Zone de turbulences pour IBA, la star wallonne des technologies médicales

© PHOTOS PG

Le champion de la protonthérapie, IBA, sort d’une année difficile. Son patron, Olivier Legrain, estime que l’entreprise est victime des “shorters” et aussi d’un cycle de vente et d’installation fort long. Mais le carnet de commandes est bien rempli.

Pour paraphraser un film qui a eu sa notoriété, la protonthérapie n’est pas un long fleuve tranquille. Le leader de ce marché, l’entreprise wallonne IBA (Ion Beam Applications), en sait quelque chose. Basée à Louvain-la-Neuve, elle conçoit et installe partout dans le monde de vastes dispositifs de protonthérapie, une des technologies les plus avancées dans le traitement du cancer.

Des signatures de contrats repoussées ont bousculé son cours de Bourse en 2017. La chute a été d’autant plus forte que l’entreprise avait connu une année 2016 euphorique en commandes et en recrutement, des ventes en hausse de 22 % et une campagne pour engager 400 ingénieurs. Après un sommet historique à 56,39 euros en mai dernier, l’action a glissé et se stabilise à 24 euros.

“Nous devons avoir une organisation plus flexible”

” Clairement, il y a eu une déception, mais doit-elle coûter 60 % du cours ? Je ne le pense pas “, concède Olivier Legrain, CEO d’IBA, visiblement ébranlé par la forte réaction boursière. Il estime que le cours du titre a été victime des spéculateurs à la baisse, les shorters, qui amplifient les mouvements. ” Je ne sais pas pourquoi ce genre d’opération est autorisé et je ne comprends pas ce que ces opérateurs apportent en création de valeur. ” Il précise en avoir tiré des conclusions. ” Nous devons voir une organisation plus flexible pour nous adapter aux fluctuations du marché. Nous y avons travaillé. ”

Le marché de la protonthérapie pourrait atteindre près de 20 % des traitements par radiothérapie, au lieu de 1 % aujourd’hui.

Il dément au passage les rumeurs d’OPA rapportées dans la presse début janvier : ” Que Philips ou un autre groupe rachète IBA n’apporterait rien, à mon avis, ni à Philips ni à IBA. Il n’y a aucun intérêt stratégique à fusionner avec une société plus grande. Nous avons la capacité de nous développer en stand alone, en recourant à des partenariats. ” IBA a, par exemple, un partenariat avec Philips pour la partie imagerie de ses installations et pour l’aider à vendre des systèmes. La société, qui compte 1.500 salariés et réalisait un chiffre d’affaires de 330 millions en 2016, n’est donc pas tentée par un mariage. Toutefois, la majorité du capital étant flottant (63,39 %), la voie n’est pas verrouillée.

Jusqu’à 100 millions d’euros par contrat

La nature des affaires d’IBA peut rendre les années parfois rudes car chaque contrat représente un gros chiffre d’affaires, des dizaines de millions d’euros. Un ou deux simples retards de signature peuvent troubler les chiffres annuels… et même entraîner des pertes, comme cela risque d’être le cas pour 2017.

La spécialité d’IBA est la construction d’accélérateurs de particules, les cyclotrons. Née en 1986 d’une spin-off de l’UCL, l’entreprise fondée par Yves Jongen (1) a conçu des cyclotrons compacts et a développé différentes applications pratiques de ce qui était surtout une technologie de recherche : dans la stérilisation, la fabrication de radio-isotopes, le diagnostic du cancer. Depuis la fin des années 1990, son grand défi est la protonthérapie, un traitement de certains cancers, plus efficace, plus ciblé, aux effets secondaires largement réduits, une alternative à la radiothérapie classique.

Après une première vente à l’hôpital de l’Université de Harvard, à Boston, l’entreprise wallonne développe un marché dont elle est le numéro 1 à l’échelle mondiale, avec plus de 40 % de parts de marché. Aujourd’hui, l’entreprise se présente avant tout comme un producteur de systèmes de protonthérapie (70 % des ventes d’IBA).

Zone de turbulences pour IBA, la star wallonne des technologies médicales
© PHOTOS PG

Plus cher mais moins d’effets secondaires

” Le plus grand obstacle pour vendre cet équipement est l’accessibilité des traitements, précise Olivier Legrain. En Europe, un traitement de protonthérapie est remboursé à hauteur d’environ 25.000 euros, près du double d’un traitement radiothérapique. On a tendance à ne voir que le coût du traitement mais la protonthérapie, dans certains cas, a l’avantage de limiter les effets secondaires propres à la radiothérapie conventionnelle, donc de prolonger la vie du patient et d’améliorer sa qualité de vie. ”

La protonthérapie consiste à envoyer l’essentiel de l’énergie des protons sur la tumeur, de manière précise, sans toucher les tissus voisins. Le dispositif est imposant : il faut construire un bâtiment ad hoc, avec la ou les salle(s) de soin et, surtout, un bunker pour abriter le cyclotron qui va accélérer les protons à haute énergie envoyés sur les tumeurs. Cet appareil pèse plus de 220 tonnes pour le modèle utilisé sur les systèmes à salles multiples (les premiers qui ont été développés) et 55 tonnes pour les systèmes à une salle, plus récents (ProteusOne).

L’émission de protons convient surtout pour les traitements où les tissus visés sont trop proches d’organes vitaux, où le risque d’effets secondaires est élevé. La protonthérapie est donc surtout utilisée pour les traitements de tumeurs à la tête, au cou, au cerveau, aux poumons, à la prostate, aux seins, aux reins, au foie, ainsi que pour des cas de cancer pédiatrique.

Le marché de la protonthérapie pourrait atteindre près de 20 % des traitements par radiothérapie, au lieu de 1 % aujourd’hui. Ce chiffre provient d’une étude réalisée aux Pays-Bas pour l’équipement des hôpitaux du pays, où un total de six salles a été commandé, pour un nombre annuel de patients que l’étude évalue à 5.800. En extrapolant le chiffre au marché mondial, cela représente, selon IBA, un potentiel de plus de 2.500 salles de traitement, alors que l’équipement actuel se situe à 270 salles, dont 200 en opération et 113 vendues par IBA (43 % de part de marché).

Zone de turbulences pour IBA, la star wallonne des technologies médicales

Pas assez connu des patients et des médecins

” C’est un marché de niche appelé à croître, assure Olivier Legrain. IBA est bien positionné. Quand cela va-t-il se réaliser ? Difficile à estimer. ” Tout dépend des politiques de santé, des remboursements, mais aussi de la connaissance du public de ce type de traitement. Le système est, à vrai dire, peu connu. ” Nous avons eu le cas d’une amie d’un membre du personnel, qui était condamnée par un cancer au cerveau et qui ne connaissait pas le traitement. Personne ne lui en avait parlé. On l’a mise en relation avec un centre en France. Elle était éligible au traitement et celui-ci donne de bons résultats. Ce genre de situation ne devrait pas exister. ”

Pour améliorer l’accessibilité de la protonthérapie, IBA a développé un système à une seule salle, le ProteusOne, facturé environ 20 millions d’euros, qui revient à 25 millions en comptant le coût du bâtiment, contre 40 à 60 millions pour le modèle multisalle développé lorsque l’entreprise s’est attaquée à cette technologie (jusqu’à 100 millions d’euros, bâtiment à cinq salles compris). Les modèles multisalles sont adaptés à des grandes villes comme Paris ou Pékin, ou à des pays qui croient beaucoup en la protonthérapie. Sur ce plan, la Belgique reste en retrait : elle n’a commandé qu’un système à une salle pour Louvain et un autre en prévision (encore à signer) pour Charleroi, soit une salle pour 5,6 millions d’habitants. En comparaison, les Pays-Bas disposent d’une salle pour 2,8 millions d’habitants (six salles réparties dans le pays).

Le succès du “petit” système

Le ProteusOne est le moteur de la croissance de l’entreprise. Il a baissé le seuil d’accès à la protonthérapie. Cela permet de se rapprocher des patients en leur évitant de parcourir des centaines de kilomètres pour des soins qui durent généralement une trentaine de jours. Les ventes ont fortement nourri le carnet de commandes, qui représente un bon milliard d’euros de matériel et de services à livrer (données au premier semestre 2017).

La protonthérapie est un marché de niche appelé à croître.” Olivier Legrain, CEO d’IBA

IBA n’est pas le seul acteur du secteur. Il y en a deux autres, de taille : l’américain Varian, déjà présent dans la radiothérapie conventionnelle, et le japonais Hitachi. Fin juin 2017, en nombre de salles de traitement, IBA restait leader du marché avec 43 %, devant Varian (23%) et Hitachi (14%). ” Lors des appels d’offre, on se retrouve généralement tous les trois “, précise Olivier Legrain. Varian se montre le plus agressif : il fournit aussi le financement des installations. ” Varian a des poches profondes, note Lenny Van Steenhuyse, analyste chez KBC Securities. Il bénéficie des revenus de la radiothérapie et peut donc les utiliser pour financer ses développements et ses ventes dans la protonthérapie, alors qu’IBA ne peut pratiquement compter que sur les revenus de la protonthérapie. ” Mais IBA compte sur sa position de leader, et lors de la compétition pour le projet de Louvain, pour laquelle Varian était également candidat, c’est IBA qui l’a emporté.

Environ 30 % de revenus sous forme de services

Le cycle de vente et de mise en service est long. ” Il faut environ 30 mois entre la commande et la mise en service, détaille Olivier Legrain. Dix-huit mois pour construire le bâtiment et 12 pour installer le matériel et le mettre en route. ” Les revenus sont connus à mesure que la production avance. L’entreprise fournit aussi beaucoup de services. Entre autres, du personnel permanent est détaché sur site pour faire tourner le système et l’entretenir. Le matériel est aussi mis à jour. La part des services atteint maintenant 30 % des ventes. ” Et cela devrait augmenter à mesure que le marché s’équipe. ”

A terme, les services devraient stabiliser les ventes. Mais ce n’est pas encore le cas, comme on s’en est aperçu cette dernière année. ” Nous avons publié deux avertissements, explique Olivier Legrain. Un en juillet 2017, pour deux choses : un retard dans la construction de bâtiments – que nous ne contrôlons pas – chez certains clients, ce qui fait que nous devons nous-mêmes retarder l’installation du matériel de protonthérapie et ce qui recule la comptabilisation de nos revenus ; et nous avons aussi connu des dépassements budgétaires, ce qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. Le deuxième avertissement a été publié en janvier de cette année, car des commandes ne s’étaient pas réalisées fin 2017, les signatures ayant été reportées. ” L’une d’elles, pour l’Argentine, a été signée début janvier. Quatre autres sont encore en discussion.

Zone de turbulences pour IBA, la star wallonne des technologies médicales
© PHOTOS PG

Un business à cycles longs

Pour IBA, il ne s’agit pas de problèmes structurels, mais de reports. ” L’année 2017 a été plus faible que les années précédentes, reconnaît Oliver Legrain. C’est un business à cycles longs, difficile à découper en tranches de 12 mois. Alors, imaginez en tranches de trois mois ! Nos actionnaires doivent le comprendre… et le comprennent pour la plupart. L’activité est volatile, avec des ventes de 25 salles de protonthérapie en 2016, et plutôt 18 en 2017. Cela crée une volatilité dans la visibilité qu’on peut donner à moyen terme. ”

Hélas pour le cours d’IBA, ces avertissements répétés ont troublé à la fois le marché et les analystes financiers. Celui d’ING a même recommandé la vente du titre. IBA, il est vrai, exerce une activité très particulière, très niche… Un mouton noir difficile à appréhender. Et qui intrigue. L’entreprise a tout de même connu un moment positif le 12 janvier, lorsqu’elle a annoncé qu’un investisseur, Kempen Capital Management, avait pris 3 % des parts dans la société. Un fonds dont l’arrivée a fait rebondir l’action et qui a pour slogan : ” Turning hidden treasures into solid growth “, transformer les trésors cachés en solide croissance.

(1) Yves Jongen est encore ” chief technology officer “. En 1997, il a été élu Manager de l’Année, avec Pierre Mottet, ancien CEO, actuellement président du conseil d’administration d’IBA.

“IBA est une usine virtuelle”

Il n’y a pas d’usine IBA. L’entreprise, située dans le zoning de Louvain- la-Neuve, compte surtout des bureaux et un hangar (bientôt deux) mais pas de chaîne de fabrication. ” IBA est une usine virtuelle, avance Oliver Legrain. On conçoit les systèmes mais nous n’en fabriquons pas les éléments. Nous les assemblons, testons les accélérateurs et nous occupons de l’assemblage sur le site du client. ” Les éléments sont fabriqués par les partenaires, comme les Ateliers de la Meuse pour les salles de traitement de ProteusOne, ou Karl Hugo pour des pièces usinées. Les gros éléments des accélérateurs en acier spécial viennent d’Autriche. L’assemblage n’est pas automatisable, ” mais il y a moyen de standardiser les éléments, comme pour les trains et les avions, nous y travaillons “, ajoute Olivier Legrain. L’entreprise est conseillée par un administrateur qui connaît bien cette nouvelle approche industrielle ” virtuelle ” : Marcel Miller, directeur général d’Alstom Benelux.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content