“La pénurie de main-d’œuvre ne va pas disparaître”
Randstad est, en Belgique, le leader du marché sur les trois grands concepts de prestations RH: l’intérim, l’outplacement “career management” et le recrutement. C’est aussi le plus grand employeur de notre pays. Les avis d’Herman Nijns, CEO de Randstad Group Belux, n’en sont que plus pertinents.
Voilà 58 ans que Randstad, créée aux Pays-Bas en 1960, est présente dans notre pays, d’abord sous l’enseigne Interlabor Interim. En un peu plus d’un demi-siècle, l’entreprise est devenue le leader belge incontesté non seulement de l’intérim mais aussi du recrutement classique et de l’outplacement career management. Une position qu’elle a encore renforcée en reprenant Hudson Benelux en décembre 2021. Avec les 40.000 intérimaires qu’elle place chaque jour dans les entreprises, Randstad est aussi le plus grand employeur du pays. En 2021 (les chiffres 2022 ne seront disponibles que dans quelques jours), l’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires d’1,6 milliard d’euros avec un Ebitda qui pèse près de 10% de celui du groupe dans son ensemble.
Entré chez Interlabor Interim en 1988, Herman Nijns a grimpé tous les échelons pour devenir CEO de l’ensemble belgo-luxembourgeois. Sa longue expérience du marché national des ressources humaines en fait un interlocuteur de choix.
TRENDS-TENDANCES. Après une année 2021 qui fut historique pour le recrutement en Belgique, comment avez-vous vécu 2022?
HERMAN NIJNS. L’année est quasi stable en termes de chiffre d’affaires mais dès le printemps, dans la foulée du début de la guerre en Ukraine, nous avons connu un ralentissement qui nous a coûté de la croissance. Cette baisse du volume d’affaires a été compensée par l’inflation.
Quand les choses vont moins bien, c’est toujours l’intérim qui trinque en premier?
C’est tout à fait cela. Je dirais que la baisse tourne aux alentours des 8-9%. Dans la logistique évidemment mais aussi auprès des PME ou chez des clients qui ne savaient pas que leur supply chain avait des ramifications jusqu’en Russie ou en Ukraine. L’incertitude née de ce contexte a aussi fait hésiter nos clients.
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Randstad conserve une image de spécialiste de l’intérim alors que ses autres prestations RH, dont le recrutement classique, ne cessent de prendre de l’importance, au point d’atteindre un bon quart du chiffre d’affaires.
C’est, ici aussi, tout à fait exact. Nous avons des difficultés à sortir de cette image. Pourtant dieu sait que nous essayons. Cela tient sans doute au fait que nous sommes là depuis très longtemps et que nous ne faisions effectivement que de l’intérim jusqu’il y a une quinzaine d’années. Nous avons même eu un secrétariat social, mais ce n’était pas notre métier: le côté humain est trop absent dans ce secteur-là. Aujourd’hui, nous disposons d’un portefeuille complet de services RH dont RiseSmart qui se focalise sur l’outplacement, le développement de carrière, la mobilité interne et l’employabilité. L’acquisition de Hudson nous a permis de nous renforcer dans deux aspects en particulier: l’executive search que nous ne faisions pas et les études salariales. Hudson dispose d’un centre de compétences haut de gamme sur les salaires qui permet de se montrer très créatif. Quand j’ai commencé en 1988, nous étions 130. Aujourd’hui, Randstad emploie, pour ses propres services, 2.300 ETP. Huit cents sont affectés en dehors de l’intérim, preuve de l’importance prise par les autres services. Je suis fier que notre pays ait joué le rôle de pionnier dans le groupe et contribué à la définition de notre stratégie internationale. A part les Pays-Bas, peu de pays ont des services aussi complets que les nôtres.
“L’intérim va repartir car il offre aux employeurs une flexibilité de bon aloi pour s’adapter à un contexte beaucoup plus volatile qu’avant.”
Comment voyez-vous le marché belge dans les mois à venir?
Je ne suis pas trop pessimiste. L’intérim va repartir car il offre aux employeurs une flexibilité de bon aloi pour s’adapter à un contexte beaucoup plus volatile qu’avant. Les cycles d’antan, qui avaient un côté rassurant, n’existent plus. J’étais il y a peu chez un de nos gros clients dans le secteur automobile, et je les sens très optimistes. Si la supply chain suit, ils vont connaître une bonne année car les consommateurs n’ont pas cessé d’acheter leurs modèles. D’autres clients me disent la même chose. Il n’en demeure pas moins que la pénurie de main-d’œuvre ne va pas disparaître. Elle est structurelle et se prolongera au moins jusqu’en 2030. Il n’y a pas de solution magique car la démographie est impitoyable: sur 100 personnes qui quittent le marché du travail, seules 82 y entrent. Ceci dit, cette pénurie permet au marché du recrutement de demeurer vivace malgré le contexte compliqué. Il y a un travail colossal à réaliser pour coacher les gens au travail et les adapter aux réalités d’aujourd’hui. Les chômeurs aussi.
La Belgique n’est pas très performante pour activer les chômeurs.
Non, nous sommes même très mauvais. Il y a plusieurs raisons à cela. Le chômage éternel n’est pas un modèle qui fonctionne. J’ai aussi la Scandinavie dans mes attributions. Dans ces pays-là, ils sont plus proactifs et plus efficaces ; ils n’attendent pas avant de tenter de remettre un chômeur au travail. En Belgique, il faut limiter dans le temps les allocations de chômage. Le système ne pousse pas les gens vers le travail. Vu la pénurie actuelle, nous ne pouvons pas nous permettre cela. C’est aussi important au niveau sociétal vu la valeur que le travail crée pour l’homme. Les entreprises ont aussi leur rôle à jouer. Il ne faut pas mettre la barre si haut, sans quoi elles ne résoudront jamais leurs problèmes. Il faut baisser les exigences et former in situ. Elles doivent aussi travailler sur l’upskilling de leurs employés. Sans oublier la diversité et l’inclusion, pour que tout le monde soit accepté. Il faut humaniser le milieu du travail, ce qu’on a oublié de faire ces dernières décennies.
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Les formations sont-elles adaptées en Belgique? Est-il normal que le secteur de la construction lance Construlab pour former des jeunes aux métiers en pénurie? Ou qu’on installe un European Biotech Campus à Gosselies?
Non, ce n’est pas normal du tout. Il faut sûrement réformer l’enseignement secondaire. A cet âge-là, les enfants ne savent pas du tout ce que les entreprises attendent d’eux. Dans le supérieur, je suis moins sûr. Il y a 10 ans, nous avons lancé Young Talents, un programme qui accompagne les étudiants de dernière année vers le marché du travail, qui coache les jeunes diplômés et propose des jobs d’appoint pendant les études pour plonger dans le monde de l’entreprise. Nous nous sommes rendu compte que le niveau de nos étudiants était très bon. Le programme a été lancé avec Luc Sels, professeur d’économie du travail à la KULeuven, avant qu’il ne devienne recteur. Cela partait d’un constat que nombre d’étudiants en économie appliquée s’en allaient dans les Big Four de la consultance au lieu d’enrichir des entreprises du cru ou des PME. Ce programme a beaucoup de succès car il permet aux étudiants de confronter leurs propres connaissances avec la réalité du travail.
“Donnez-moi 100 soudeurs et je les mets tous au travail en Belgique, et avec des salaires élevés!”
Pour pallier cette pénurie de main-d’œuvre, ne serait-il pas judicieux de donner aux métiers techniques de véritables lettres de noblesse?
Voilà une source permanente de frustration! Les métiers techniques sont sous-estimés chez nous. Mais tout le monde doit balayer devant sa porte. Les autorités qui ne font rien pour les mettre en avant mais aussi la société en général. Moi, en tant que père, j’aurais accepté que mon fils décide d’opter pour une filière technique. Mais sincèrement, qui voit cela d’un bon œil dans nos familles? Donnez-moi 100 soudeurs et je les mets tous au travail en Belgique, et avec des salaires élevés! La Flandre a un taux d’emploi de 77%, la Wallonie de 66%. On rêve de 80% au niveau national. Mais comme ça, on n’y arrivera jamais. Surtout si l’on continue de considérer les formations techniques comme la lie de l’enseignement…
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L’IT pleure pour des talents et de la compétence. Et voilà qu’on réforme les droits d’auteur qui furent une arme de recrutement et de rétention dans le secteur.
J’ai un client actif dans l’IA pour lequel cette réforme est un désastre. C’est un exemple supplémentaire du climat d’incertitude qu’on fait régner chez nous. Il y a eu du côté de différents ministres du gouvernement des initiatives tout aussi étranges. Cela ne pousse pas les entreprises à investir, pas plus que les étrangers à venir chez nous. Dans ce pays, on vire tantôt à gauche, tantôt à droite. Il n’y a aucune vision à long terme du marché de l’emploi. Il faut un cadre clair et prévisible qui permette de la sécurité juridique. Autre exemple récent: le mini tax shift entré en vigueur l’an dernier. La réforme de la dispense de précompte pour le travail de nuit ou en équipes qui y est proposée, c’est du Kafka pur jus. C’est incompréhensible et compliqué. Pourquoi faire cela?
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Pour conclure, faut-il, selon vous, revoir la loi de compétitivité de 1996 et l’indexation des salaires?
Honnêtement, je n’ai pas la solution. L’indexation des salaires s’est avérée essentielle pour les particuliers vu le contexte inflationniste. C’est indéniable. Mais je pense que l’on pourrait revoir la manière de l’appliquer. Je suis partisan d’une réforme qui irait dans le sens d’une moindre indexation pour les hauts salaires. La garder pour les salaires plus modestes, c’est crucial pour la société. Faire disparaître la classe moyenne, c’est un péril pour la démocratie. Quant à la loi de 1996, dans un contexte mondialisé, elle est essentielle afin de préserver la compétitivité de nos entreprises.
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