“Ce n’est pas parce qu’on construit plus de logements que les prix diminuent”

Le lobbying autour de la crise actuelle du segment de la promotion immobilière ferait oublier les crises bien plus latentes liées à l’évolution du parc de logements et à la financiarisation du secteur immobilier. Mais comme l’explique l’économiste Ingrid Nappi, la sortie de crise serait à trouver dans les logements existants et non dans la production de logements neufs.

Habituée à effectuer le déplacement de Paris à Bruxelles pour donner cours à l’Executive Master Immobilier de l’UCLouvain, l’économiste Ingrid Nappi, également professeure à l’Ecole des Ponts ParisTech, jette un regard éclairé sur l’évolution du paysage immobilier européen.

TRENDS-TENDANCES. Les marchés immobiliers européens semblent digérer différemment la soudaine hausse des taux d’intérêt décidée par la Banque centrale européenne depuis 18 mois. Par exemple, l’Allemagne, le Luxembourg et la France subissent un net ralentissement des transactions et des baisses de prix. Certains pays européens sont-ils aujourd’hui plus en proie que d’autres à un krach immobilier?

INGRID NAPPI. Non, je ne pense pas. Dans la plupart des marchés immobiliers européens, il faut surtout prendre un peu de recul par rapport à la période que nous traversons. Pour beaucoup, la crise actuelle est liée presque exclusivement à la hausse des taux d’intérêt. Or, cette crise est surtout multiforme et structurelle. Elle est brutale car elle vient grever automatiquement à la baisse la valeur des actifs détenus par les investisseurs. Elle est également marquée par la baisse du volume et du nombre des prêts immobiliers.

Mais la crise était latente et est avant tout à la fois celle d’un secteur économique – celui de la construction et de la promotion immobilière – et celle du parc immobilier construit qui est resté rigide et ne permet plus d’avoir une mobilité et une rotation de ses occupants au sein de ce parc. Il y a suffisamment de logements partout en Europe. Par contre, il y a un problème à la fois de vétusté et d’allocations de ces logements. Ils sont mal répartis sur le territoire comme parmi les classes d’âge de la population. Il y a une inadéquation du parc immobilier actuel par rapport à une démographie qui évolue depuis ces 30 dernières années. Enfin, une partie de ce parc a également été détournée de sa fonction essentielle, qui est d’y vivre et non pas d’héberger des touristes de passage.

Il y a donc une confusion sur les origines de cette crise…

Oui. C’est d’autant plus compliqué qu’il devient urgent de changer de paradigme. La transition écologique indispensable de ce secteur nécessite de repenser l’acte de construire tant dans l’usage des matériaux que dans l’artificialisation du foncier. C’est tout un secteur industriel qui a marqué la croissance d’après-guerre qui doit se repenser et innover dans un contexte de raréfaction des ressources, tandis que le parc de logements construits devient quant à lui obsolète et est de surcroît le principal émetteur de gaz à effet de serre. Par ailleurs, la crise est indéniablement également conjoncturelle. Elle est pour le moment très importante pour les acteurs de toute la chaîne de valeur de la production de l’immobilier neuf: les promoteurs, les constructeurs, les notaires, les agents, etc.

“Le taux d’effort des ménages n’a jamais été aussi important.”

Aujourd’hui, la crise est très fortement médiatisée par les promoteurs immobiliers car il y a une crise de la promotion immobilière et que les promoteurs pèsent très lourd en termes de lobby. Mais la vraie crise est ancienne et est liée à la financiarisation du secteur, délaissé depuis deux décennies par les grands investisseurs institutionnels car moins rentable que du bureau ou du commerce au profit de certains ménages qui ont beaucoup investi voire parfois spéculé dans l’immobilier locatif meublé.

Il y a tout de même une baisse de la demande et de l’octroi des crédits immobiliers qui n’est pas liée à la construction neuve…

L’accès à la propriété et au marché locatif a été sérieusement enrayé depuis l’apparition des logements meublés locatifs à court ou long terme. Cela concerne toutes les capitales européennes. Depuis le début des années 2000, les prix du logement ont augmenté de manière exceptionnelle dans toutes les grandes métropoles européennes, souvent deux ou trois fois plus vite que les revenus des ménages. Le taux d’effort des ménages n’a jamais été aussi important, même lorsque les taux d’intérêt étaient au plus bas. La part des dépenses consacrée au logement dans les revenus des ménages les plus défavorisés avoisine les 40% alors qu’elle ne doit pas dépasser un tiers des revenus normalement.

En Belgique, les promoteurs immobiliers défendent l’idée qu’une hausse de l’offre de logements neufs fera baisser les prix. Certains politiciens ne partagent pas cette idée. Qu’en pensez-vous?

Je suis d’accord avec ces derniers. L’offre immobilière est particulièrement inélastique, notamment dans le parc privé. Ce n’est pas parce qu’on construit plus de logements que les prix diminuent. Nous l’avons observé ces 15 dernières années. Nous n’avons jamais autant construit et les prix n’ont jamais autant augmenté. Ce qui fait le prix n’est pas l’offre mais la demande. Ce n’est pas la construction neuve qui fait diminuer les prix. Il faut différencier les flux du stock. La baisse actuelle des prix est liée au fait qu’il y a une dépréciation des logements énergivores. Les ménages ne sont plus attirés par ces logements.

Le ralentissement de l’activité ne rend-elle pas toutes les ambitions de verdissement du parc immobilier prévues d’ici 2050 pratiquement impossibles?

Non, je ne pense pas car il y a des obligations claires en la matière. Ensuite, les propriétaires n’auront bientôt pas d’autres solutions puisqu’ils observent que la valeur des logements énergivores se déprécie au fil du temps.

“La clé de toute cette crise est dans le logement existant.”

Et sans accélération de la production de logements neufs, nous pouvons quand même y parvenir?

Mais nous n’en avons pas forcément besoin partout! La production de logements de qualité n’est pas liée qu’à la construction. Par exemple en France, il faut produire 500.000 logements par an. Cela signifie qu’il faut peut-être construire 200.000 logements mais qu’il faut surtout en remettre 300.000 sur le marché via la rénovation et la réhabilitation des passoires dites thermiques mais également en réallouant les locations touristiques de courte durée sur le marché locatif classique. Ces dernières sont sorties du stock et doivent retrouver de la valeur.

La clé de toute cette crise est dans le logement existant. Dire que les demandes de permis diminuent ou que les mises en chantier sont en recul n’est plus réellement un indicateur valable pour évaluer la dynamique des marchés immobiliers en Europe car la rénovation va primer davantage dans le contexte actuel de la transition énergétique et écologique et de la crise climatique.

Le discours des promoteurs est quand même d’affirmer que nous n’atteindrons pas ces objectifs environnementaux, et donc une PEB A, sans constructions neuves…

Les fédérations et des lobbys des promoteurs immobiliers défendent bien évidemment les bienfaits de la construction neuve. Mais certains grands promoteurs ont développé des filiales de rénovation du parc existant parce qu’ils se rendent compte que l’avenir est également sur ce segment. Le promoteur immobilier n’est plus le seul acteur dans la production de logements. De nouveaux entrants arrivent. Ils doivent s’en rendre compte.

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