Pascal Chabot: “Pourquoi les métiers avec le plus de sens sont-ils les moins bien payés ?”
Philosophe et professeur à l’Ihecs, la haute école bruxelloise des communications sociales, Pascal Chabot, après avoir conceptualisé il y a quelques années le burn-out, s’interroge aujourd’hui, dans un nouveau livre, sur notre quête de sens. Une démarche très prégnante dans le monde du travail.
A l’heure où les grands récits structurants n’ont plus cours, à l’heure où les grands discours religieux ou politiques sont absents de nos vies sauf dans les extrêmes, la philosophie prend le relais. Il ne s’est jamais autant vu de philosophes ou d’intellectuels sur les plateaux de télévision et radio en France. Ils portent un regard acéré sur notre société ou, comme Julia de Funès, tentent de décrypter les grands enjeux économiques ou du monde du travail.
Chez nous, le philosophe Pascal Chabot s’essaie au même exercice depuis quelques années, notamment avec Global burn-out, un ouvrage qui conceptualisait cette maladie du travail et l’envisageait comme une pathologie de civilisation.
Professeur à l’Ihecs, la haute école bruxelloise des communications sociales dont il fut aussi, par intérim, le directeur des études, le quinquagénaire vient de sortir un nouveau livre épatant appelé Un sens à la vie – Enquête philosophique sur l’essentiel qui décrypte et conceptualise la quête de sens, surtout au travail, qui nous anime depuis quelques années.
TRENDS-TENDANCES. Depuis la pandémie, le monde des ressources humaines belges vit au gré d’un besoin de sens. Les travailleurs belges l’expriment avec force. Pourquoi ?
PASCAL CHABOT. C’est effectivement surtout dans le monde du travail qu’on en parle. Ce monde est moins structurant qu’auparavant. Un des ingrédients de cette structure, c’était le devoir. Kant disait que nous respections la loi morale, car c’était notre devoir. Cette civilisation du devoir a été très structurante, mais elle est moins agissante aujourd’hui. C’était la mentalité de nos parents, nous qui sommes tous deux quinquagénaires. Le devoir était une réponse à la question du sens. Il l’apaisait, il avait un côté confortable. Les gens savaient ce qu’on attendait d’eux. Les métiers étaient bien inscrits dans la société, ce qui les rendait nécessaires, utiles voire agréables.
Aujourd’hui, il règne une volonté autocréatrice dans le travail, le besoin d’être entrepreneur de son existence, d’avoir un apport personnel dans une entreprise, d’être valorisé. Le souci, c’est que cette créativité s’inscrit dans un système en discordance. C’est la question de l’alignement entre les valeurs d’une entreprise et de son employé. La quête de sens exprime ce besoin d’alignement. Il existe une volonté forte d’utilité sociale et économique, de pouvoir adhérer pleinement à la mission d’une entreprise.
Le covid a-t-il accéléré ce besoin d’alignement ?
Clairement. Il y a eu un pas de côté, une remise en cause du système. Un retour à certains essentiels. On a expérimenté qu’en réalité, tout pouvait être différent. C’était sans doute le côté le plus intéressant de ces moments très particuliers. Le covid, pour certains, a causé ce désalignement. Les gens se sont posés des questions existentielles et les ont exprimées. La pandémie a aussi contribué à la montée en puissance de la RSE et certains se sont rendus compte qu’ils étaient les acteurs d’entreprises qui avaient peu de responsabilité sociétale. Le travail est devenu autre chose que du temps et de l’argent. Quelque chose auquel on veut croire davantage.
Trop de sens ne tue-t-il pas le sens ?
Le sens est partout, c’est clair et comme il y a du greenwashing, j’ai parfois l’impression d’assister à du meaningwashing, le sens est devenu une injonction sociale sans savoir ce que l’on entend exactement par là. La quête de sens sert à vendre tout et n’importe quoi. Pour en revenir au travail, il est traversé par des pathologies qui sont identifiées comme des pertes de sens. La fragmentation du travail à l’heure du digital et de ses distractions rend la concentration compliquée. Combinée à un job qui ne plaît qu’à moitié, elle éloigne les individus de la qualité et de l’envie de bien faire les choses.
“Le sens est devenu une injonction sociale sans savoir ce que l’on entend exactement par là.”
La solution aux problèmes mentaux actuels ne se trouve pas dans notre enfance ou dans des événements anciens refoulés. Les nouveaux types d’altération mentale, je les appelle des “digitoses”. Le burn-out est une digitose de séparation, la différence entre ce que l’on perçoit et notre monde des significations. L’éco-anxiété ne se comprend pas comme une peur de l’inconnu mais, au contraire, comme une crainte très documentée et étayée qui vit pleinement dans notre surconscient. Se déconnecter à ce surconscient n’est évidemment pas possible mais de la vigilance s’impose.
Le burn-out remet clairement le sens de l’existence en question. Je m’investis mais dans quel but ? Pour une entreprise toxique ? Ou est-ce moi qui ne suis pas ou plus adapté ? L’épuisement professionnel est une pathologie de civilisation. Celle qui épuise tout, même les ressources naturelles. Retrouver du sens, dans ce contexte, calme cet épuisement. Mais ce simple mot ne suffit pas. Le livre tente d’expliquer cela et propose une vision dynamique et vivante. Car que cherche-t-on en réalité ? Le sens est un mot d’époque qui convoque du lourd.
Ne s’agit-il pas plutôt d’un retour en force ?
On peut dire cela. Même si dans les années 1950, c’est son contraire, l’absurde, qui tenait le haut du pavé. Avec Albert Camus ou le théâtre d’Eugène Ionesco. Et, évidemment, Kafka et sa bureaucratie. La quête de sens d’aujourd’hui est une quête philosophique individuelle dans une époque qui est plus philosophique qu’on ne le pense. Comme vous le souligniez, on n’a jamais donné autant la parole aux philosophes. Parallèlement, jamais autant d’essais n’ont été publiés. Le monde se questionne face à la vacuité ou l’absence de grands discours mobilisateurs et structurants. La philosophie tente d’apaiser des êtres perplexes qui vivent dans des systèmes complexes. L’homme est moins dupe qu’avant aussi face à des grands récits qu’ils soient religieux ou pas. Finalement, c’est rassurant. Nous pourrions vivre une époque nihiliste ou basée sur l’absurde et l’hypocrisie. Ce n’est pas le cas : il y a un désir de construire autre chose.
Freud parlait de l’inconscient. Dans votre livre, vous introduisez un néologisme : le surconscient. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
C’est l’instance à laquelle nous nous connectons, chaque fois, que nous entrons dans le monde digital qui nous raccorde à des significations, des images, des informations générées par d’autres, stockées et en perpétuelle transformation. C’est une sorte de savoir perpétuellement enrichi et de plus en plus finement adapté à nos désirs. Sous l’effet du digital et, aujourd’hui, de l’IA, ce savoir sur nous-même est démultiplié. Cela modifie-t-il la circulation du sens ? Ce qui est certain, c’est que ce surconscient nécessite de penser la santé mentale autrement.
“La solution aux problèmes mentaux actuels ne se trouve pas dans notre enfance ou dans des événements anciens refoulés.”
Les réseaux sociaux sont aussi une cause de burn-out chez les plus jeunes.
Absolument. Instagram est un miroir aux grandes alouettes. C’est la grande compétition des vies réussies ou sensées. L’arène est redoutable et le faux y a droit de cité. La perte de sens peut s’y révéler très prononcée et très impactante, vous avez raison, pour les jeunes. On en revient au titre du livre : un sens à la vie pour aller à l’essentiel. Ce qui est vraiment important nous rend fiers et heureux.
Logiquement, la quête de sens va de pair avec le bien-être au travail.
Oui et il faut en parler de cette qualité de vie au travail, même si on ne parviendra jamais à la définir. C’est très individuel et impalpable. On ne peut pas la normaliser : c’est ce que j’appelle la qualité libre face à la qualité normalisée. Ces fameuses normes Iso qui structurent nos vies d’une certaine façon, que l’on peut trouver barbantes mais qui nous rassurent quand on monte dans un ascenseur… Dans une époque multiculturelle et baroquement sociale, nous essayons d’avoir des mots qui font consensus comme la qualité. Le sens ne fait pas consensus mais bien la quête de sens. Se poser la question du sens, c’est ouvrir le vertige de la vie et lui donner droit de cité au travail. Le travail a du sens quand il est orienté sur la société toute entière et sur la puissance de la vie. Les plus beaux exemples, ce sont évidemment, les mondes de l’enseignement et des soins de santé.
Pourquoi ces métiers sont-ils dès lors si peu valorisés ?
On a même tendance à clairement les dévaloriser. C’est la grande énigme : pourquoi les métiers avec le plus de sens sont-ils les moins bien payés ? Mon hypothèse sur ces métiers de l’humain, c’est qu’ils sont générateurs de progrès mais pas de progrès utile et triomphant comme l’économique et le technique. C’est la différence entre progrès utile et subtil. L’utile est de l’ordre du palpable et qui produit de l’effet : les téléphones, les voitures électriques, etc. C’est un progrès qui fonctionne par capitalisation. Ce qui a été inventé ne doit pas l’être à nouveau pour générer du progrès et ça c’est génial. Cela génère du progrès exponentiel. Pensez à ce qu’on a fait avec le laser depuis qu’il a été inventé. Subtil vient du latin qui signifie en dessous de la toile. Ce qui nous lie entre nous. C’est un progrès considérable que de former des êtres humains et de les rapprocher mais ce n’est pas visible. Les métiers de l’humain sont basés sur la circularité de la vie et sa fin inéluctable.
Revenons un instant au “meaningwashing”. Progrès indéniables, les réseaux sociaux ne sont-ils pas aujourd’hui pervertis pour développer un sens unique ?
La culture et la réflexion nous font douter et nous poussent à confronter des points de vue. La culture, c’est du sens ouvert mais ce n’est pas récupérable politiquement ou économiquement. Le sens unique est plus commode. Les réseaux sociaux créent, de fait, aujourd’hui, des “digitoses” de polarisation avec création de multiples communautés autour d’une vérité qui leur est propre. Ces communautés polarisent l’opinion et empêchent la circulation de sens commun dans la société. La politique américaine en est le meilleur exemple. On exacerbe des différences qui ne concernent que des minorités : l’ennemi est désigné et il y a répétition de significations faciles. Napoléon disait qu’à force de répéter la même chose, on finit par avoir raison. Il y a une remise au goût du jour de vieilles recettes qui ont toujours été efficaces.
Aujourd’hui, le souci est évidemment la caisse de résonance offerte par ces réseaux. Ce n’est plus quelques individus autour du zinc du café du commerce. Les voix de doute, de recherche ou plus humbles y sont inaudibles. Ne romantisons pas pour autant le passé : le sens ouvert n’y circulait pas forcément mieux. Faut-il rappeler la toute-puissance du qu’en dira-t-on ou de l’Eglise ? Nous avons balayé certaines idéologies pour nous libérer de certains carcans. Nous sommes certes dans une espèce d’idéologie techno-capitaliste mais nos sociétés demeurent pluralistes et permettent de douter et de mettre en cause.
Dans votre livre, vous parlez de ChatGPT et du risque qu’il fait peser sur nos capacités. Va-t-il vraiment rendre le langage payant ?
Déléguer le langage, c’est un acte majeur. La question qui se pose est celle-ci : puisque désormais on peut tout acheter, finira-t-on par acheter le langage ? C’est le capitalisme linguistique. Un phénomène qui anime de nombreux chercheurs, entre autres, à la célèbre Ecole Polytechnique de Lausanne. Le plus bel exemple de capitalisme linguistique, c’est Google. C’est même le cœur de son business. Un de ses algorithmes fait correspondre une recherche lexicale à des solutions sponsorisées. Le langage est donc quelque part déjà payant.
Un cran plus loin se situe ChatGPT. C’est une machine à écrire. Lui déléguer l’écriture a des conséquences gigantesques. Si nous n’écrivons plus rien, nous perdons de la connaissance de nous-même. Cette écriture nous définit mais permet aussi de statuer sur notre relation aux autres. Simple exemple : la formule de politesse à la fin d’un e-mail…
“ChatGPT est une machine à écrire. Lui déléguer l’écriture a des conséquences gigantesques.”
Déléguer l’écriture est un appauvrissement important mais dans le même temps, ChatGPT démocratise le langage. Récemment, j’ai donné une formation à un groupe de demandeurs d’emploi pour le compte de Bruxelles Formation. Tous ont eu la même réaction : c’est génial, nous allons tous avoir de bons CV qui vont nous permettre de ne pas être discriminés sur cette base.
Ma crainte est ailleurs : dans nos sociétés aux langages et sens ouverts, des outils comme ChatGPT risquent de créer de la normativité et du sens unique. Et faire disparaître les traits d’humour, l’inattendu, les émotions, etc. Mais anticiper l’avenir est dans ce domaine très hasardeux car tôt ou tard, des contre-pouvoirs se mettront en place.
Pour conclure, vous parlez de “digitose machinoïde” dans votre ouvrage. D’où vient cet autre néologisme ?
Il a été inventé par Gabriel Lanyi, un des traducteurs de mes livres qui vit à Jérusalem. Si la machine tente de ressembler de plus en plus à l’homme, l’inverse est vrai aussi. Un machinoïde est un homme qui ressemble de plus en plus à une machine. Souvent inconsciemment, ces hommes ou femmes se sont transformés en rouages et ont intégré les normes et les standards. Leur destin, c’est de faire tourner le système. C’est l’avènement d’un certain sens unique.
Dans les entrepôts d’Amazon, les hommes sont pilotés par des machines et exécutent ce qu’elles leur imposent. Les facteurs ou les livreurs de colis ont un trajet défini par une machine avec des exigences parfois surhumaines. Cela crée aussi des pathologies. Toute la question est comment réguler cela sans perdre le progrès ?
“Un sens à la vie – Enquête philosophique sur l’essentiel”, 208 pages, Editions PUF, 17 euros.
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