Sous pression, les géants du négoce agricole se retirent de Russie

A eux quatre, les "ABCD" — ADM, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus — contrôlent "70 à 90% du commerce mondial des céréales". © belga

Pressions politiques, difficultés opérationnelles: plusieurs géants mondiaux du négoce agricole vont se désengager de leurs activités logistiques en Russie, renforçant le contrôle de Moscou sur le commerce stratégique du blé, dont le pays est le premier exportateur mondial.

Jusqu’à présent, ces géants par qui quasi tout le commerce mondial passe, étaient implantés profondément en Russie, faisant le lien entre les fermiers et l’étranger, en possédant infrastructures, silos, terminaux, navires… Mais à partir du 1er juillet 2023, démarrage de la nouvelle campagne de commercialisation, le plus grand négociant agricole mondial Cargill, ainsi que les groupes Louis-Dreyfus (LDC) et Viterra, se contenteront d’affréter des bateaux pour récupérer des cargaisons, afin d’éviter une rupture de la chaîne d’approvisionnement mondiale.

Ils n’auront “plus de participation sur terre, et feront simplement les livraisons“, résume Damien Vercambre du cabinet Inter-Courtage.

Ces mastodontes ont mentionné ces derniers jours des “défis liés à l’exportation de céréales qui continuent de s’accroître”, un peu plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine. Ils devront donc se séparer des terminaux portuaires sur la mer Noire et des silos dans lesquels ils avaient acquis des parts. Pour cela, Viterra comme Louis-Dreyfus évoquent des “options de transfert à de nouveaux propriétaires” pour leurs activités et actifs en Russie. “Je ne serais pas surpris que certains actifs restent aux mains des négociants, que les mêmes équipes russes continuent à faire ce qu’elles font sous un autre nom”, indique à l’AFP Andreï Sizov du cabinet russe SovEcon.

Selon plusieurs médias, l’américain ADM évalue aussi ses options en Russie. Sa présence y est toutefois “extrêmement limitée” et “reste fluide” à ce jour, a indiqué une porte-parole à l’AFP.

Du fait de ces inquiétudes, la tonne de blé tendre a rebondi de plus de 11% sur le marché européen mercredi dernier, après un plus bas depuis 14 mois.

Pour Arlan Suderman, de la plateforme de courtage StoneX, l’absence des multinationales “fait craindre pour la stabilité des flux de grains sortant de Russie”. “On s’attend à ce que tout passe progressivement sous le contrôle de l’État”, avec une perte considérable de transparence, explique-t-il à l’AFP.

“Quelque chose en coulisses”

D’autre part, les opérateurs privés sont généralement plus efficaces et “parviennent à transporter les produits à un prix” moins élevé, selon l’analyste, la reprise en main des autorités russes risquant de “pénaliser l’efficience du système”.

Quoi qu’il en soit, il ne sera pas possible “de se couper du blé russe”, relève Damien Vercambre. Au seul mois de mars, le pays a exporté 4,7 millions de tonnes de blé. Ses stocks sont considérables, avec une récolte estimée à 104,2 millions de tonnes en 2022-2023 par le cabinet Ikar.

Comme Cargill, la plupart des négociants avaient jusqu’ici justifié leur maintien en Russie par la présence “d’installations essentielles pour l’alimentation humaine et animale”. Par ailleurs, les produits agricoles de première nécessité comme les céréales ne tombent pas sous le coup des sanctions occidentales. A eux quatre, les “ABCD” — ADM, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus — contrôlent “70 à 90% du commerce mondial des céréales”, avait expliqué à l’AFP l’économiste canadienne Jennifer Clapp.

Depuis plusieurs années, la Russie tente de reprendre le contrôle sur sa filière du blé, souligne Damien Vercambre. Comprenant la nature stratégique de cette denrée, la banque VTB, qui a comme PDG Andreï Kostine, proche de Vladimir Poutine, a commencé à investir dans des silos portuaires dès 2019.

Une nouvelle pression sur les opérateurs étrangers pourrait aussi venir s’ajouter aux freins existants: celle d’un prix plancher sur les exportations de blé russe. D’après Reuters, le gouvernement pourrait cesser de vendre la précieuse céréale si son cours tombait en dessous d’un hypothétique seuil, autour de 270–280 euros la tonne. Une contrainte supplémentaire qui pourrait avoir contribué au départ des “ABCD”.

Moscou n’a ni confirmé, ni infirmé cette hypothèse, laissant les marchés dans l’incertitude. “Quoi qu’il en soit, les chargeurs étrangers sont en train de partir: il se passe quelque chose en coulisses”, relève Damien Vercambre.

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