratuit comporte donc le risque de devoir payer encore plus de droits de succession. D’ailleurs, la Flandre aimerait faire passer ce délai de trois à quatre ans.
Pour une raison qui m’est inconnue, la route du fromage est intimement liée aux familles aisées. Peut-être est-ce parce que les donations quittes de droits ont souvent lieu dans les familles riches, ou pas. Aucune étude n’a été menée à ce sujet, et c’est pour cela qu’en tant que spécialiste du droit, je refuse d’accepter cette théorie sans preuve. Mais même si nous partons du principe qu’elle tient la route, l’exemple de Martine nous prouve qu’il ne s’agit pas uniquement d’une affaire de riches. Au contraire, chercher à faire donation sans droits à payer est le choix le plus logique, voire le plus justifié, pour la classe moyenne, afin de soutenir le plus possible ses enfants.
On dit parfois que l’imposition des actes de donation étrangers est nécessaire pour rétablir l’équité. Eh bien, je pense qu’il est précisément injuste de créer une taxe qui touchera dans une large mesure la classe moyenne afin de freiner la cupidité des riches. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. En outre, si tout le monde pense qu’il est normal que les parents de la classe moyenne puissent subvenir aux besoins de leurs enfants, pourquoi les parents de la classe financière supérieure ne pourraient-ils pas le faire ? La vraie question est de savoir si une limite devrait être imposée aux dons exonérés d’impôts, et si oui, laquelle ?
Pour information, le projet de loin ne concerne que les droits sur les actes émis à l’étranger (option 2). L’option 3 (le document sans notaire) reste donc parfaitement possible pour verser ses millions d’euros à ses enfants. L’argument selon lequel fermer la route du fromage remettrait une fois pour toutes les super riches à leur place n’est donc pas seulement populiste, il est aussi complètement erroné.
Au lieu de jouer sur la convoitise, le gouvernement ferait mieux de revoir intégralement les droits de donation et de succession. Il y a de bonnes chances que l’on parvienne à une plus grande équité fiscale dans ce domaine, au lieu de devoir s’en remettre à de nouvelles taxes comme celle sur les comptes-titres, qui dégouline d’inégalités.
Ayfer Aydogan, Professeur à l’Université d’Hasselt et avocate
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