Pourquoi il faut sauver le cash
De moins en moins de distributeurs de billets en Belgique, de moins en moins d’agences et de plus en plus de Belges qui sont fâchés. Fâchés contre les banques qui réduisent l’accès au cash alors qu’ils ne veulent pas d’une prison pour leur argent ni d’un Etat qui saurait tout sur tout le monde. Certes, pièces et billets ont un coût. Mais c’est notre liberté qui est en jeu.
Nous sommes de plus en plus nombreux à en faire l’expérience. Aujourd’hui, retirer ou déposer de l’argent n’est plus un geste facile, c’est une corvée. Les distributeurs automatiques de billets (ATM) sont devenus une denrée rare. On ne sait plus où aller pour en trouver un. Ceux qui étaient en agence ont disparu pour être remplacés par des machines (estampillées “Bancontact”) noires et jaunes, moins nombreuses et simplifiées. Mais devant elles, les files s’allongent.
Et il faut reconnaître que les stations de métro, les gares ou les centres commerciaux ne sont pas toujours l’endroit idéal pour sortir des billets de 50 euros d’une machine, outre le fait qu’ils sont parfois vides et qu’à partir d’une certaine heure, tous ces lieux sont bien évidemment fermés.
Lire aussi | « Stop à la pénurie de distributeurs de billets »
Soyons clairs, pour ne pas dire cash: particuliers et commerçants en ont marre. Marre que l’accès au cash soit devenu aussi difficile. En fait, près d’un Belge sur trois dit éprouver des difficultés pour se procurer du liquide, selon les chiffres de la récente enquête réalisée par la Banque centrale européenne (BCE) sur le comportement des consommateurs en matière de paiement dans la zone euro. Ils sont même aujourd’hui 12% de plus qu’il y a trois ans à se plaindre, selon la BCE.
27% des belges disent éprouver des difficultés pour se procurer du cash, selon un sondage de la BCE.
“La fermeture de nombreuses agences bancaires et la disparition de bon nombre de distributeurs automatiques ces dernières années en Belgique sont clairement une source de frustration. Aucun autre pays d’Europe n’enregistre autant de mécontents à propos du manque de disponibilité des espèces ou ne voit le nombre de plaignants s’accroître aussi rapidement”, constate pour sa part la Banque nationale, faisant écho à l’étude de la BCE sur son site web et considérant que “la disponibilité des distributeurs est un problème” en Belgique.
La moitié a disparu
Si notre pays est celui où les utilisateurs se plaignent le plus du manque de distributeurs, leur évaporation ne date pourtant pas d’hier. Voilà des années que le mouvement est en marche. En 10 ans, la moitié des ATM ont disparu du territoire. Principal argument avancé par les banques pour justifier la tendance? En Belgique, moins d’un paiement sur deux se fait encore en liquide (45% contre 55%, pour la première fois, l’an dernier). Fatalement, “le nombre des retraits d’espèces aux distributeurs automatiques a diminué de moitié au cours de la dernière décennie”, note la fédération belge des banques (Febelfin).
Depuis longtemps, il est vrai, le paiement par carte fait partie du quotidien des Belges. Notre pays a toujours été à la pointe en matière de transactions électroniques. Avec l’avènement de la banque mobile, KBC et Belfius disposent aujourd’hui d’applications qui figurent parmi les meilleures au monde.
Dans un autre registre, le cash fait aussi les frais de la lutte contre la fraude et le blanchiment d’argent. Comme de nombreux pays, la Belgique a adopté une série de mesures restreignant les paiements en cash. Les commerçants ne peuvent plus accepter de paiements supérieurs à 3.000 euros en espèces. Quant aux banquiers, il sont depuis longtemps obligés de dénoncer à la cellule qui traque l’argent sale (la CTIF) les dépôts d’argent cash au guichet qui leur paraissent suspects.
L’effet covid
L’ostracisation du cash n’est donc pas nouvelle. En revanche, la crise du covid a eu un effet accélérateur. “Les confinements et les restrictions décidés en réaction à la pandémie ont joué un rôle dans la perte d’engouement pour les paiements en espèces. La crise sanitaire a boosté les paiements électroniques et numériques qui avaient déjà connu une croissance exponentielle au cours des dernières années, ce qui a entraîné une nouvelle diminution de l’utilisation de l’argent liquide”, souligne la BCE dans son enquête.
Début 2021, il ne restait déjà plus que 6.000 distributeurs, il n’y en aura plus que 3.700 fin de l’année prochaine.
Et pour cause: avec le relèvement de la limite à 50 euros, les paiements sans contact ont explosé. Nombre de Belges se sont aussi mis à l’e-commerce. La part d’opérations en ligne dans l’ensemble des paiements est passée de 13 à 24%, d’après l’enquête de la BCE. De plus en plus de magasins, de restaurants et d’entreprises belges n’acceptent plus les paiements en espèces, ou du moins encouragent fortement l’utilisation des paiements électroniques. Le nombre de points de vente qui refusent les billets et les pièces a ainsi sensiblement augmenté pour passer de 2% en 2019 à 5% aujourd’hui. Même la SNCB refusera bientôt les paiements en liquide dans les trains. Quant à l’obligation depuis le 1er juillet 2022 pour les commerçants de mettre un moyen de paiement électronique à la disposition des consommateurs, elle contribue également au déclin du cash.
On ferme!
A ces éléments s’ajoute bien évidemment une grande tendance de fond: pour les opérations du quotidien, la banque à distance est devenue la norme. Et les agences disparaissent. Avec la crise sanitaire, certaines ont définitivement fermé leurs portes ou n’ouvrent plus que sur rendez-vous. But de la manœuvre pour les grands réseaux bancaires? Tailler dans la présence physique afin de réduire les coûts.
A titre d’exemple, entre début 2012 et fin 2022, la première banque du pays, BNP Paribas Fortis, a fermé environ 600 agences, dont 200 depuis la pandémie. Au total, selon les chiffres de Financité, la Belgique a perdu en quelques années la moitié de ses agences bancaires, essentiellement dans les quatre plus grandes banques du pays.
Lire aussi | Encore et toujours moins d’agences bancaires
“Cette tendance qui s’accélère, avec une moyenne de plus d’une fermeture d’agence par jour, entraîne avec elle la suppression des distributeurs de billets qui, en Belgique, sont majoritairement installés dans les locaux d’agences bancaires”, pointe l’ONG qui exprime depuis longtemps son inquiétude quant à l’abandon progressif de l’argent liquide en Belgique. Début 2021, il ne restait déjà plus que 6.000 distributeurs, il n’y en aura plus que 3.700 fin de l’année prochaine. Et parfois même aucun dans plusieurs communes, majoritairement en Wallonie, selon l’organisation de consommateurs Testachats.
Le projet Batopin
La situation s’est en effet encore aggravée avec l’arrivée voici deux ans du fameux projet Batopin (pour Belgian ATM OPtimization INitiative). De quoi s’agit-il? D’une initiative mise sur pied en 2021 par les quatre grandes banques du pays (Belfius, BNP Paribas Fortis, ING Belgique et KBC) afin de rationaliser la gestion des distributeurs automatiques au sein d’un nouveau réseau commun. Comment? En installant d’ici à la fin de 2024 un réseau neutre de 2.240 automates dans 750 endroits du pays.
Appelés “points CASH”, ces distributeurs remplacent ceux des grandes banques, tout en étant indifféremment accessibles à leurs clients. Mais avec, pour effet secondaire, une réduction draconienne du nombre total de machines. Ainsi, les plans de Batopin auraient abouti au maintien de moins de 4.000 ATM à fin 2025. Soit une baisse de plus de 2.000 distributeurs par rapport à la fin 2021.
488 distributeurs par million d’habitants sont recensés en Belgique, contre 806 en moyenne dans la zone euro.
Mais de nombreuses voix se sont élevées depuis la mise en route du projet. Parmi celles-ci: Testachats, le mouvement des personnes âgées Okra et Financité. Ces dernières ont lancé une pétition (“SOS Cash”) demandant au gouvernement fédéral de stopper l’hémorragie de guichets automatiques. Résultat: 20.000 signatures à ce jour. Et un accord pour mieux répartir les ATM dans le pays.
Après d’âpres discussions, alors que Pierre-Yves Dermagne (PS), ministre de l’Economie, menaçait de légiférer unilatéralement, Febelfin et le gouvernement sont parvenus à s’entendre sur une série de mesures garantissant une large accessibilité et disponibilité des distributeurs automatiques de billets.
Sauver 300 distributeurs
En quoi consistent ces différentes mesures? D’une part, 207 ATM supplémentaires vont être installés ou maintenus afin de réduire autant que possible la distance à parcourir pour s’y rendre et d’éviter au maximum les files d’attente. Leur localisation n’est pas encore connue. Mais Febelfin s’est engagée à ce que “chaque commune dispose d’au moins un distributeur automatique”.
D’autre part, 80 ATM seront ajoutés dans des endroits stratégiques, par exemple les zones urbaines très fréquentées. A la fin 2025, la Belgique devrait ainsi compter encore 4.061 ATM. Ensuite, quel que soit le distributeur ou sa localisation, les consommateurs pourront bénéficier de 24 retraits gratuits par an. Fini donc, la gratuité réservée aux seuls ATM de votre banque. Batopin s’est aussi engagé à ce qu’au moins un distributeur sur deux ait une fonction de dépôt. Au total, Pierre-Yves Dermagne parle d’une nette amélioration du taux de couverture par rapport à la situation de fin 2021. “Nous passerons de 79,52% de la population à moins de 5 km d’un distributeur par la route en zone rurale en 2021 à 81,99% en 2025.”
“La question de l’accès au cash est fondamentale.”
En face, Financité et sa responsable de la recherche Anne Fily considèrent néanmoins que l’accord conclu le 31 mars dernier entre le secteur bancaire et le gouvernement est rédigé en termes flous. “Sa mise en œuvre sera par ailleurs supervisée par la Banque nationale. Or, cette dernière n’est guère proactive sur le sujet. Sa priorité est d’avoir des banques fortes et résilientes et donc qui réduisent leurs coûts, alors que la question de l’accès au cash est pourtant fondamentale.”
A regret…
Force est pourtant de constater qu’il est possible aujourd’hui de vivre sans sortir le moindre billet. Avec l’essor des transactions dématérialisées, de nouveaux réflexes se mettent en place. On n’a jamais autant jonglé avec les différentes modalités de paiement. Un trajet en tram? Réglé avec la carte de banque. La séance de cinéma? Payée avec une appli sur smartphone. Rembourser ses amis au restaurant? Un QR code avec ce même smartphone. Ses courses au supermarché? Avec Apple Pay et sa montre connectée. Autant de formules plus rapides et plus faciles que le payement en cash… mais pas nécessairement moins chères.
L’Union des classes moyennes (UCM) souligne à ce propos le coût important que représentent l’installation de terminaux et les différents frais de transactions. “Ceux-ci restent encore trop élevés pour les particuliers, pour les PME, mais aussi pour le monde associatif (clubs sportifs, cantines scolaires, etc.),”, fait remarquer Andy Prevoo, porte-parole de l’UCM.
Dit autrement, si le déclin du cash bouscule le quotidien des Belges, c’est parfois à regret. Le nombre de consommateurs qui se plaignent de ne pas pouvoir payer en cash est en augmentation. Un Belge sur cinq dit encore préférer l’argent liquide comme moyen de paiement, ce qui est beaucoup.
La semaine dernière, à la Chambre, Pierre-Yves Dermagne a donc fait part de son intention de déposer un projet de loi d’ici l’été instaurant une obligation de pouvoir payer en cash dans les commerces: “On ne peut pas, d’un côté, demander plus de distributeurs bancaires, et ensuite ne pas vouloir garantir que les citoyens puissent utiliser leur cash dans l’ensemble des commerces”.
On le voit, le débat n’est pas simple. Certes, le cash a un coût (impression, manipulation, transport, sécurité): 129 euros par an et par habitant, selon Febelfin. Mais l’argent numérique aussi. Applications, serveurs, terminaux de paiement et systèmes de protection contre les cyberattaques: les installations digitales coûtent aussi cher et sont également facturées au client dans les frais bancaires.
On apprécie aussi le cash pour l’argent de poche des enfants ou la petite pièce qu’il permet de donner au mendiant. Bien sûr aussi pour son caractère anonyme. Sans cash, chacun est potentiellement tracé, traqué voire fliqué. Non seulement les banques mais aussi l’Etat et son administration fiscale sont en mesure de tout contrôler, y compris nos revenus mais aussi nos dépenses.
Sans cash, impossible de mettre son argent à l’abri ailleurs qu’en banque…
Exagération? Pas sûr. On se souviendra des déclarations de certains économistes anti-cash et du Fonds monétaire international prononcées dans la foulée de la crise financière de 2008 qui préconisaient de supprimer l’argent liquide. Motif? Sans cash, impossible de mettre son argent à l’abri ailleurs qu’en banque. Imposer un taux d’intérêt négatif sur les dépôts d’épargne ou les taxer pour combler les déficits publics devient donc un jeu d’enfant.
On notera toutefois que les ATM font aussi les affaires des caisses publiques. Pourquoi? Parce qu’ils sont soumis à une taxe annuelle. Pour la Région de Bruxelles- Capitale, celle-ci s’élève à 1.049 euros par appareil. En Wallonie, elle dépasse les 4.000 euros par an. Si l’on multiplie par le nombre de distributeurs, cela fait plusieurs millions d’euros de rentrées pour les budgets bruxellois et wallon. Cette taxe, qui n’est pas appliquée en Flandre, est-elle dès lors un des éléments qui a encouragé les banques à amaigrir leur réseau?
Une chose est certaine: à la gauche comme à la droite de l’échiquier politique, il existe de fervents défenseurs du cash. Au nom de la liberté, de la vie privée, de la lutte contre la fraude, du contrôle et de la collecte de l’impôt… Bref, comme le soulignent ci-dessous Anne Fily et Bruno Colmant, l’élimination progressive des billets et pièces de monnaie est un véritable enjeu de société. Pensez-y la prochaine fois que vous passerez en magasin. Et prenez la bonne décision.
“Les banques manipulent un bien public”
Auteur de plusieurs livres sur les monnaies, Bruno Colmant reste convaincu du rôle que doit continuer à jouer le cash dans la société: “Les banques et l’Etat doivent être dans un partenariat qui assure une réciprocité de services. En effet, les banques manipulent un bien public, à savoir la monnaie. Ces institutions bénéficient donc d’une matière première qui est fondée sur la confiance collective. Certes, le cash leur coûte de l’argent. Mais il est également pour elles source de services payants. Il est donc normal que les banques assurent la disponibilité de cette matière première à la population dans des conditions acceptables.
De plus, la monnaie physique, qu’on appelle la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire basée sur la confiance, doit exister pour valider cette confiance au sein de la population. Une monnaie exclusivement digitale serait de nature à inquiéter quant à son existence réelle. Il faut donc que la population puisse choisir son mode de paiement. Cette liberté de choix demeure plus que jamais un pilier de la confiance dans la monnaie. C’est aussi ce qui explique cet attachement des Belges aux espèces comme moyen de paiement en dépit des alternatives dématérialisées. Il faut absolument garder une réalité à la monnaie. C’est d’autant plus important que la population vieillit et qu’il existe une fracture digitale entre les personnes plus âgées et les générations actives. Une population âgée a d’ailleurs plus de mal à se déplacer.”
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici