Ypra, une bière haute couture
Rien, à première vue, ne semble relier le baron Edouard Vermeulen, le styliste préféré de la Reine, et Omer Jean Vander Ghinste, le 4e Omer de la brasserie homonyme. Pourtant, depuis des générations, les deux familles sont liées par la même tradition brassicole. Ensemble, ils ont ressuscité l’Ypra, la bière iconique de la brasserie Vermeulen.
Entre les tissus nobles et le houblon, il y a un gouffre. Si la passion pour la bière d’Edouard Vermeulen, le concepteur de la maison de couture Natan, était relativement connue, rien n’a jamais vraiment transpiré sur ses racines brassicoles. Pas même lors du très long portrait que lui a consacré Le Figaro en avril dernier. Edouard Vermeulen est le fils de Charles Vermeulen, le dernier brasseur de la brasserie homonyme installée en plein centre d’Ypres à la rue de Dixmude.
“La maison familiale jouxtait la brasserie, raconte-t-il. Comme dans toutes les petites villes. Avant, on disait qu’il y avait le curé, le notaire et le brasseur. La brasserie Vermeulen est née en 1836 et est restée dans la famille jusqu’il y a peu. Quand je sortais de l’école étant petit, la ville exhalait des odeurs de brassage. J’ai passé mon enfance au milieu des fûts et des casiers de bière qui étaient encore en bois. Je me souviens bien de Sylvère qui aidait mon père au brassage. Du camion rouge de Robert et du vert de Jacques. Avec mon frère devenu notaire, on avait chacun le sien. Moi, c’était le vert. Je remercie mon papa, décédé il y a peu, de nous avoir laissé choisir notre voie à mon frère et moi. Même si c’était loin de la tradition brassicole familiale. Ceci dit, ma maman avait coutume de dire qu’il ne fallait pas deux têtes pour diriger une brasserie familiale. Vous savez, mon fils Charles-Henry parle le west- flandrien aussi bien que moi grâce aux moments qu’il a passés avec ses grands-parents et dans l’univers de la brasserie.”
La distribution en 1976
Depuis sa création par Polydore Vermeulen, la brasserie a franchi les générations, se cédant de père en fils ou d’oncle en neveu. Elle est restée active dans le brassage jusqu’en 1976. Elle n’a jamais produit de pils mais était connue dans la région pour l’Ypra, une bière blonde à fermentation haute ou la Spéciale, une ambrée issue de la grande famille des spéciales belges imaginées au début du 20e siècle pour contrer la montée en puissance de la pils.
“A l’époque, mon père s’est retrouvé devant un choix stratégique, explique Edouard Vermeulen. Pour continuer à brasser et à grandir, il fallait renouveler le matériel. Un investissement trop important pour une petite brasserie, d’autant qu’on ne pouvait plus faire cela en ville. Il a alors opté pour la distribution de bières. Parallèlement, il a choisi de rénover et de développer le patrimoine immobilier. Dont des cafés et un hôtel sur la place d’Ypres.”
“Nous n’aurions jamais pu vendre la brasserie à quelqu’un d’autre…”
En 1976, Charles Vermeulen prend aussi en charge la distribution des bières de la brasserie Omer de la famille Vander Ghinste, située à Bellegem à un jet de houblon de Courtrai et de Mouscron. “Auparavant, les brasseries n’étaient pas viables sans leurs propres débits de boisson qu’il fallait évidemment approvisionner, explique Omer Jean Vander Ghinste, le quatrième Omer à la tête de la brasserie créée en 1892. La consommation s’effectuait à 80% dans nos cafés. Au début du 20e siècle, le café jouait aussi le rôle de centre de distribution. Il n’y avait pas de bouteilles et le client venait chercher sa bière avec sa propre carafe. En 1995, Charles Vermeulen, alors âgé de 67 ans, a arrêté ses activités de distribution. Nous les avons reprises et nous avons desservi ses cafés avec nos bières. Si Charles ne brassait plus, il faisait quand même fabriquer son Ypra à façon par une autre petite brasserie. Il trouvait essentiel qu’elle continue à être disponible dans ses cafés. Ce n’était d’ailleurs pas tout à fait la même bière qu’avant. C’était confidentiel. Purement affectif. Mais cela a continué jusqu’à l’an dernier.”
Une grande famille
Les liens entre Edouard Vermeulen et la famille Vander Ghinste s’expliquent aisément. Les deux familles sont entremêlées depuis des générations. En fait, le grand-père d’Edouard Vermeulen et l’arrière-grand-mère d’Omer Jean Vander Ghinste étaient frère et sœur. C’est donc assez logiquement qu’en 2021, la brasserie Omer a fini par racheter la brasserie Vermeulen, une partie de son patrimoine immobilier (pas la partie familiale) et ses marques. “Nous n’aurions jamais pu vendre la brasserie à quelqu’un d’autre, susurre Edouard Vermeulen. Avant de partir, mon papa était certain que le patrimoine familial était entre de bonnes mains.”
C’est la toute première fois que le styliste bruxellois est associé aux activités de ses ancêtres.
“Nous avons bouclé le cercle familial, renchérit Omer Jean Vander Ghinste. Je suis issu de trois familles brassicoles, elles sont réunies aujourd’hui. En effet, la Brasserie LeFort qui tire son nom de son emplacement sur l’ancien fort de Courtrai détruit par Vauban, est arrivée dans la famille par mariage. Elle appartenait à mon arrière-grand-mère du côté paternel. Désormais, Omer, qui ne produit que des bières familiales, brasse depuis plus longtemps que l’ensemble des abbayes belges…”
Une deuxième vie
La Brasserie Omer dispose d’une gamme étendue. A côté des Omer et des LeFort, elle propose aussi, entre autres, une pils appelée Bockor, la Roodbruin (une bière traditionnelle de Flandre- Occidentale qui vieillit 18 mois en fût de chêne) ou la Cuvée des Jacobins, une bière conçue entièrement en foudre où le lambic fermente et murît lentement. La brasserie, dont la notoriété demeurait jusqu’ici locale, doit son succès belge à l’émission de télé Tournée Générale de la VRT.
Depuis, elle a considérablement augmenté sa chalandise, entre autres dans les cafés et brasseries de la côte belge. Dans la grande distribution, avec la Omer, elle est numéro deux dans la catégorie des blondes fortes derrière la Duvel. Elle est moins présente en Wallonie mais ce n’est pas un choix délibéré. Après tout, comme le dit Omer Jean, les bières de la brasserie sont à 90% wallonnes puisque l’eau vient de Saint-Léger, une section de la commune d’Estaimpuis, toute proche de Bellegem.
Ce printemps, la brasserie Omer rajoute une nouvelle bière à sa gamme: l’Ypra à laquelle elle offre une deuxième vie. Logiquement, Omer Jean Vander Ghinste s’est tourné vers Edouard Vermeulen pour le côté créatif et visuel du packaging. C’est donc la toute première fois que le styliste bruxellois est associé aux activités de ses ancêtres. “Je l’ai fait en mémoire de mon père et de mon enfance passée dans ce milieu convivial si particulier. Il a d’ailleurs pu déguster cette nouvelle Ypra avant son décès. Il était important à mes yeux de garder le graphisme Ypra de base. Simplement, comme l’orange est le rouge de Natan, il s’est imposé pour le Y. Le choix du turquoise pour l’étiquette et les bacs tient à la volonté de détonner dans les assortiments des magasins. Un bac noir ou bleu est perdu dans la masse. Un turquoise, cela frappe! Et puis les jeunes que nous avons consultés trouvent cela cool et moderne.”
Indomptable moulin
Le col de la bouteille fait apparaître un moulin stylisé. Un choix qui rappelle un joyeux fait d’armes de la famille Vermeulen. “Il s’agit du moulin d’Elverdinge, sourit Edouard Vermeulen. Il nous appartenait et servait à fournir le grain moulu à la brasserie. Seulement voilà, le terrain était situé en bordure du parc et du beau château d’Elverdinge, propriété du comte d’Ennetières. Dans les années 1850, il lorgnait notre terrain. Comme mes ancêtres refusaient de vendre, il a planté des peupliers tout autour pour que les ailes du moulin aient moins de vent. Dans un premier temps, les Vermeulen ont augmenté la hauteur du moulin avant de lui retirer ses ailes et d’utiliser un procédé 100% mécanique au début du 20e siècle. Le moulin n’a jamais été dompté! Il est toujours là aujourd’hui et nous appartient encore à mon frère et moi. Ce qui amusant, c’est que moulin se dit meulen en ouest-flandrien. Techniquement, je suis donc Edouard Dumoulin (rires)!”
Une histoire bien ancrée dans la famille puisque lors de son anoblissement par le roi Philippe en 2017, Edouard Vermeulen a fait placer un moulin stylisé tout en haut de ses armoiries…
Une histoire de vitraux
L’Ypra actuelle est moins alcoolisée que son ancêtre (de 7 à 6%). C’est une blonde de fermentation haute qui, comme les Omer, refermente en bouteille. Elle est plutôt douce et fraîche avec de fortes notes houblonnées (cinq houblons différents entrent dans sa composition) et une pointe agrumée. Elle est déjà disponible en exclusivité chez Delhaize (7,48 euros le pack de quatre) avant de rejoindre les autres grands distributeurs cet été dont Colruyt en août.
Pour les Vander Ghinste, la boucle est bouclée juste avant la fin de carrière d’Omer Jean. Derrière lui arrivera Omer Géry, son fils. Une succession d’Omer qui a une explication toute simple. “Omer 1er avait coutume d’offrir des vitraux aux cafetiers qui prenaient sa bière, conclut Omer Jean Vander Ghinste. Quand son premier fils est né, il a dû l’appeler Omer sans quoi il eut fallu changer tous les vitraux par la suite. La tradition est restée. Je suis Omer IV, Géry Omer V. Ces vitraux ont une belle histoire (il en existe un magnifique au Café De Sportwereld situé juste à côté de la brasserie, Ndlr).
Avant, l’écriture était de style gothique. Plus personne n’en voulait après la Première Guerre mondiale (rires). Nous avons alors adopté le style Art déco, toujours présent d’ailleurs sur l’étiquette de la Omer. Nous possédons encore cinq cafés avec de tels vitraux. Je viens d’avoir un courrier de la Région flamande m’annonçant que tous les cinq avaient été classés.”
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