Grâce à l’IA, le fisc saura bientôt tout de vos avoirs
Détection de la fraude, assistance aux contribuables, collecte des impôts, traitement automatisé des déclarations, etc. Tout comme dans d’autres pays, l’intelligence artificielle permet au fisc de gagner en temps et en efficacité. Au point, pour le contribuable, d’être de plus en plus déshabillé face à ces recherches. Ce qui facilitera l’instauration d’un impôt sur la fortune?
Santé, finance, mobilité, éducation… Plus aucun secteur n’échappe au développement de l’intelligence artificielle (IA), même pas les services publics. De plus en plus d’administrations fiscales l’utilisent pour traquer les fraudeurs. C’est le cas par exemple de l’Internal Revenue Service, la très puissante administration fiscale aux Etats-Unis, qui propose une série de chatbots afin de fournir aux contribuables une assistance pour les questions les plus courantes, mais qui a aussi décidé de recourir à l’IA pour identifier plus efficacement les irrégularités dans les déclarations fiscales des contribuables gagnant plus d’un million de dollars.
Plus près de chez nous, le fisc français a commencé à utiliser des outils d’intelligence artificielle pour débusquer les piscines non déclarées mais aussi les extensions de maisons qui ne sont pas dans les clous, comme les vérandas et les abris de jardin, et ce en combinant IA, vues aériennes et cartes. Autre exemple encore: chez nos voisins néerlandais, le gouvernement en a fait usage pour demander à 30.000 ménages issus de l’immigration de rembourser des allocations familiales, non sans dommage collatéral puisqu’il s’est avéré par après que ces mêmes familles avaient été accusées à tort.
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Et en Belgique, l’administration fiscale utilise-t-elle l’intelligence artificielle pour traiter certaines données ? Est-elle en retard ou pas par rapport à ces exemples étrangers ? “Nous n’avons pas vraiment d’intelligence artificielle”, affirme la porte-parole du SPF Finances, Florence Angelici.
Une réponse pour le moins étonnante quand on voit les récentes déclarations faites par l’ancien patron du service, Hans D’Hondt. A la question de savoir si le fisc avait recours à l’intelligence artificielle, le big boss des Finances avait en effet répondu de la sorte dans un entretien accordé à L’Echo à l’occasion de son départ à la retraite en début d’année : “Nous avons beaucoup de ‘data miners” qui font de l’analyse prédictive de risque basée sur des algorithmes pour déterminer quelles déclarations doivent être vérifiées, quel conteneur il est préférable de scanner dans les ports, quels débiteurs présentent un risque, etc. L’IA contribue également à la lutte contre les carrousels internationaux de TVA. Notre ISI (Inspection spéciale des impôts, Ndlr) a développé un système de cartographie des réseaux qui est aujourd’hui utilisé dans toute l’Europe.” Fin de citation.
Toujours plus automatisée
De l’aveu même de son ancien patron, le fisc utilise donc des algorithmes pour détecter les anomalies dans les déclarations ou quel conteneur il est préférable de “vérifier” lorsqu’il arrive au port d’Anvers. Il n’hésite d’ailleurs pas à dire qu’en matière de contrôle fiscal, nous n’avons encore rien vu. “Grâce au big data, dans cinq ans, un voyant s’allumera si quelqu’un a rénové sa maison beaucoup moins cher que ses voisins”, ajoute-t-il. En clair, celui qui a rénové sa maison pour la moitié du prix des immeubles similaires dans le voisinage sera donc bientôt automatiquement repéré par les services du fisc.
Mais qui faut-il croire : le très officiel service de communication du SPF Finances qui minimise la portée de l’IA au sein de ses services ou son ancien patron qui est désormais libre de parole ? Une chose est certaine : aujourd’hui, le numérique est partout. Quel service public ne fait pas appel aux technologies modernes d’intelligence artificielle ? Certes, l’administration fiscale n’utilise pas l’IA comme le commun des citoyens l’imagine. “ChatGPT n’est pas encore au cœur de l’administration, situe Emmanuel Degrève, conseil fiscal et fondateur du bureau d’experts-comptables Deg & Partners. Mais, embraye-t-il, le chantier de la modernisation s’est poursuivi avec détermination sous l’ère de Hans D’Hondt, président pendant 12 ans du SPF Finances. L’administration a complètement digitalisé sa relation. Le contact entre le contribuable et le fisc est devenu virtuel. MyMinfin est devenu le point d’accès de l’administration. Les mandataires (expert-comptable, conseiller fiscal, etc.) subissent les effets dithyrambiques de cette automatisation qui a pour objectif de permettre de supporter la réduction continue du nombre d’employés du SPF Finances tout en maintenant le niveau de recettes constant.” ******
“L’administration cherche à contrôler et mesurer tous les flux.” – Emmanuel Degrève (Deg & Partners)
Dans une administration qui a vu ses effectifs passer de 32.000 fonctionnaires à moins de 20.000 en 20 ans, “les tâches répétitives, telles que la vérification de documents fiscaux, la classification des contribuables et la détection des erreurs potentielles dans les déclarations sont désormais effectuées de manière rapide et précise par des systèmes intelligents”, poursuit Emmanuel Degrève. Des systèmes intelligents parmi lesquels figure bien évidemment le data mining, procédé que l’administration utilise depuis des années et grâce auquel les données de différentes bases de données sont connectées pour identifier des récurrences pouvant orienter vers une fraude. Dans un autre registre, ce sont aussi les techniques plus nouvelles de web scraping servant à observer le web qui “sont parfois utilisées par l’administration fiscale afin d’affiner, de documenter ou de compléter les données reçues dans le cadre de l’échange automatique de données fiscales, ainsi que comme support à la taxation dans le traitement de certains dossiers individuels”, indique Florence Angelici.
Algorithmes intelligents
Comme le sous-entend la responsable de la communication avec la presse du SPF Finances, les infos glanées sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, LinkedIn) peuvent en effet en dire long sur votre train de vie. Photos de vacances à Marbella, Tesla flambant neuve, dîner dans un restaurant étoilé, voyages lointains, locations via Airbnb, etc. : voilà qui pourrait vous valoir quelques ennuis. “Le numérique et les nouvelles technologies sont de plus en plus utilisés afin de désigner les contribuables ‘à risque’ qui feront l’objet d’un contrôle fiscal”, prévient Denis Emmanuel Philippe, avocat-fiscaliste chez Bloom Law.
Une tendance qu’observe également Edoardo Traversa, avocat et professeur de droit fiscal à l’UCLouvain : “Des logiciels intelligents sont utilisés de manière préliminaire pour lancer une procédure classique”. D’ailleurs, poursuit-il, “lorsque l’administration utilise l’intelligence artificielle, elle ne le dit pas nécessairement au contribuable. Il arrive qu’il ne soit pas du tout informé du processus qui a conduit à une demande de renseignement ou à un contrôle. Il ne sait pas si c’est la machine ou l’agent du fisc qui en est à l’origine. Cette situation devrait faire l’objet de davantage de transparence. C’est d’autant plus dangereux que ces outils ne sont pas toujours bien compris par les fonctionnaires qui, n’étant pas informaticiens, ne savent pas toujours comment travaillent les logiciels qu’ils utilisent. Et l’opacité s’en trouve du coup renforcée.”
“Des logiciels intelligents sont utilisés de manière préliminaire pour lancer une procédure classique.” – Edoardo Traversa (UCLouvain)
Emmanuel Degrève abonde dans le même sens. Vis-à-vis des contribuables, il parle même d’une administration rouleau compresseur totalement déshumanisée qui recherche coûte que coûte à automatiser et où l’initiative du contrôleur est de plus en plus limitée. “Les demandes d’informations, les avis de rectification sont de plus en plus ‘normés’, c’est-à-dire de plus en plus automatisés, dit-il. Lorsque vous recevez une demande d’information, elle est souvent inscrite dans le cadre d’une action plus large. Les questions sont moulinées. Les réponses sont presque déjà prêtes quelle que soit la réaction du contribuable… Cette situation est de plus en plus fréquente et de plus en plus interpellante. Elle est d’ailleurs parfois même dénoncée en coulisses au sein de l’administration. L’exemple le plus récent à ce propos concerne les demandes d’information sur les droits d’auteur, inspiré de la nouvelle loi et décodé sur cette base, alors que les revenus sont antérieurs. Le questionnaire est identique pour tous les contribuables. On ne tient pas compte des circonstances d’un dossier. En réalité, l’administration cherche à contrôler et à mesurer tous les flux.”
De plus en plus de données
Et donc, pour bien comprendre, les nouvelles technologies sont de plus en plus utilisées afin de traiter une masse d’informations de manière de plus en plus efficace. “Récemment, témoigne Denis-Emmanuel Philippe qui ne joue pas sur les mots, plusieurs de mes clients ont fait l’objet d’un contrôle fiscal ‘surprise’. Il peut ainsi advenir, dans certains cas, qu’une dizaine agents du fisc débarquent au siège d’une société, souvent lorsque l’administration dispose d’indices de fraude. Dans certains cas, les fonctionnaires ‘prennent la souris’ et ‘pompent’ les données informatiques (boîtes e-mail des employés et administrateurs de la société, etc.). Souvent, il s’agit d’une masse énorme d’informations qu’une poignée de fonctionnaires aurait beaucoup de mal à ‘digérer’ et traiter. Dans ce genre de cas, l’administration se sert d’outils informatiques sophistiqués et des nouvelles technologies afin de traiter les informations en question avec, à la clef, souvent un redressement fiscal”, précise encore Denis-Emmanuel Philippe.
“L’administration se sert d’outils informatiques sophistiqués et des nouvelles technologies afin de traiter les informations avec, à la clef, souvent un redressement fiscal.” – Denis-Emmanuel Philippe (Bloom Law)
La vérité, c’est que l’utilisation des données est devenue le nouveau levier du fisc, note Edoardo Traversa : “L’évolution est assez impressionnante en ce qui concerne les données provenant de l’échange d’informations entre administrations fiscales étrangères. La vitesse et la certitude avec laquelle ces données sont transmises se sont encore significativement améliorées ces dernières années. Si vous bénéficiez d’une rémunération qui aurait été perçue à l’étranger et que vous avez omis de le mentionner dans votre déclaration, l’administration le saura. Tout comme elle sera informée dans les six mois si vous ouvrez un compte dans un pays en dehors de nos frontières.”
Merci qui ? Merci la disparition du secret bancaire et l’échange international d’informations qui oblige les banques d’une centaine de pays à communiquer, tous les ans, les avoirs financiers détenus par leurs non-résidents. Ce qui fait que l’administration fiscale sait désormais si vous avez un compte à l’étranger et combien il y a dessus, même en Suisse et au Luxembourg. De fait, “les fichiers CRS (pour Common Reporting Standard, norme élaborée par l’OCDE en 2014 visant à baliser l’échange automatique d’information entre pays partenaires à des fins de lutte contre l’évasion fiscale, Ndlr) permettent de bénéficier d’une information structurée de plus en plus vite, tandis que les outils informatiques, une forme d’intelligence, permettent une exploitation de plus en plus rapide et de plus en plus immédiate, note Emmanuel Degrève. Les obligations de reporting issues de la directive européenne DAC 7 qui impose aux plateformes numériques établies en Belgique de collecter des informations sur les utilisateurs de services, sont une des dernières illustrations de ce mouvement. L’obligation de la facturation électronique, une autre illustration future”, avertit Emmanuel Degrève. Nul doute que l’IA sera alors redoutable, dit-il : “Et c’est pour bientôt !”
1.876 milliards d’euros – Le patrimoine immobilier des Belges
1.151 milliards d’euros – Le patrimoine financier des Belges
Analyser-décoder-décrypter
En réalité, le Belge n’a jamais été aussi nu devant le fisc qu’aujourd’hui. Car au-delà de l’échange de renseignements, l’administration peut s’appuyer sur bien d’autres bases de données déjà disponibles pour surveiller les contribuables (cadastre des comptes bancaires de la BNB, registre UBO qui recense les bénéficiaires ultimes des sociétés, informations relatives aux immeubles et aux successions, taxe sur les comptes-titres, etc.). Le législateur a même prévu la possibilité pour le fisc de requérir de toute personne tenant sa comptabilité via un système informatisé de déposer ses documents comptables sur une plateforme électronique sécurisée du SPF Finances, ce qui permet au fisc d’opérer un “contrôle à distance” sans déplacement, ni de lui ni du contribuable, souligne Denis-Emmanuel Philippe. “On peut penser que l’IA pourra à l’avenir aider le fisc à analyser-décoder-décrypter les informations, notamment comptables ou bancaires qui lui parviennent via des documents informatisés.”
Surgit dès lors la question : est-ce que le fisc saura bientôt tout de chaque contribuable et de ses avoirs grâce à un cadastre des fortunes contrôlé par l’IA ? Bien sûr, il existe des lois européennes et belges protégeant la vie privée des contribuables. “L’IA, ce n’est pas une intelligence au sens humain du terme, souligne à ce propos Edoardo Traversa. Ce sont des super-calculateurs qui vont aller fouiller dans des montagnes de données pour trouver des anomalies, des similitudes, des correspondances, etc. Mais sans jamais se poser la question du pourquoi. C’est comme cela que l’on peut aboutir, comme dans l’affaire des allocations familiales aux Pays-Bas, à un résultat non seulement erroné mais aussi totalement discriminatoire. Ce sont des risques qui doivent être monitorés par l’administration fiscale.”
Cependant, Bruno Colmant estime que “le fisc pourra un jour circonscrire et prévoir les revenus d’un contribuable, déceler les modifications de son activité, voire les anticiper, relever les changements significatifs de revenus”, dit-il. Le scénario est d’autant plus plausible qu’il ne manque pas grand-chose pour établir un véritable cadastre des fortunes et tout savoir sur le patrimoine de chacun des Belges. La BNB ne vient-elle pas de publier une toute nouvelle étude qui, pour la première fois, donne une idée plus précise du patrimoine globale des Belges par tranche (les 10 % des ménages belges les plus riches détiennent 55 % du patrimoine net du pays) ? “Le fisc peut consulter les soldes de comptes, en matière de valeurs mobilières, les banques servent déjà d’auxiliaire fiscal pour le calcul de la taxe sur les comptes-titres, ajoute l’économiste. Il reste évidemment des inconnues, comme la valeur réelle des patrimoines immobiliers, et d’autres actifs comme des œuvres d’art, de l’or, etc. Je ne crois pas que cet anonymat va disparaître mais il va s’éroder. D’ailleurs, la jeune génération considère que la transparence relève de la citoyenneté.”
“L’IA est une révolution qui va profondément modifier les relations d’un citoyen ou d’un contribuable avec l’Etat.” – Bruno Colmant
Comme Amazon
En définitive, comme le résume Bruno Colmant, “l’IA est une révolution qui va profondément modifier les relations d’un citoyen ou d’un contribuable avec l’Etat”. Cela peut concerner la détection de la fraude fiscale, l’assistance et le conseil aux contribuables comme dans certains call centers bancaires. Mais il y a un florilège d’autres domaines : la précision des recettes fiscales, l’optimisation de la collecte des impôts sur base des comportements des contribuables, le traitement automatisé des déclarations et des paiements, etc.” On peut même imaginer aller encore plus loin, selon lui. “Le problème actuel est que l’effet comportemental des lois fiscales est très mal étudié. On se limite à une analyse statique des recettes fiscales sans pouvoir mesurer les modifications de comportements des contribuables. C’était, par exemple, le principe des écotaxes qui étaient – et j’utilise un néologisme – fisco-dégradables, c’est-à-dire qu’elles devaient mettre fin à la base de taxation qui leur avait donné naissance. Mais les mêmes effets sont remarquables dans d’autres domaines, comme les accises, les seuils de taxation comme les pièges à l’emploi. On pourrait imaginer qu’une IA accompagne les prédictions de modifications de comportement, ce que je qualifierais d’ ’Amazonification’ fiscale, comme Amazon qui est capable, chaque jour un peu plus, de pressentir et de susciter nos comportements d’achats selon les temps de vision, les arrêts sur une page, etc.” De quoi rendre encore moins hypothétique l’idée d’un impôt sur la fortune en Belgique, collecté de surcroît avec l’aide de l’IA ? L’avenir nous le dira.
Le fisc rend la monnaie…
Preuve qu’elle fait feu de tout bois pour cerner les contribuables, et pas seulement l’IA comme on peut l’imaginer, l’administration fiscale a entamé voici quelques mois une action spécifique de contrôle dans laquelle elle fait analyser par sa cellule de contrôle informatique E-audit les données recueillies par les monnayeurs électroniques. Des monnayeurs qui, comme on le sait, avalent billets et pièces avant de comptabiliser le paiement et de rendre éventuellement la monnaie, et que l’on voit fleurir ces dernières années dans les commerces de détail et certains établissements horeca. But de la manœuvre pour le fisc ? Détecter d’éventuelles discordances entre les recettes enregistrées par la machine et le chiffre d’affaires déclaré en recettes de caisse. “Les secteurs d’activité ciblés plus particulièrement sont les friteries, les boulangeries et les boucheries, mais toute entreprise équipée d’un monnayeur électronique est susceptible d’être visée”, observe Thierry Litannie, avocat chez Lawtax qui ajoute : “Les conséquences financières d’un tel contrôle varient bien entendu selon les constatations opérées par l’administration, mais elles peuvent être extrêmement importantes : redressement de chiffre d’affaires en matière d’impôt des personnes physiques, d’impôt des sociétés et accroissements au taux minimal de 50 %, redressement et amendes TVA”. L’addition peut être très salée.
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