Jan De Nys (Retail Estates) et Joost Uwents (WDP) analysent le paysage immobilier: la gestion des risques est un sujet brûlant

L’immobilier belge coté en Bourse a connu des heures plus fastes. Jan De Nys et Joost Uwents, respectivement CEO de Retail Estates et WDP, restent confiants. Ils s’en tiennent à leur stratégie de niche, recherchent la croissance à l’étranger et soulignent l’importance de la gestion des risques.
Jan De Nys et Joost Uwents se connaissent bien. “Non pas que nous ayons passé nos vacances ensemble, s’amuse Jan De Nys. Mais nous nous sommes rapidement retrouvés autour de thèmes qui nous intéressaient tous les deux.”
Jan De Nys a fondé Retail Estates en 1998. Joost Uwents fait partie du conseil d’administration de WDP depuis 1999, d’abord en tant que CFO et depuis 2010 en tant que CEO. “Il y a beaucoup de respect mutuel, souligne Joost Uwents. Nous avons tous deux commencé avec un petit portefeuille et l’avons transformé en quelque chose d’important dans notre segment.”
Retail Estates et WDP sont des pionniers de l’immobilier coté dans notre pays. En 1998, Retail Estates n’était que la troisième société d’investissement immobilier – le précurseur des sociétés immobilières réglementées (SIR) – à la Bourse de Bruxelles. Un an plus tard, c’était au tour de WDP. Jan De Nys note également que Retail Estates et WDP “ont été parmi les premiers à choisir consciemment un créneau spécifique. Cela va de soi aujourd’hui, mais à l’époque, c’était innovant”.
Chez Retail Estates, ce créneau est celui de l’immobilier commercial en périphérie – à l’origine, il s’agissait principalement de magasins situé le long des routes, mais aujourd’hui, l’accent est mis sur les parcs d’activités commerciales. Retail Estates gère 1.020 biens immobiliers en Belgique et aux Pays-Bas. Le portefeuille immobilier a une valeur d’environ 2 milliards d’euros.
WDP investit dans l’immobilier logistique et le développe. Le portefeuille, d’une valeur d’environ 7,5 milliards d’euros, comprend plus de 7 millions de m² d’espaces d’entreposage répartis sur plus de 300 sites dans des centres logistiques en Belgique, aux Pays-Bas, en France, au Luxembourg, en Allemagne et en Roumanie.
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TRENDS-TENDANCES. L’immobilier coté a été fortement touché par la hausse des taux d’intérêt. Toutefois, dans le secteur de l’immobilier, on entend souvent dire que les “fondamentaux sous-jacents” sont encore bons. Cela vaut-il également pour les immeubles de vente au détail et de logistique situés en périphérie?
JAN DE NYS. Je considère le secteur du commerce de détail comme un grand gâteau qui est repartagé chaque année. Certains segments, comme les hypermarchés, sont en train de disparaître. Les centres-villes historiques et la périphérie continuent à bien se porter. Tout ce qui se trouve dans les banlieues, à la périphérie, est en revanche en grande difficulté. Les centres commerciaux n’ont plus la cote auprès des investisseurs, les parcs d’activités commerciales font fureur. British Land, le leader du marché des REIT (Real Estate Investment Trust, à savoir des sociétés d’investissement immobilier cotées, ndlr) au Royaume-Uni, s’est débarrassé de tous ses centres commerciaux et veut maintenant investir 800 millions d’euros dans des parcs d’activités commerciales. La bonne santé du marché de la vente au détail dépend donc en grande partie de l’emplacement et du contexte.
JOOST UWENTS. Pour l’immobilier logistique, il faut faire la distinction entre la tendance structurelle et le cycle économique. Sur le plan structurel, tout va bien. La chaîne d’approvisionnement est et reste cruciale pour toute entreprise, tant du côté entrant que du côté sortant. En ce qui concerne les produits sortants, il s’agit de livrer les clients à temps et correctement, que ce soit dans les magasins, à domicile ou au bureau. Les clients attendent de la disponibilité, de la flexibilité et des retours faciles. Cela nécessite une logistique efficace qui livre les produits au bon moment et au bon endroit.
Du côté de la réception, l’accent n’est plus mis sur le “juste à temps” mais sur le “juste au cas où”. Des perturbations telles que la pandémie de grippe aviaire, l’Ever Given qui a bloqué le canal de Suez, la guerre en Ukraine, la crise énergétique, les rebelles houthis en mer Rouge, etc. ont mis en évidence l’importance des stocks stratégiques pour garantir la disponibilité des produits. Les entreprises doivent donc investir dans cette chaîne d’approvisionnement. Dans le même temps, l’expansion devient plus difficile en raison du manque d’espace. Cela signifie que nos clients et nous-mêmes devons prendre soin des infrastructures et des entrepôts existants.
Conjointement, nous connaissons un creux aujourd’hui. En raison de la hausse des taux d’intérêt, l’économie s’est quelque peu refroidie. Très classiquement, cela se traduit dans un premier temps par une sur-utilisation des entrepôts. Mais ensuite, une fois que les stocks ont été vendus, moins de commandes supplémentaires sont passées et on se retrouve avec une sous-utilisation. Cependant, comme nous travaillons avec des contrats à long terme, l’impact sur notre taux d’utilisation des capacités est très limité. Aujourd’hui, nous atteignons un taux d’occupation d’environ 98%. Si nous ne pouvions pas attirer de nouveaux locataires, ce taux pourrait tomber à 97% d’ici la fin de l’année prochaine. En d’autres termes, ce n’est pas grand-chose. Mais d’un point de vue opérationnel, nous connaîtrons une certaine pression en 2025.
Le sentiment à l’égard des immeubles de placement/investissements devient-il positif ?
J.U. Je pense que le passage de l’argent gratuit à un coût du capital positif d’environ 5% a été accepté par tout le monde – les entreprises comme les investisseurs. Il y a maintenant un équilibre, où ce nouveau point de départ est utilisé comme la norme dans les calculs et les décisions d’investissement.
Dans ce contexte, les SIR (sociétés immobilières réglementées) restent un choix sûr et attrayant pour les investisseurs individuels. Avec la société immobilière réglementée, la Belgique dispose du meilleur statut de REIT en Europe et je pense que nous pouvons en être fiers. Il offre une protection énorme, ce qui signifie que nous ne pouvons pas faire faillite de facto. En outre, les SIR dans des secteurs aux fondamentaux solides, où les loyers restent stables ou augmentent en fonction de l’inflation, constituent un investissement à l’abri de l’inflation. Elles constituent donc un choix logique pour ceux qui souhaitent investir une partie de leur patrimoine dans l’immobilier sans prendre trop de risques.
“Les SIR dans des secteurs aux fondamentaux solides constituent un investissement à l’abri de l’inflation.” – Joost Uwents (WDP)
J.D.N. Les épargnants et les investisseurs, en particulier les acteurs institutionnels, ont redécouvert ce que signifie le risque. Chez Retail Estates, nous nous positionnons depuis 27 ans comme des gestionnaires de risques. Nous n’avons donc pas connu de pics élevés, mais pas non plus de creux profonds. Pendant 18 ans, y compris pendant la crise du covid, nous avons augmenté notre dividende de 10 cents, une prévisibilité qui nous a valu le titre d’”action ennuyeuse par excellence” dans un article de De Tijd. Mais nous avions un IRR (taux de rendement interne, ndlr) de 9,9% !
“Les épargnants et les investisseurs, en particulier les acteurs institutionnels, ont redécouvert ce que signifie le risque.” – Jan De Nys (Retail Estates)
Dans notre secteur, la “roue du commerce de détail” est un concept familier : les concepts de magasins peuvent s’user et disparaître. J’appelle cela des zombies. Nous commençons à les éliminer progressivement à l’avance. Par exemple, à un moment donné, nous avions 39 magasins Bristol dans notre portefeuille. Le jour de la faillite, il en restait 11. Neuf d’entre eux ont été repris par un autre client. C’est de la gestion de risque et c’est un sujet brûlant aujourd’hui.
La répartition des risques en fait également partie. Nous gérons un portefeuille réparti sur 150 sites en Belgique et 20 aux Pays-Bas. Parfois, le risque réside également dans la structure de l’actionnariat, dans le taux d’endettement ou dans la gestion. L’activité sous-jacente peut être très bonne. Par exemple, je pense que la location de chambres d’étudiants est une activité fantastique : une grande répartition des risques, les parents paient, etc. Pourtant, aujourd’hui, il y a de la méfiance.
Sous la présidence de Trump, les tendances isolationnistes et protectionnistes menacent de s’accentuer encore. Est-ce aussi un risque?
J.U. La mondialisation est en recul depuis le covid. Trump ne fera que renforcer cette tendance. Nous nous dirigeons vers une “continentalisation”. Pour l’Europe, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Nous devrons en faire plus nous-mêmes. Et à l’intérieur du continent, il y aura une grande sécurité d’approvisionnement et de disponibilité. Cela s’accompagnera de reshoring, ou parfois de nearshoring (déplacement de la production vers un lieu proche des marchés de vente, ndlr). Aujourd’hui, nos puces informatiques sont produites à Taïwan. D’ici 10 ans, les puces seront produites sur tous les continents.
Quel est l’impact de la croissance du commerce électronique sur votre entreprise ?
J.D.N. Dans l’histoire du commerce électronique, il y a beaucoup de nuances de gris. Il y a cinq ans, des chaînes comme Vanden Borre, Krëfel et MediaMarkt voulaient réduire la taille de leurs magasins. Aujourd’hui, ces acteurs vendent plus de 25% de leurs produits dans leurs magasins grâce à des formules telles que le click & collect. Et soudain, ils ont besoin de plus de mètres carrés.
Le click & collect présente de nombreux avantages pour les détaillants : pas de livraison ni de retour, pas de dommages, un contact direct avec le client avec un potentiel de vente à la hausse. Mais cela signifie que nos bâtiments deviennent en quelque sorte des entrepôts.
J.U. Oui, le commerce de détail fait désormais partie de la chaîne d’approvisionnement. Les magasins sont des points de ramassage parfaits. Surtout à la périphérie des villes. Dans les rues commerçantes des centres-villes, c’est beaucoup plus difficile. Mais il ne s’agit plus de commerce électronique ou de boutique classique. Non, c’est l’omnicanal. Et ceux qui ne sont pas en mesure d’offrir l’ensemble ne survivront pas.
Les perspectives de croissance de la zone euro ne sont pas vraiment réjouissantes. Cela pèsera-t-il sur la confiance des consommateurs, qui est importante pour le commerce de détail ?
J.D.N. Je reviens à mon histoire de gâteau… Prenons la fermeture du Makro à Eke. Cela a représenté 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires redistribué aux magasins de Gand. Tous mes clients étaient ravis : leur part du gâteau a augmenté. Mais je pense que le gâteau de la consommation dans son ensemble se rétrécit. La crise énergétique a creusé le fossé entre les “nantis” et les “démunis”. Aujourd’hui, les hard discounters ont plus de mal que les magasins fréquentés par la classe moyenne, dont les salaires profitent de l’indexation automatique.
La question est de savoir si la classe moyenne, qui porte l’économie, restera à flot. La confiance joue un rôle important à cet égard. Aux Pays-Bas, l’office statistique mesure non seulement la confiance des consommateurs, mais aussi leur volonté de dépenser. Et il le fait par secteur d’activité. Allez-vous acheter une nouvelle voiture aujourd’hui ? Non. Investissez-vous dans votre salle de bains ? Oui, parce que les prix de l’immobilier augmentent et que les gens pensent qu’il est rentable d’investir dans leur maison. Après l’emploi/le revenu, un deuxième facteur important est l’évolution de la valeur de votre principal produit d’épargne. Il ne s’agit pas de votre compte d’épargne, mais de votre logement.
Retail Estates et WDP enregistrent-ils une croissance en Belgique ?

J.D.N. Oui. En Belgique, nous appliquons une sorte de politique d’arbitrage. Si nous avons l’occasion d’acheter un beau retail park, nous le faisons. Mais nous vendons aussi chaque année des biens de notre portefeuille belge. Les investisseurs privés manifestent beaucoup d’intérêt pour les magasins classiques avec lesquels j’ai commencé. Pour nous, ces biens sont moins intéressants parce qu’ils nécessitent beaucoup de main-d’œuvre. Je pense que c’est aussi un bon test. De temps en temps, il faut être du côté du vendeur sur le marché.
Aux Pays-Bas, nous sommes arrivés à maturité. Nous y possédons 17 parcs commerciaux, dont 14 figurent dans le top 20. J’ai eu beaucoup de chance avec la consolidation du secteur après la crise bancaire de 2008. Mais pour la croissance, nous nous tournons désormais davantage vers d’autres pays. Cela me semble plus intéressant que de vouloir avoir un magasin à chaque coin de rue.
Quels pays ?
J.D.N. À chaque bête son pâturage. Je veux pouvoir m’y rendre en voiture et rentrer chez moi le soir. Donc la France. L’Allemagne aussi, la région entre Cologne et Düsseldorf. Pour nous, le pouvoir d’achat est crucial. Je vise par là la classe moyenne avec un double revenu, une voiture de fonction, une maison-jardin, deux enfants…
J.U. Nous sommes actuellement présents dans six pays, dont quatre sont nos leaders : les pays du Benelux et la Roumanie. Ce sont nos marchés principaux, où nous pouvons encore réaliser de grands projets. Mais nous voulons passer d’un acteur Benelux-Roumanie à un acteur paneuropéen, avec la Roumanie comme ajout important.
Pour y parvenir, nous nous concentrons sur la France et l’Allemagne. Ces deux marchés sont essentiels pour mieux servir nos clients et accroître notre présence. La France montre déjà une nette traction : nous avons déjà conclu d’excellentes affaires et d’autres sont à venir. L’année prochaine, nous voulons ouvrir un bureau à Paris, ce qui fera de la France un marché principal à part entière. Par la suite, nous voulons également prendre des mesures similaires en Allemagne.
La politique d’octroi des permis suscite beaucoup de mécontentement dans le secteur de l’immobilier au sens large. Quel est votre avis ?
J.D.N. Les procédures flamandes d’octroi de permis ne sont pas expliquées à l’étranger. Ici, vous pouvez passer des mois à préparer une demande de permis de construire, tout faire approuver, puis un voisin peut s’opposer au projet en s’adressant au Raad voor Vergunningsbetwistingen (Conseil pour les litiges en matière de permis auquel il faut s’adresser en Flandre, ndlr) avec une simple lettre. Et ce, alors que les bétonnières sont déjà prêtes. C’est très frustrant.
En Wallonie, l’approche est différente. Il faut désormais se concerter avec les parties prenantes lorsque l’on demande un permis de construire. Il faut donc s’asseoir à la table avec les commerçants et les habitants du quartier.
J.U. C’est en effet un drame en Belgique. Même si un site est officiellement cartographié en zone industrielle, vous n’êtes pas sûr de pouvoir y construire quoi que ce soit. Les gens qui s’installent délibérément à côté d’un site industriel parce que le terrain y est moins cher, se plaignent quand un projet doit être développé à proximité de chez eux et estiment que l’endroit doit rester en l’état. Un seul individu peut bloquer un projet pendant des années.
Si, en Flandre et en Belgique, nous faisions bon usage des terrains industriels existants, nous créerions déjà une grande quantité d’espaces supplémentaires. Aujourd’hui, les entreprises de Flandre-Occidentale déménagent dans le nord de la France parce que rien n’est possible ici, alors que des terrains industriels sont encore disponibles. C’est une tragédie !
“En Belgique, même si un site est cartographié en zone industrielle, vous n’êtes pas sûr de pouvoir y construire.” – Joost Uwents (WDP)
Pour les parties qui ont déjà un portefeuille ici, comme Retail Estates et WDP, cela a un effet bénéfique : il est plus difficile pour les nouveaux acteurs d’entrer et cela crée une rareté.
J.D.N. Oui, c’est ce qu’on apprend en première année d’économie : l’offre et la demande. S’il arrive qu’une roue roule dans notre secteur du commerce de détail, c’est tout simplement parce que les autorités locales ouvrent les vannes. Les Néerlandais ont décidé en 1987 qu’il pourrait y avoir 191 parcs commerciaux. Ils n’ont jamais dérogé à cette règle. On sait à quoi s’attendre là-bas.
En Wallonie, heureusement, le robinet est maintenant complètement ouvert. Dans le commerce de détail, les mètres carrés ne peuvent être ajoutés que par remplissage. Il est donc encore possible de démolir une usine ou un entrepôt et d’y installer des magasins. Mais développer un site ouvert, c’est terminé. Quel soulagement !
Aux Pays-Bas, il y a un nouveau gouvernement, le climat des affaires y a-t-il changé ?
J.U. C’est le chaos, mais pas pour nous. Pour les Néerlandais, oui.
J.D.N. Le chaos et l’incertitude. Le gouvernement a supprimé les mesures relatives à l’azote et il n’y a rien à la place. Ce n’est pas ainsi que nous connaissons ce pays. Les Pays-Bas ont toujours été assez simples sur le plan fiscal. Mais c’est fini. Si j’établis un budget pour nos activités aux Pays-Bas, il est valable pour un an. Je ne m’aventure plus dans un budget triennal.
Mais nous pouvons encore apprendre quelque chose de la politique néerlandaise en matière de permis.
J.U. Oui, c’est beaucoup plus rationnel. Il y a aussi de la participation et de la discussion, mais on travaille toujours à une solution.
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