40 ans de Bourse vus par Michel Ernst, un des pères du Bel 20

BELGA IMAGE
Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Tout juste pensionné, Michel Ernst revient sur 40 ans de Bourse au travers de son regard d’ancien broker et analyste financier. Lui qui a participé à la création du Bel20, vécu plusieurs krachs boursiers et côtoyé nombre de grands patrons belges tout au long de sa carrière.

Une page se tourne pour le petit monde de la Bourse belge. Le 15 mars dernier, Michel Ernst (63 ans), stratégiste actions senior chez CBC, a pris sa pension après une carrière de près de 40 ans dédiée à la finance et aux marchés. Une carrière qui a débuté en tant que chercheur aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur, avant de décrocher un diplôme de l’Association belge des analys­tes financiers (ABAF) et ensuite de travailler pour les sociétés de Bourse Dewaay (devenue Puilaetco), KBC Securities, Vermeulen Raemdonck (filiale de l’ex-BBL), Petercam (aujour­d’hui Degroof Petercam), pour rejoindre enfin en 2010 le département private banking de CBC à Liège. Pour les lecteurs de Trends-­Tendances, ce passionné entre autres de livres d’histoire et de jeux vidéo, qui a en outre participé à la création de l’indice Bel20 de la Bourse de Bruxelles, revient sur qua­tre décennies de marchés boursiers au travers d’une série de souvenirs et d’anecdotes.

La Bourse de papa

“J’ai connu la préhistoire des marchés, c’est-à-dire l’époque où les clients appelaient encore par téléphone pour passer des ordres. Nous avions des petits papiers roses pour les achats et des petits papiers blancs pour les ventes. On notait les ordres, on les accumulait, et puis quel­ques minutes avant le début des transactions, nous allions à pied ou en métro à la Bourse pour les transmettre à la fameuse criée. Les transactions étaient surtout nationales. Les Belges achetaient des titres belges, les Français des titres français. De temps en temps, nous achetions quelques actions américaines du type Boeing, Coca-Cola, etc., mais c’est tout. Maintenant, tout cela a disparu. Les marchés sont interconnectés et ouverts 24 heures sur 24. Les transactions sont instantanées. Les particuliers peuvent effectuer eux-mêmes des opérations via des plateformes en ligne telles que Bolero, etc. Bref, en 40 ans, on est vraiment passé de la Bourse de papa belgo-­belge à des marchés mondia­lisés et ultra-rapides.”

La création du Bel20

“C’était en 1991. C’est Jean Peterbroeck, alors président de la Bourse de Bruxelles, qui m’avait appelé avec trois autres analystes financiers. Il voulait un indice qui devienne la vitrine de Bruxelles et qui puisse servir de sous-jacent à des produits financiers dérivés. Il avait imaginé un Bel30, sans doute en référence au Dow Jones américain qui comprend 30 valeurs. Aujourd’hui, on parle beaucoup plus du S&P 500. Mais à l’époque, le Dow Jones, c’était encore la référence. Très vite, nous lui avons expliqué qu’il n’y avait pas 30 valeurs suffisamment importantes et liquides à Bruxelles. Il a alors proposé un Bel25. On lui a répondu que ce serait tout aussi compliqué. On est alors tombé d’accord sur un Bel20.”

Les attentats du 11 -Septembre

“A l’époque, je travaillais chez Petercam, dans la salle des mar­chés. Comme d’habitude, plusieurs écrans de télévision retransmettaient les infos et la Bourse en direct : CNN, etc. Et à un moment, Michel Peterbroeck, un des associés de la société de Bourse, me dit : ‘Michel, tu as vu, regarde à New York, les tours du World Trade Center, il y a eu un accident avec un avion, elles brû­lent.’ Quelques instants plus tard, je lui réponds que la fumée est à gauche et qu’un autre avion arrive par la droite. Il m’a regardé et est devenu livide. Il a crié : ‘ce n’est pas un accident, c’est un attentat : vendez !’ Evidemment, il avait compris ce qui allait se passer. Il a fait vendre un maximum de titres parce qu’il se doutait bien que les marchés allaient s’effondrer.”

Son dicton boursier préféré

C’est : “acheter au son du canon et vendre au son du clairon”. Pourquoi ?” C’est bien simple, à chaque krach notamment, celui du canon et du clairon a toujours très bien fonctionné… ! Parce que quand les marchés tombent, et que les marchés vendent en masse, c’est l’émotivité qui prévaut, malheureusement. Très peu d’investisseurs, qu’ils soient privés ou professionnels, osent aller pêcher dans la tempête. Or, quand des titres plongent de 30, 40 ou 50 %, j’ai toujours dit que c’était un bon point d’entrée sur les marchés, contrairement à ce que dit cet autre dicton célèbre selon lequel il ne faudrait pas saisir un couteau qui tombe. Inversement, quand les marchés mon­tent, l’euphorie fait qu’il est difficile de se débarrasser des actions sur lesquelles une grosse plus-­value est pourtant réalisable. Or les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. C’est peut-être pour cela que l’on m’a toujours qualifié dans la profession de réaliste-­optimiste.”

Bourse de Bruxelles “Le Bel20 est devenu un indice atypique, beaucoup trop pépère.” © Hans Lucas via AFP

Vous ne maîtrisez pas le timing

“J’ai commencé ma carrière au moment du krach d’octo­bre 1987. J’ai vu Wall Street s’effondrer de 22 % en une journée. Bien sûr, il y a eu l’explosion de la bulle technologique au début des années 2000, la fameuse crise des mar­chés financiers en 2008, sans compter évidemment la période de mars-avril 2020 quand a éclaté la pandémie, et plus récemment l’entrée de la Russie en Ukraine. A chaque fois, cela a été la même chose. Les Bourses ont retrouvé leurs niveaux et atteint ensuite de nouveaux sommets. La seule chose qu’on ne maîtrise pas dans ces cas-là, c’est le timing. On ne sait pas quand on aura atteint le point le plus bas et on ne sait pas combien de temps il faudra pour remon­ter. Ça peut être rapide, moins rapide, ça dépend des circonstances, des interventions des banques centrales, etc. Mais tous les krachs que j’ai connus ont été suivis d’un rebond, et on est arrivé encore plus haut après. Quoi qu’il arrive, la tendance boursière est haussière. Beaucoup d’études l’ont montré: les actions, c’est le meilleur placement à long terme. Aucun autre actif, les obligations, les œuvres d’art, etc., n’a jamais battu les actions. Et ça m’a toujours frappé : les marchés se redressent immanquablement.”

Une admiration pour Warren Buffett

“Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer Warren Buffett mais je le suis depuis longtemps. C’est quelqu’un que j’admire. D’abord parce qu’il est d’une simplicité rare. Il habite toujours dans sa petite maison, avec un train de vie très réduit. Ensuite parce que c’est le sage d’Omaha, le gourou. Quand on voit la performance de Berkshire Hathaway, son fameux holding, chapeau bas ! Il a battu le S&P 500 sur des dizaines d’années. Par ailleurs, c’est aussi quelqu’un qui sait se remettre en question. Il y a quel­ques années, il ne voulait pas investir dans les boîtes technologiques. Et puis, il a découvert Apple, et il a investi dedans. Maintenant, c’est quasiment le plus gros investisseur d’Apple.”

Dans le Thalys avec Didier Bellens

“Un jour, je suis dans le Thalys pour Paris avec Didier Bellens, à l’époque CEO de Belgacom. Nous étions en première classe. Nous avions un compartiment rien que pour nous. Eh bien, je n’ai jamais autant ri dans un train entre Bruxelles et Paris. Il racontait blague sur blague. Il était hilarant. Cela m’a particulièrement frappé parce que Didier Bellens était un personnage certes très intelligent, mais aussi considéré comme quelqu’un qui pouvait être très cassant et à la réputation très carrée. D’ailleurs, quand nous sommes arrivés à Paris, il a tout de suite remis son visage de CEO et là, c’était fini la rigolade. C’était vraiment Didier Bellens, patron de Belgacom. C’était très impressionnant.”

Sa plus mauvaise recommandation

“Certaines recommandations sur des titres ont été moins bonnes que d’autres, je l’avoue. J’ai notamment recommandé Cockerill qui a bien marché, et puis qui a décliné. Dernièrement, mes collègues m’ont aussi charrié lors de mon drink de départ sur bpost dont le comportement en Bourse n’a pas été optimal ces dernières années, c’est un euphémisme… Mais le risque zéro n’existe pas. Et puis, c’est humain, on ne retient que les choses négatives, c’est le trou dans le pantalon, qu’il s’agisse des clients institutionnels ou privés. Pendant toute ma carrière, j’ai pourtant fonctionné de la sorte : je proposais par exemple dix idées d’investissement, sachant qu’il y en aurait une, deux ou trois qui ne marcheraient pas bien ou moins bien. Et donc le but, c’était de faire mieux avec les six, sept, huit autres afin de compenser la perte ou la moins bonne performance sur les autres titres. Et donc d’avoir une belle performance globale sur l’ensemble des dix investissements que j’avais recommandés.”

“J’ai connu la préhistoire des marchés, c’est-à-dire l’époque où les clients appelaient encore par téléphone pour passer des ordres.

Michel Ernst

A Genève avec Marc Coucke

“Au même titre que d’autres grands patrons belges comme Pierre-Olivier Beckers, j’ai toujours beaucoup apprécié Marc Coucke. C’est un formidable esprit, un homme truculent. Un jour, nous étions en road-show à Genève pour Omega Pharma. Le soir, nous avions réservé un bon restaurant japonais. Les personnes à table autour de nous n’arrêtaient pas de nous regarder. Marc Coucke me dit alors : ‘Je sais que je représente quelque chose dans la finance, mais enfin bon, visiblement à Genève, beaucoup de gens me connaissent’. Moi un peu gêné, parce qu’il fallait bien être poli, je lui réponds : ‘Marc, désolé, c’est pas toi qu’ils regardent, c’est la table derrière toi. Celle avec Michael Schumacher, qui était à l’époque champion du monde, et sa femme Corinna.”

Un faisan et un canard

“Voici quelques années, j’étais en visite avec un collègue chez un client important en banque privée, un multimillionnaire. Nous analysons son portefeuille. Tout se passe bien. Le client est content. Pour nous remercier, il va chercher à la cave une bouteille de porto millésimé. Nous buvons un verre, puis deux… Et puis, il me dit qu’il est chasseur et qu’il a un faisan et un canard pour moi. Ok. Sa femme va chercher le faisan et le canard avant de dire au revoir et de repartir. Sur le chemin du retour, j’appelle mon épouse, Christine, pour lui dire que je rentre mais que je ne suis pas seul, et que je suis accompagné par un faisan et un canard. Et là, à la maison, je retrouve Christine en train de lire sur sa tablette comment déplumer un canard (rire).”

“Très peu d’investisseurs, qu’ils soient privés ou professionnels, osent aller pêcher dans la tempête.”

Pas mal d’IPO…

“Outre celle d’Omega Pharma, j’ai participé à pas mal d’IPO et d’augmentations de capital : Ablynx, Devgen, Thrombo­genics, qui a été rebaptisée Oxurion, Movetis, IBA, EVS qui est d’ailleurs toujours cotée, Real Software, Artwork Systems, etc. Chaque introduction a été un succès, même si par la suite, le destin des sociétés concernées a parfois été très différent, certaines progressant très bien en Bourse, d’autres ayant connu des jours plus difficiles.”

Les jeux vidéo et Nvidia

“Je connais Nvidia depuis plusieurs années. En tant que gamer, ses puces et ses cartes graphiques me sont loin d’être des inconnues. C’est une histoire incroyable. Sa nouvelle puce Blackwell est quelque chose d’assez dingue. D’ailleurs, le cloud, les puces, l’intelligence artificielle, la robotique, l’informatique quantique, c’est tout cela qui domine les Bourses de nos jours. A Wall Street, le secteur technologique représente 28 %. Mais si on ajoute des entreprises comme Alphabet (Google), Amazon, etc., c’est 40 % au sens large de la Bourse américaine qui est dans la techno. Malheureusement, nous n’avons rien de tout cela chez nous. En plus, on vient d’éliminer du Bel20 une des dernières valeurs technologiques qui était Proximus et on a fait rentrer Lotus et Euronav… Cette dernière étant déjà ressortie de l’indice après deux jours. En réalité, le Bel20… actuellement le Bel19 (sans Euronav) est devenu un indice atypique, beaucoup trop pépère, qui ne reflète malheureusement pas l’évolution des marchés en général, donc très technologiques.”


Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content