Ce qu’on ne vous a pas dit sur le bon d’Etat

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Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Qui sont les vrais gagnants et les vrais perdants du bon d’Etat? Le ministre des Finances qui l’a utilisé pour des raisons politiques, les banques qui râlent tout en se frottant les mains, les épargnants aisés qui vont éviter la taxe sur les comptes-titres…? Poser la question apporte un éclairage intéressant sur le sujet.

Avec près de 22 milliards d’euros récoltés en quelques jours, un record, le bon d’Etat est un incroyable succès. Mais pour qui, au fait? Car il y a dans cette campagne plusieurs qui points n’ont pas vraiment été soulevés en public.

1. Un ministre qui marque des points mais…

Pour Bruno Colmant, même si ce sont plutôt les conditions en matière de taux d’intérêt qui ont assuré le succès du bon, le ministre est politiquement gagnant parce qu’il laisse son nom à un titre de créance sur l’Etat. “Par ailleurs, souligne l’économiste, l’accès digital au grand livre de la dette est une révolution qui permet aux particuliers d’ouvrir un compte-titre au sein même de l’Etat. Et cela, c’est remarquable, car l’Etat va utiliser positivement ce grand livre pour informer les épargnants et proposer d’autres bons. C’est aussi une manière d’effacer l’échec complet, et incompréhensible, de la réforme fiscale qui voulait d’ailleurs, et de manière très paradoxale, faire l’inverse du bon d’Etat, à savoir déplacer la fiscalité du travail vers les revenus du capital. Ensuite, le ministre permet bizarrement, grâce à l’inscription des bons d’Etat dans le grand livre de la dette, d’éviter la taxe sur les comptes-titres.”

La vérité, c’est que certains petits malins qui ont plus de 1 million d’euros en cash ont probablement profité de ce bon d’Etat pour éviter l’impôt, voire peut-être blanchir de l’argent sans attirer l’attention. Quel contrôle sur l’origine des fonds et sur le respect des lois anti-blanchiment l’administration fiscale va-t-elle en effet exercer pour tous les citoyens qui ont souscrit directement auprès d’elle? Les banques sont tenues à des procédures très strictes. Celles-ci seront-elles aussi appliquées par le fisc? Autant de questions et de réponses qui pourraient venir ternir l’image du ministre en tant que sauveur des épargnants.

2. Les “gros” épargnants à la fête

Nombre d’observateurs se sont offusqués que l’on compare le rendement de bon d’Etat belge à un an à celui du compte d’épargne? En réalité, “ce bon d’Etat a été vendu comme un substitut à un carnet de dépôt, relève Grégory Guilmin, expert en placements spécialisé dans l’éducation financière. Sauf que l’argent des épargnants est bloqué là pendant un an. S’ils mettent l’entièreté de leur coussin de sécurité dedans, que se passera-t-il s’il arrive une tuile? Le gros avantage du compte épargne traditionnel, malgré son taux ridicule en Belgique, est le fait qu’en cas de couac, les épargnants peuvent facilement en disposer. Ce n’est pas le cas pour le compte à terme et encore moins pour le bon d’Etat.”

A-t-on trompé les épargnants, alors que ce nouveau bon rapporte moins que l’inflation et que d’autres placements sûrs rapportent autant, si pas plus? “Il y a eu un effet d’aubaine pour les épargnants à travers un taux d’intérêt presque exorbitant et un précompte mobilier réduit (à 15% uniquement pour le bon d’Etat, Ndlr). C’est vrai que d’autres placements rapportent plus, mais ils exigent des montants importants ou une prise de risque supplémentaire. Mais c’est l’illustration que le bon d’Etat répond à un besoin de sécurité d’une population plus âgée et donc moins prompte à prendre des risques financiers.”

Une population aussi aisée. Bien sûr, certains ont souscrit 1.000 ou 2.000 euros. Mais la moyenne des souscriptions est de 34.000 euros par personne. Soit un électorat de “gros épargnants” qui, plus que probablement, ne votent pas pour l’aile gauche de la Vivaldi, pourtant très présente dans tout le débat sur la rémunération de l’épargne.

3. Probablement pas un “one shot”

Plus encore que notre grand argentier et les épargnants, l’Etat est-il dès lors le seul grand gagnant de l’opération? “Incontestablement, acquiesce Bruno Colmant. Il sécurise son financement de manière domestique. Cela rassure les marchés financiers étrangers qui accordent une note de crédit importante à la Belgique sur la base de cette épargne, très importante. Le bon d’Etat est l’illustration de cette capacité de mobilisation de l’épargne des particuliers.”

Doit-on se préparer à une nouvelle campagne de souscription en décembre, comme certains le laissent entendre en coulisses? Pour Marek Hudon, qui enseigne à la Solvay Business School, il n’est en effet pas impossible que cette opération soit rapidement suivie d’une autre. “D’un côté, le ministre pourrait chercher à capitaliser sur ce succès pour essayer d’en engranger un autre. Ce succès lui a personnellement apporté beaucoup de visibilité mais est aussi, plus collectivement, un succès de taille pour l’administration centrale ayant géré l’opération. Il y a par contre un risque que l’effet de surprise ne persiste pas. Et même s’il reste évidemment un montant substantiel sur les comptes d’épargne, on peut se demander si de nombreux épargnants ou investisseurs qui n’ont pas investi cette fois-ci réinvestiront à court terme, bien avant l’échéance d’un an du bon d’Etat actuel.”

Le professeur de finances à Solvay estime toutefois que le rapport de force avec le secteur bancaire a évolué en quelques semaines de manière assez impressionnante: “Il ne faut pas oublier la séquence, avec les questions parlementaires sur les taux d’intérêt sur les comptes d’épargne. Je ne pense pas que la campagne de souscription aurait eu un tel succès sans cette séquence. Le ministre Van Peteghem a d’ailleurs établi un lien logique entre les deux”.

4. Les banques râlent mais se frottent les mains

Belfius, BNP Paribas Fortis, KBC: toutes les banques ont critiqué ce bon d’Etat d’une manière ou d’une autre, estimant que l’Etat pratiquait une forme de concurrence déloyale en diminuant le précompte mobilier (une belle manière au passage, pour le ministre, de reconnaître que le taux de 30% est prohibitif et décourage les épargnants).

“Les banques ont de quoi être un peu dérangées par cette incursion de l’Etat dans la gestion de l’épargne, estime Bruno Colmant. Il est possible qu’au terme de ce bon, elles voient des opportunités commerciales, mais il est plus que probable que l’Etat émette un nouveau bon qui permettra au particulier de réinvestir immédiatement, à des échéances peut-être plus longues. Il faut être de bon compte: la matière première d’un circuit bancaire, ce sont les dépôts des particuliers dont la rémunération est très faible et les banques assurent la parfaite liquidité de leurs comptes d’épargne. Le vrai problème des banques est qu’elles doivent gérer des crédits à long terme qui les empêchent mathématiquement d’augmenter rapidement les taux d’intérêt. A cet égard, la concurrence avec le bon d’Etat leur est pénalisante.”

C’est qu’il va falloir compenser ces liquidités perdues par de nouvelles. Du carburant qu’il faudra aller chercher auprès d’autres banques, auprès des déposants ou de la Banque nationale, mais à un taux plus élevé. Ce qui, selon certaines estimations, pourrait le ur coûter 600 millions d’euros de plus sur un an en frais d’intérêt. Mais rendez-vous dans un an, quand les 22 milliards d’euros collectés, accompagnés de la manne d’intérêts générés à hauteur du rendement (2,81% net) offert par le bon d’Etat, reviendront sur le marché. Au grand bonheur des banques qui, en coulisses, voient déjà une formidable opportunité commerciale se profiler à l’horizon, notamment auprès des clients qui ont découvert ce qu’était un compte-titres.

5. Pied de nez aux start-up

Derrière le succès de la campagne se cache également une autre vérité qui donne à réfléchir, regrette Bruno Colmant: “Le capital à risque est un perdant incontestable puisque l’absence de prise de risque est confortée par le précompte mobilier réduit du bon d’Etat. Le précompte mobilier devrait, de manière structurelle, être plus bas pour les investissements à risque.”

Dans une opinion publiée la semaine dernière dans Trends-Tendances, la fiscaliste Typhanie Afschrift évoquait une très grande injustice à l’égard de ceux qui investissent à risque et qui, malgré cela, continuent à payer 30% sur des dividendes alors que, contrairement aux intérêts dus par l’Etat belge, ceux-ci ne sont pas garantis, et le remboursement de l’investissement non plus: “Tout fonctionne donc à l’envers: on sanctionne sur le plan fiscal ceux qui prennent des risques pour lancer ou développer des entreprises, et on accorde un privilège aux simples rentiers.”

6. Raccourcis et inexactitudes

Et l’éducation financière dans tout cela? “Plutôt que de les inciter à se poser les bonnes questions, à se former et à investir à long terme pour financer leur retraite, l’Etat a endormi les épargnants, juge à ce propos Grégory Guilmin. Au lieu de s’engouffrer dans le bon d’Etat, les épargnants auraient dû réfléchir à leurs investissements pour les cinq à dix prochaines années et avoir une vraie approche de long terme. Il est temps de comprendre que l’inflation ronge nos économies et que le système des retraites est plus que menacé.”

Certes, l’éducation financière est peut-être un peu perdante dans la mesure où l’attention n’a pas été portée à tous les placements et leurs spécificités. D’un autre côté, “on a rarement autant parlé de produits financiers pour le grand public dans la presse, même si cela s’est fait quelques fois au prix de certains raccourcis voire certaines inexactitudes, observe Marek Hudon. Globalement, la couverture médiatique dont a bénéficié ce bon d’Etat est plutôt positive vu le niveau assez faible de l’éducation financière de base du citoyen. Il restera donc quelque chose de cette opération historique dans l’esprit des épargnants”, estime le professeur à Solvay, qui ajoute, en guise de conclusion, que “cela a aussi ouvert le débat sur le financement de projets publics, comme le métro bruxellois ou d’autres grands projets d’infrastructures bien spécifiques, qui pourraient être financés par des obligations d’Etat ou des obligations vertes.”

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