Supermarchés participatifs: un “business model” tenable ?
Alors que les supermarchés dits “participatifs” connaissent leur petit succès en France, plusieurs initiatives similaires voient le jour chez nous: Bees Coop, Coopéco, etc. Comment fonctionnent ces coopératives alimentaires ? Qui sont ces gens qui achètent des parts et acceptent de travailler bénévolement trois heures par mois pour avoir le droit d’acheter des produits qu’on leur promet de qualité et moins chers ?
Tous vous parleront de la Park Slope Food Coop. C’est leur référence ! La preuve, selon eux, que l’utopie peut devenir réalité. Fondée en 1973 avec pour but de redonner du pouvoir d’achat aux habitants du quartier modeste de Brooklyn, à New York, cette coopérative alimentaire qui s’étend sur 1.000 m2 et réalise un chiffre d’affaires de 33 millions d’euros compte à ce jour pas moins de 17.000 membres à la fois coopérateurs, clients et travailleurs. Pour coordonner leurs activités, 70 salariés ont même dû être engagés.
Le principe de ce genre de supermarché que l’on dit ” participatif ” ? Toute personne qui souhaite avoir le droit d’y faire ses courses doit acheter au moins une part de la coopérative et y travailler bénévolement trois heures par mois. Réagencement des rayons, nettoyage du magasin, caisse, réception de la marchandise, etc. L’objectif de ce système fermé – certains diront planifié – est de permettre une réduction du prix des produits. Une faible marge d’environ 20 % est pratiquée sur tous les articles.
Rejet de la grande distribution traditionnelle
S’inspirant de ce modèle, plusieurs initiatives ont récemment vu le jour en France. On peut ainsi penser à La Louve, qui a ouvert fin de l’année dernière un supermarché du même type dans le 18e arrondissement de Paris. A Lille, l’utopie a pris le nom de Superquinquin. Au total, une vingtaine de projets de supermarchés participatifs tentent de se faire une place dans l’Hexagone. Et le mouvement déborde chez nous. Outre toute une série de petites épiceries fonctionnant selon le même modèle (Bloom à Forest, L’Epi à Uccle, l’épicerie participative du Logis-Floréal à Watermael-Boitsfort, etc.), deux supermarchés se sont lancés tout récemment : Bees Coop à Schaerbeek et Coopéco à Charleroi.
Les initiateurs de ces projets ont un point commun : le rejet explicite du modèle de la grande distribution traditionnelle, ou à tout le moins la volonté de proposer une alternative crédible. ” Notre initiative est un rejet de l’industrie agroalimentaire, n’hésite pas à affirmer Marie-Françoise Lecomte, fondatrice de Coopéco (320 coopérateurs à ce jour). Nous voulons être un vecteur de changement. ” A 40 ans, cette avocate spécialisée en droit social, ex-militante du Mouvement de Gauche et cofondatrice du mouvement citoyen Demain, est partie d’un constat : ” Les produits de qualité sont réservés à une élite, dit-elle. Je suis tombée sur le modèle de la Park Slope Food Coop, et j’ai décidé de me lancer.” Ne lui parlez pas de modèle fermé ou de bénévolat. ” Je n’aime pas beaucoup ce terme, rétorque-t-elle. Car on travaille pour nous ! ”
Dans les rayons de Bees Coop
Un petit souci à la caisse du premier supermarché participatif bruxellois. Anne reste zen. ” On est très patient avec les gens qui font la caisse car on sait qu’on y passera un jour “, sourit-elle. A 46 ans, cette psychologue a décidé de se lancer dans l’aventure Bees Coop quelques mois seulement après l’ouverture du supermarché, en mai 2016. ” C’est une initiative très concrète qui demande de s’impliquer personnellement, dit-elle. Il est vrai que les trois heures de travail par mois représentent un investissement, mais cela nous permet de mieux comprendre le fonctionnement interne, par exemple les contraintes au niveau du choix des produits. Et puis quand on compare ce qui est comparable, c’est vraiment moins cher pour une qualité très différente. ”
A l’entrée, Olivier vient d’arriver. Premier shift pour celui qui, en temps normal, tient une boutique de thé dans la capitale. ” On s’inscrit en ligne via un fichier Excel, explique-t-il. Pour le moment, comme le supermarché est encore en phase de test, on indique simplement notre nom à côté des tâches que l’on veut effectuer. Mais quand on aura déménagé dans notre local définitif, les tâches nous seront attribuées. ” Pour le moment, Bees Coop est en effet provisoirement logé dans un garage de 100 m2 situé rue Van Hove, à Schaerbeek. Le supermarché déménagera en septembre dans un bâtiment plus grand situé juste à côté. Acheté par la coopérative au titre d’équipement d’intérêt collectif, il est pour l’heure en pleins travaux.
1.325 coopérateurs
Les premières réflexions autour du projet remontent à trois ans. ” Nous souhaitions disposer de produits qui correspondent à nos valeurs et casser le geste passif qu’est la consommation, explique Quentin Crespel, cofondateur. Nous voulions pouvoir en dire plus aux gens sur les producteurs, sur la qualité des produits, et puis surtout garantir une certaine éthique de ces produits. ” La coopérative est fondée par une centaine de membres. Ils sont aujourd’hui 1.325. Chacun a souscrit au moins une part, ce qui équivaut à 25 euros. ” C’est un investissement qui est remboursable quand on quitte le projet, précise notre interlocuteur. Maintenant, ce que nous demandons aux personnes intéressées, c’est de prendre dans la mesure du possible au minimum quatre parts (100 euros). Le plafond est de 5.000 euros par coopérateur, et il n’y a pas de dividendes reversés. ”
Toute personne ayant au moins une part dans la coopérative peut y faire ses courses, pour autant qu’elle y travaille bénévolement trois heures par mois. Certains coopérateurs travaillent bien davantage. Une cinquantaine de personnes sont actives dans ce que la coopérative appelle les cellules, ces groupes au sein desquels sont prises les décisions quotidiennes concernant le fonctionnement du supermarché (voir notre infographie “Le fonctionnement interne”). Viennent ensuite 80 ” super-coopérateurs ” qui coordonnent le point de vente. ” On estime que dans le labo market, environ 600 à 700 personnes sur les 1.325 coopérateurs font leurs courses de manière régulière “, précise Quentin Crespel.
Un prêt de 1 million d’euros
Comment la coopérative se finance- t-elle ? ” Les 100 membres fondateurs ont mis pas mal de capital, explique notre interlocuteur. Nous étions à 50.000 euros de capital au départ, et puis nous avons fait plusieurs campagnes pour inviter les gens à mettre davantage. Nous avons profité du tax shelter pour start-up qui nous a permis de lever au final 300.000 euros. ” Bees Coop a par ailleurs contracté un prêt de 1 million d’euros auprès des banques pour l’achat du bâtiment et tout l’aménagement du magasin. L’ancienne propriétaire des lieux a en outre octroyé un prêt de 200.000 euros à la coopérative. D’après les petits calculs effectués par Bees Coop, le supermarché peut ouvrir six jours par semaine à partir du moment où 1.200 coopérateurs font effectivement leurs courses. ” A partir de 1.300 coopérateurs qui font vraiment leurs courses avec un panier moyen de 35 euros hors TVA, on est au seuil de rentabilité, précise Quentin Crespel, qui explique viser un chiffre d’affaires de 2,1 millions d’euros fin 2018.
Tous les coopérateurs travaillent de manière non rémunérée, mais des emplois salariés sont créés pour la coordination du projet. A l’ouverture du supermarché dans son bâtiment définitif en septembre, il y aura six emplois salariés dans le projet. ” Aujourd’hui, nous sommes quatre personnes salariées, explique le cofondateur. L’une l’est via la coopérative (lui-même, Ndlr), une autre via une fondation privée, tandis que les deux dernières travaillent au sein de deux projets de recherche-action financés par la Région de Bruxelles-Capitale – l’un sur la logistique urbaine, l’autre sur la mixité et la diversité sociale. ” A ce jour, un seul coopérateur est donc réellement rémunéré par la coopérative.
Une marge unique de 18%
En ce qui concerne les références, le choix reste aujourd’hui assez limité. On est loin de pouvoir faire l’ensemble de ses courses sur place. ” Dans notre labo market, nous avons 450 références, explique Quentin Crespel. Cela tournera autour de 3.000 lorsque nous déménagerons dans notre local définitif. ” La coopérative applique une marge unique de 18 % sur chaque produit. Un ratio calculé pour permettre à l’entreprise de rémunérer les salariés, payer ses coûts fixes, rembourser ses emprunts.
Les produits vendus ne sont pas tous biologiques. ” Nous visons des produits de qualité respectueux de l’homme et de l’environnement, lance notre interlocuteur. Notre système vise la plus grande transparence par rapport au produit. Une personne peut accorder de l’importance au côté biologique d’un produit alors qu’une autre sera plus attentive au fait qu’il soit produit de manière artisanale et à petite échelle, proche de Bruxelles. Nous pensons que ce n’est pas à nous de dire ce qui est bon ou pas. Le quartier dans lequel nous nous trouvons est multiculturel et la diversité sociale est pour nous un élément aussi important que les questions portant sur le bio et l’environnement. S’il nous faut certains produits qui ne soient pas 100 % bio ou locaux pour capter cette diversité et créer du ‘vivre ensemble’, nous sommes prêts à les proposer. “
Des produits 20 à 30 % moins chers, mais…
Au niveau de l’approvisionnement, Bees Coop passe par des grossistes et des producteurs. ” Nous avons pour l’instant une demi-douzaine de grossistes et une grosse quarantaine de producteurs, explique Quentin Crespel. Pour une grande partie des produits d’épicerie, nous travaillons avec des grossistes ; et pour le reste, nous allons essayer de trouver des producteurs et de développer des partenariats spécifiques. Pour les fruits et légumes, nous ne travaillons qu’avec des maraîchers. Maintenant, pour des bananes par exemple, nous passerons sans doute par un grossiste. Pareil pour des carottes et des pommes de terres, qui sont des produits dont nous avons besoin en plus grande quantité. ” Pour l’instant, Bees Coop propose des fruits et légumes, du pain, des oeufs, des produits d’épicerie, etc. Mais on ne trouve pour l’heure ni viande, ni produits laitiers sur les étagères de la coopérative. Cela devrait changer dès l’ouverture du ” vrai ” supermarché, assure-t-on.
Au niveau des prix enfin, difficile de généraliser. Moins cher ? Pas moins cher ? ” Pour l’instant, nous sommes en train de construire le modèle, et acheter au bon prix se fait sur le long terme. A qualité égale, nous estimons être entre 20 et 30 % moins chers. Mais cela va être très variable d’un produit à l’autre, nous n’avons pas la force des centrales d’achat de la grande distribution. ” En résumé, on peut dire que les produits vendus par la coopérative sont certainement moins chers que ceux vendus dans les magasins bio, et affichent plus ou moins le même prix que les articles bio vendus en grande surface. ” Mais il y a bio et bio, relève le cofondateur. Nous ne sommes pas sur du bio industriel. Il faut donc comparer ce qui est comparable. ” Et la plupart des produits vendus par la coopérative sont introuvables en grande distribution…
TRENDS-TENDANCES. Le modèle économique de ces supermarchés d’un nouveau genre vous semble-t-il tenir la route ?
SYBILLE MERTENS. Pour autant qu’il n’y ait pas d’énormes frais de structure et que la relation avec les producteurs soit gérée en direct, 20 % de marge sur tous les produits, c’est tenable quand on n’a ni actionnaires à rémunérer ni coûts salariaux. A New York, la Park Slope Food Coop dégage même des bénéfices. Mais plus de 70 salariés y travaillent. Miser uniquement sur le bénévolat, ce n’est pas tenable à terme car certaines catégories de bénévoles devront d’office être plus impliquées que d’autres. En ce qui concerne le financement de ces projets, les parts sociales de coopérateurs ne suffisent évidemment pas. Ces structures ont donc recours à des subsides, des soutiens divers, de l’impact investing, un prêt classique, etc. Car il faut pouvoir supporter des frais fixes importants.
Quel est le défi principal de ces coopératives alimentaires ?
La conversion des coopérateurs en clients. Il est facile de mobiliser des citoyens et de leur demander d’amener un petit capital (à partir de 25 euros chez Bees Coop, Ndlr), mais combien d’entre eux iront-ils régulièrement acheter sur place ? Et puis combien seront-ils à venir réellement prester leur travail bénévole ? J’ai vu des projets se casser la figure pour cette raison. La fidélisation ne fonctionne que si les clients y trouvent leur compte en termes de consommation. Les citoyens qui participent à ces initiatives le font par idéal, mais ils restent des consommateurs qui ont besoin d’acheter toute une série de produits. Cela ne peut pas tenir uniquement sur de l’idéologie. Il y a donc un fameux défi en termes de gamme et de fluidité des stocks. Or aujourd’hui, ces projets répondent surtout au citoyen, pas encore au consommateur.
Les petits producteurs sont-ils prêts à faire confiance à ces nouvelles structures au fonctionnement particulier ?
L’approvisionnement est effectivement un enjeu important. J’ai personnellement moins de tracas quant à l’existence de la demande que de l’offre. Dans la grande distribution, les petits producteurs locaux connaissent une forte pression sur leurs prix, mais ils ont l’assurance d’écouler leur marchandise. Ici, les porteurs de ce type de projet doivent passer énormément de temps à convaincre les agriculteurs afin de nouer une relation de confiance. Ces supermarchés passent aussi par des grossistes pour toute une série de produits. Mais qui dit grossiste dit intermédiaire, et donc coûts supplémentaires.
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