On croyait le management plus humain après le covid. Cinq ans plus tard, les grands patrons durcissent le ton. Le capitalisme bienveillant n’était qu’une parenthèse.
On pensait que c’était fini, que la pandémie avait remis un peu d’humanité dans le monde du travail, que les entreprises allaient durablement intégrer cette fameuse bienveillance qu’on nous promettait à chaque coin de page LinkedIn. On y croyait presque : le télétravail n’était plus vu comme une faveur mais comme un droit, les horaires devenaient plus flexibles, les managers se mettaient à parler d’écoute, de sens, de fatigue mentale et même, parfois, d’équilibre. L’époque semblait avoir changé. En façade, au moins.
Et puis non. Quelques années ont suffi pour que tout redevienne comme avant ou pire, comme avant mais avec des logiciels de surveillance en plus. Car derrière le vernis du management empathique post-covid, certains patrons ont commencé à grincer des dents. Discrètement d’abord, puis de manière de plus en plus assumée. Jusqu’à revenir aujourd’hui à une version beaucoup plus dure, plus directe, plus verticale de la relation au travail.
Le Financial Times l’a bien senti dans un article récent qui décrit, sans trop de pincettes, un retour en force des codes du management autoritaire. Pas dans les PME familiales ou les petites boîtes locales, non. Chez les géants, ceux qui donnent souvent le ton au reste de l’économie.
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Merci d’avoir été fidèles
Jamie Dimon, par exemple, le patron de JPMorgan, n’a pas hésité à critiquer les télétravailleurs qui, selon lui, deviennent introuvables le vendredi. Sergey Brin, cofondateur de Google, a carrément expliqué dans une note que le rythme de “60 heures par semaine” représentait, selon lui, le niveau optimal de productivité.
Quant à John Stankey, le PDG d’AT&T, il a écrit noir sur blanc que la loyauté et l’ancienneté ne seraient plus valorisées : l’heure est venue, selon lui, de privilégier ceux qui produisent, qui s’engagent et qui performent. Le message est limpide : merci d’avoir été fidèles, mais ce n’est plus ce qu’on cherche.
L’arrivée de l’IA
Et ce n’est pas qu’une posture. Ce ton plus dur s’accompagne de décisions concrètes. Amazon a supprimé 27.000 postes depuis 2022, et ce n’est visiblement pas fini. Chez Salesforce, Marc Benioff se félicite que l’intelligence artificielle accomplit déjà une grande partie des tâches jadis confiées à ses équipes. Du côté de Google et Microsoft, on a même licencié des employés qui s’étaient permis de contester les contrats passés avec l’État israélien. La liberté d’expression en entreprise a toujours été un concept un peu théorique, mais là, on le range clairement au placard.
Le climat économique, incertain, n’explique pas tout. L’inflation, les tensions géopolitiques, la pression actionnariale jouent leur rôle, bien sûr. Mais c’est surtout l’arrivée concrète de l’IA dans les bureaux qui semble avoir changé la donne. Beaucoup d’entreprises ont suspendu leurs recrutements, en attendant de voir si les nouveaux outils d’automatisation allaient suffire à faire le travail. Et celles qui embauchent encore le font de façon bien plus sélective, avec cette idée sous-jacente : pourquoi payer un salarié pour faire ce qu’un modèle peut potentiellement exécuter mieux, plus vite et sans pause café ?
Face à ce changement de posture patronale, les salariés, eux aussi, réagissent. Pas forcément en s’opposant frontalement. Mais en contournant, en s’adaptant, parfois en simulant. C’est beaucoup plus subtil. Le Financial Times parle de “coffee badging“, ce phénomène où l’on se rend au bureau juste pour badger, saluer deux ou trois collègues, prendre un café… puis repartir. Il évoque aussi le “quiet vacationing“, ce mélange de vacances discrètes et d’activité fantôme, où l’on programme ses mails, on laisse traîner son statut actif sur Teams, tout en sirotant un cocktail à l’autre bout du pays ou à l’étranger.
Confiance ébranlée
On est en train d’entrer dans une nouvelle ère du malentendu. Les patrons croient reprendre le contrôle. Les salariés font mine de s’y plier. En surface, tout semble rentrer dans l’ordre. Mais sous la surface, la confiance s’effrite. Les collaborateurs n’y croient plus. Pas forcément parce qu’ils sont fainéants ou ingrats, mais parce qu’ils ont compris que l’équation a changé.
- Qu’on ne leur demande plus d’être engagés, mais efficaces.
- Qu’on ne leur promet plus une carrière, mais un contrat renouvelable.
- Qu’on leur parle de collectif, mais qu’on les traite en individus remplaçables.
Ce qui est peut-être le plus inquiétant dans cette tendance, c’est que les entreprises risquent de perdre, sans s’en rendre compte, ce qui fait leur vraie richesse dans une économie de la connaissance : la capacité à fédérer. Car l’engagement ne se décrète pas, il se construit. Il repose sur des signaux faibles : la confiance, l’autonomie, la reconnaissance, la liberté de parole. Et ces signaux sont aujourd’hui brouillés, voire effacés, dans un monde où le retour au bureau est présenté comme une preuve de loyauté, où l’IA devient un critère de productivité, et où l’ancienne promesse implicite du salariat – “si tu restes, on s’occupera bien de toi” – semble avoir disparu.
Salarié robot
Il ne s’agit pas de dire que tout le monde devrait rester en télétravail indéfini ou que les entreprises n’ont pas le droit d’exiger des résultats. Il s’agit simplement de rappeler qu’un salarié n’est pas un robot. Et qu’en voulant retrouver trop vite l’autorité d’avant, certains patrons sont peut-être en train de casser des dynamiques qu’ils avaient eu toutes les peines du monde à reconstruire après 2020.
Cette menace sourde de l’IA incite certains patrons – en tout cas aux États-Unis – à jouer la carte du rapport de force.
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La génération montante, celle qui entre aujourd’hui sur le marché du travail, ne réagit pas à l’injonction. Elle ne rêve pas d’un bureau énorme ou d’une voiture de société, mais d’une forme de maîtrise sur son emploi du temps et sur sa vie. Cette génération a grandi avec l’idée que l’entreprise devait prouver sa valeur, autant que l’inverse. Elle compare, elle évalue, elle part si elle ne s’y retrouve plus. Et elle le fait vite.
Alors oui, les patrons reprennent la parole. Oui, ils parlent plus fort. Mais dans un monde où le pouvoir ne se mesure plus au nombre de personnes dans un open space, mais à la qualité de ce qu’on arrive à produire ensemble, peut-être devraient-ils se demander si hausser le ton est vraiment la meilleure façon d’avancer. Mais c’est vrai que cette menace sourde de l’IA incite certains patrons – en tout cas aux États-Unis – à jouer la carte du rapport de force. Reste à savoir si ce phénomène encore limité au monde anglo-saxon va s’exporter chez nous via les filiales américaines ?
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