Pharma: investir dans les méga-blockbusters
Après le creux de la falaise des brevets, l’industrie pharmaceutique remet le cap sur la croissance grâce à une approche plus spécialisée, mais aussi grâce à de nouveaux méga-blockbusters dont le potentiel de ventes annuelles atteint jusqu’à 30 milliards de dollars.
Il y a une dizaine d’années, les analyses du secteur pharmaceutique tournaient systématiquement autour de la question du patent cliff, la falaise des brevets, qui jeta de nombreux médicaments phares dans l’océan de la concurrence générique. Cela concernait notamment le Lipitor (cholestérol, Pfizer) et l’Humira (maladies inflammatoires, AbbVie) qui dominèrent le classement des médicaments les plus vendus dans le monde pendant près de 20 ans.
Cette échéance massive de brevets marqua également un tournant industriel et stratégique pour le secteur, avec la transition vers la biopharmacie. Cela ne se fit pas fait sans mal, comme le montre l’exemple de Pfizer. Les revenus du groupe américain avaient quadruplé entre 1994 et 2004 pour atteindre 52 milliards de dollars.
Mais la tendance s’était brusquement interrompue en 2005 avec la perte du brevet de l’antibiotique Zithromax, suivie de bien d’autres: Lipitor, Viagra, Celebrex, etc. Malgré d’importantes dépenses en R&D et acquisitions, son chiffre d’affaires avait ensuite suivi une pente légèrement descendante, pour atterrir à 42 milliards de dollars en 2020.
Le Comirnaty, vaccin contre le covid développé avec BioNTech, a depuis inversé la tendance. Pfizer a vu ses revenus décoller à plus de 100 milliards de dollars en 2022, un record dans le secteur. L’année 2023 sera évidemment marquée par une nette baisse des ventes dans le sillage des produits liés au covid.
Hors ce segment bien particulier, Pfizer table sur une solide croissance de 7% à 9% grâce notamment à l’anticoagulant Eliquis commercialisé avec Bristol Myers Squibb et au vaccin contre les infections à pneumocoque Prevnar. Le premier a déjà atteint le statut de méga-blockbuster (ventes annuelles supérieures à 10 milliards de dollars), le deuxième s’en rapproche (+23% à 6,3 milliards de dollars en 2022).
Tendance mondiale
Le groupe américain s’inscrit ainsi dans une tendance mondiale puisque l’on dénombrait dans le monde 10 méga-blockbusters l’année dernière. Une évolution qui semble appelée à se poursuivre. Les revenus annuels de l’anticancéreux Keytruda (Merck & Co.) devraient passer de 21 à 35 milliards de dollars en 2028, selon le consensus des analystes.
L’Ozempic et le Wegovy, le même médicament avec des dosages différents indiqué respectivement contre le diabète de type 2 et l’obésité, pourraient générer des ventes de plus de 15 milliards de dollars dès cette année, selon les analystes du groupe financier ODDO Securities. Une performance d’autant plus remarquable que Novo Nordisk est toujours en phase de lancement commercial dans de nombreux pays pour le Wegovy.
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Sanofi prévoit que le Dupixent, seul médicament approuvé pour le traitement de la dermatite atopique (eczéma), atteindra à terme des ventes annuelles de 13 milliards d’euros. Les analystes ont même relevé leurs prévisions à 18 milliards en mars dernier à la suite de l’autorisation de commercialisation du Dupixent contre la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO). Cette maladie touchant surtout les fumeurs est classée troisième cause de décès dans le monde par l’Organisation mondiale de la santé.
Parallèlement, les groupes pharmaceutiques protègent aussi mieux leurs médicaments phares. Par exemple, le premier brevet principal de l’Humira est arrivé à échéance en 2016 aux Etats-Unis mais la première “copie” n’est attendue que cette année. AbbVie a en effet réussi à consolider la protection légale avec d’innombrables brevets périphériques. En outre, un médicament biologique comme l’Humira est plus difficile à copier que les produits synthétiques d’autrefois: pour faire valider leur “biosimilaire”, les fabricants de génériques doivent l’inscrire dans un long processus d’études.
Les chutes de revenus devraient dès lors être plus lentes. Selon les analystes de Bloomberg Intelligence, ces pertes de brevets pour des médicaments des grands groupes pharmaceutiques américains (AbbVie, Bristol-Myers Squibb, Eli Lilly, J&J, Merck e t Pfizer) représentent 207,6 milliards de dollars de chiffre d’affaires entre 2023 et 2030. Mais les ventes ne devraient reculer que de 95,2 milliards de dollars, soit moins de la moitié.
Spécialisation
Par ailleurs, les groupes pharmaceutiques cherchent aussi à mieux cadrer leurs développements, ayant tendance à se spécialiser. Pfizer cible par exemple davantage les maladies infectieuses, les vaccins et l’oncologie, domaine que le groupe a encore renforcé avec l’annonce en mars du rachat de Seagen pour 43 milliards de dollars. Quant au français Sanofi, il se concentre sur les maladies inflammatoires, l’oncologie et les maladies rares.
Toutefois, ces spécialisations ne sont pas limitatives. Si une opportunité se présente, nombre de groupes la poursuivent. L’immuno-oncologie fait ainsi partie intégrante de la stratégie de la plupart des grands laboratoires alors qu’il est acquis qu’elle continuera à révolutionner le traitement du cancer.
La réussite du Wegovy dans le traitement de l’obésité attise aussi les convoitises, de nombreux groupes ayant annoncé se lancer ou accentuer leurs efforts pour cette indication. Selon les analystes, ce nouveau marché pourrait peser entre 30 et 50 milliards de dollars de ventes annuelles d’ici 2030 – à comparer au coût (économique) de l’obésité qui devrait doubler, atteignant 4.270 milliards de dollars en 2035, selon le World Obesity Altas 2023.
Numérisation
Enfin, le secteur pharmaceutique entend rationaliser ses dépenses grâce au numérique, comme l’explique Arnaud Robert, directeur de la stratégie digitale chez Sanofi: “Nous intégrons des applications digitales de pointe à nos programmes de recherche pour mieux comprendre les maladies et développer des traitements qui agissent aux niveaux les plus infimes de la biologie humaine”.
“L’intelligence artificielle nous aide à identifier les protéines du virus à intégrer aux vaccins.”
Des possibilités que le groupe français met notamment en œuvre pour son vaccin annuel contre la grippe. “Notre plateforme d’apprentissage automatique reposant sur l’intelligence artificielle nous aide à mieux comprendre ce virus. De nombreuses souches apparaissent à chaque saison. L’intelligence artificielle nous aide à identifier les protéines du virus à intégrer aux vaccins pour offrir une meilleure protection contre la grippe.”
Les économies peuvent, il est vrai, être énormes. Le coût moyen du développement d’un nouveau médicament était de 2,3 milliards de dollars en 2022, selon une étude de Deloitte basée sur 20 grands groupes pharmaceutiques. Or le taux d’échec au stade clinique est de 93%, selon une méta-analyse de trois chercheurs du Massachusetts Institute of Technology. Chaque erreur évitée est donc susceptible de sensiblement améliorer les marges.
Prix sous pression
Et cela est d’autant plus important dans un contexte de pressions sur les revenus. Le pic estimé des ventes annuelles des médicaments commercialisés en 2022 n’était en effet que de 389 millions de dollars, selon Deloitte, en baisse de près de 30% depuis 2014. Pour le dire rapidement: chaque méga-blockbuster cache en fait de nombreux échecs commerciaux.
La clé sera l’innovation. A ce niveau, certains grands groupes se détachent…
En outre, l’ère des “prix sans limite” semble révolue. Tout particulièrement aux Etats-Unis, eldorado du secteur pharmaceutique où les médicaments sur ordonnance (non génériquee) se vendent en moyenne trois fois plus cher qu’en Europe occidentale. Pour stopper cette envolée des prix, l’Inflation Reduction Act de Joe Biden a notamment permis au programme de santé publique Medicare de négocier les prix des médicaments. Une possibilité encore limitée mais que le président américain souhaite déjà étendre.
Pour tout de même profiter pleinement des perspectives de croissance (méga-blockbusters, rationalisation des coûts, vieillissement de la population…), la clé sera donc l’innovation. A ce niveau, certains groupes se détachent. Roche, AstraZeneca et Merck & Co devraient bénéficier de leur avance dans l’immuno-oncologie.
AbbVie, Roche, Merck, etc.
Selon les prévisions d’analystes compilées par Evaluate Pharma, AbbVie parviendrait toutefois à s’immiscer en tête du classement grâce à une série de nouveaux médicaments: anti-inflammatoire Rinvoq, traitement du psoriasis Skyrizi et anticancéreux Venclexta. Eli Lilly est aussi en progrès grâce au Mounjaro (diabète et obésité). Financièrement, Roche (13,5 fois les bénéfices 2023 et rendement de dividende brut de 3,45%), AbbVie (14,6 fois et 3,66%), Merck & Co (16,5 fois et 2,56%) et AstraZeneca (16,2 fois et 1,94%) sont tout à fait correctement valorisés.
Le groupe à éviter est par contre Bristol Myers Squibb dont le portefeuille de médicaments est le plus ancien. Quant aux perspectives de GSK, elles restent mitigées alors que l’entreprise n’est toujours pas parvenue à relancer sa dynamique commerciale depuis le pic des ventes de 2007. Et si Sanofi peut compter sur le Dupixent, le groupe français a aussi enregistré de nombreux échecs, notamment dans l’oncologie (ou le vaccin contre le covid). La décote de ces trois firmes (de 9 à 12 fois les bénéfices) apparaît ainsi justifiée.
Enfin, Pfizer et Novartis sont deux cas particuliers. Leurs perspectives ne sont pas au beau fixe, mais ils disposent d’importantes liquidités: grâce au vaccin contre le covid, chez l’un ; du fait de la vente d’actions Roche, chez l’autre. Cela leur permettra donc de boucler d’importants partenariats/acquisitions. Pfizer a aussi l’avantage d’une faible valorisation à 11,8 fois le bénéfice prévu de 2023.
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