La diversité, mode d’emploi, selon Olivier Sibony

Diversité
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À l’heure où elle est sévèrement remise en question aux états-Unis, Olivier Sibony, ancien consultant chez McKinsey et professeur de stratégie à Oxford et HEC Paris, publie “La diversité n’est pas ce que vous croyez !”. Un essai qui éclaire sans langue de bois nos erreurs de jugement et nous donne enfin les clés des bienfaits de l’équité en entreprise.

La signature par le président Donald Trump au lendemain de son investiture d’un décret exécutif intitulé “Mettre fin à la discrimination illégale et rétablir l’égalité des chances fondée sur le mérite” a couronné une vague d’abandons des politiques DEI (diversité, équité et inclusion) au sein des entreprises américaines. Walmart et Amazon en novembre dernier, Meta début janvier et Google en février, pour ne citer que quelques-unes des plus grandes, ont déclaré suspendre en partie ou en totalité leurs programmes de diversité.

Si cette tendance a, aux États-Unis, des soubassements politiques évidents, elle met en lumière la fragilité de ces initiatives au sein des entreprises. Dans son dernier ouvrage, Olivier Sibony souligne leur mauvaise compréhension et les contradictions dans leur mise en application. D’après une enquête menée fin 2022 en Belgique par le fournisseur de logiciels Workday, près de la moitié des dirigeants d’entreprise et des responsables RH considèrent pourtant que les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion sont une priorité.

Mais que met-on réellement derrière ces notions en apparence consensuelles ? À en croire Verna Meyers, une dirigeante de Netflix citée par Olivier Sibony dans ses pages : “La diversité, c’est être invitée à la fête ; l’inclusion, c’est être invitée à danser”. Une formule séduisante qui reste cependant très floue pour beaucoup d’entre nous.

Alors qu’aux États-Unis, elle est exclusivement affaire de quotas, en Europe, elle coïncide tant bien que mal avec la méritocratie. Oui, mais quel mérite évalue-t-on vraiment au sein des entreprises ? Entre confusions conceptuelles, biais cognitifs et fausses promesses, le professeur de stratégie nous aide à y voir clair et nous invite à réfléchir aux bénéfices réels de la diversité quand elle est bien employée.

PROFIL
1967 :
naissance à Paris
1991 : intègre McKinsey où il est nommé senior partner en 1997
2015 : rejoint HEC Paris où il devient professeur de stratégie spécialisé dans les techniques de prise de décision et de résolution de problèmes
2019 : publie Vous allez commettre une terrible erreur ! (éd. Flammarion), traduit dans 21 langues
2021 : publie Noise, co-écrit avec Cass R. Sunstein et le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman (éd. O. Jacob).

TRENDS-TENDANCES. Quelles sont les ambiguïtés que recèle la notion de diversité ?

OLIVIER SIBONY. Très souvent, les gens qui parlent de diversité confondent la diversité de points de vue, c’est-à-dire la diversité cognitive, avec la diversité d’origine. Ils font une espèce de raccourci qui consiste à dire que comme j’ai des femmes et des hommes dans mon comité de direction, je vais forcément avoir une plus grande variété d’idées ou une plus grande variété de manières de traiter les problèmes. Ou comme j’ai des noirs et des blancs, je vais forcément avoir une diversité d’expérience sur les produits que je lance. Ce peut être le cas pour certaines choses, bien sûr, mais ce n’est pas nécessairement vrai. Et penser que ça devrait être vrai, quel que soit le sujet, est très essentialisant. Il n’y a pas de raison particulière qu’une femme ingénieur et un homme ingénieur résolvent un problème technique d’une manière différente. C’est un tout petit aperçu du champ de mines dans lequel on met les pieds dès qu’on commence à parler de diversité, d’équité et d’inclusion.

Pourquoi parlez-vous de “fausse promesse” à propos de l’argument économique de la diversité?

Quand on regarde la diversité démographique dans les entreprises et la performance globale des entreprises, il n’y a pas de corrélation. Donc, la diversité n’est pas mauvaise pour le business, elle n’est pas bonne non plus. Elle n’a simplement pas d’effet mécanique et général sur le business. Est-ce que la recherche scientifique montre que certaines formes de diversité, dans certaines situations à l’échelon d’une équipe peuvent avoir des avantages ? Oui. Est-ce que ces avantages se traduisent par une performance globale de l’entreprise ? Non. Et ça, c’est absolument contraire à ce qu’on lit en permanence un peu partout, comme quoi les entreprises plus diverses seraient plus performantes. Il n’y a pas besoin d’un business case pour rechercher la diversité qui est un impératif moral. Si vous me disiez : “On va essayer d’avoir moins d’accidents du travail mortels dans nos usines parce que ça nous coûte de l’argent quand quelqu’un meurt”, je serais horrifié.

Quel est le fonctionnement des politiques américaines de DEI remises en question dernièrement par certaines entreprises comme Amazon ou Meta ?

Les États-Unis, ou l’Amérique du Nord en général, ont une conception de la diversité qui est basée sur la représentation des groupes. Par exemple, vous pouvez trouver des annonces de recrutement qui sont explicitement réservées à des candidats ayant telle orientation sexuelle ou telle appartenance de genre, ce qui serait évidemment illégal en France. La plupart des mesures de “diversité” que Trump combat sont des mesures qui, de toute façon, seraient illégales en France. Compter le nombre de noirs dans son organisation, c’est interdit en France (et dans toute l’Europe en raison de la directive RGPD). L’acronyme DEI, qui est le nom des départements de diversité, d’équité et d’inclusion formés par beaucoup d’organisations aux États-Unis, est devenu un sujet de polarisation. On l’a vu avec les dernières directives de Trump qui somment de les démanteler, y compris pour les entreprises étrangères qui veulent faire du commerce avec les États-Unis.

Assistons-nous à une sorte de “backlash” ?

Oui, bien sûr, il y a évidemment un backlash politique dont les motivations vont bien au-delà du problème des entreprises et qui est animé par des passions tristes. Ce que je trouve dommage, c’est que les gens qui, avec les meilleures intentions, ont promu la diversité aient involontairement offert à leurs adversaires des arguments qui se retournent aujourd’hui contre eux. Quand on utilise de mauvais arguments, ils finissent par se retourner contre vous. C’est un débat que j’ai beaucoup en ce moment avec des gens qui travaillent sur les politiques de diversité. Ils me disent : “C’est embêtant parce que si on arrête de dire que c’est bon pour le business, on va se déjuger, on va perdre de la crédibilité et les dirigeants ne vont plus être motivés pour continuer les politiques de diversité”.

Pourquoi l’égalité des chances n’est pas non plus satisfaisante en Europe ?

Si l’on donne à tout le monde les mêmes opportunités, on devrait logiquement avoir sur la ligne d’arrivée des statistiques qui ressemblent à celles qu’on avait sur la ligne de départ. Si ce n’est pas le cas, c’est que ce que j’appelle la méritocratie, en fait, mesure autre chose que le mérite. Ce problème est beaucoup plus aigu dans les entreprises qu’ailleurs. Si je regarde des chiffres français, pour les médecins, vous trouvez une majorité de femmes. Pareil pour les juges, y compris au sommet de la hiérarchie de la magistrature. Regardez même la politique, dont on nous dit, et je le crois volontiers, que c’est un milieu horriblement macho, vous avez en France entre 40 et 50% de femmes dans tous les gouvernements depuis des années. On est très au-dessus des 10% qu’on trouve parmi les PDG ou des 20% qu’on trouve dans les comités exécutifs du CAC 40. Ce sur quoi j’ai essayé de mettre le doigt, c’est ce décalage entre l’idéal méritocratique que les entreprises promeuvent et le résultat qu’on observe.

“Si on met l’affect avant les compétences, on ne va pas faire avancer la diversité.” © Getty Images
“Pourquoi, diable, pense-t-on que les qualités nécessaires pour gérer une entreprise sont celles qu’on attribue à quelqu’un comme Elon Musk ?”

Les quotas font-ils, selon vous, partie de la solution ou du problème ?

Je pense que les quotas, dans le contexte où l’on est aujourd’hui, sont nécessaires pour créer un électrochoc. Les entreprises qui se disent méritocratiques ne mesurent pas en réalité le mérite, mais la conformité à un modèle existant, la conformité à un stéréotype du leadership, qui est un stéréotype masculin, ou plutôt d’un certain type d’hommes, compétitifs, extravertis, ayant tendance à se surestimer, avec un certain nombre d’autres caractéristiques qu’on pourrait énumérer. On doit redéfinir le leadership pour avoir un modèle qui soit plus inclusif, c’est-à-dire qui soit plus ouvert à différents styles de leadership. Et comme c’est difficile à faire, je pense que ça aide d’avoir un aiguillon sous forme de quotas qui nous force à nous demander comment trouver des modèles de leadership différents.

Comment cette redéfinition du leadership doit-elle s’opérer ?

Je pense que les mentalités changeront quand les modèles que nous avons auront changé. Pourquoi, diable, pense-t-on que les qualités nécessaires pour gérer une entreprise sont celles qu’on attribue à quelqu’un comme Elon Musk ? Pourquoi pense-t-on que Steve Jobs ou Carlos Ghosn étaient de bons modèles ? Le problème qu’ont beaucoup d’entreprises aujourd’hui, c’est que ce qu’elles appellent le mérite est en fait un miroir. On a affaire à une “miroirocratie”. Le mérite consiste à ressembler au stéréotype du leader qu’on avait par le passé et qui correspond souvent à des traits masculins. Cela exclut beaucoup de femmes, mais aussi des hommes qui ne se conforment pas à ce type de masculinité.

Je suis frappé d’entendre les gens qui promeuvent la diversité dans les entreprises dire : “Il va falloir changer les mentalités”. Je ne dis pas que cette démarche n’est pas bien intentionnée, ou inutile, mais elle donne manifestement très peu de résultats. Changer les mentalités, c’est extraordinairement difficile. Il est beaucoup plus facile de changer les méthodes, les outils, les critères, les systèmes, les règles.

“Le problème qu’ont beaucoup d’entreprises aujourd’hui, c’est que ce qu’elles appellent le mérite est en fait un miroir.”

Pourquoi la notion de potentiel est elle-même problématique ?

Elle est problématique, mais nécessaire. Pourquoi ? Parce que toutes les entreprises doivent choisir qui va être promu à un échelon donné. Et pour ça, il faut évidemment choisir entre des gens qui, par hypothèse, font tous à peu près correctement leur travail. La question qu’on se pose quand on se demande “Est-ce que Machin a du potentiel ?”, c’est “Est-ce que Machin ressemble à la personne qui occupe le poste au-dessus de Machin aujourd’hui ?”. Ce n’est pas : “Est-ce que Machin pourrait l’occuper en s’y prenant différemment, en utilisant sa propre personnalité, son propre style et ses propres compétences ?”. La mesure de potentiel défavorise structurellement les femmes. En réalité, nous avons créé des stéréotypes que nous reproduisons parce que nous avons des systèmes qui les reproduisent. Une autre chose que, par exemple, nous valorisons sans en avoir conscience, c’est le charisme. On veut qu’un leader soit charismatique. En fait, le charisme n’existe que dans les yeux des gens qui observent le charisme. Il n’y a pas de mesure du charisme. La plupart de nos critères de leadership, de ce qu’on appelle le leadership, sont en fait des critères très flous qui ouvrent la voie à la reproduction de modèles passés.

Où en est l’égalité homme-femme et comment explique-t-on les écarts salariaux qui subsistent ?

L’écart a plusieurs composantes. La plus importante, en réalité, tient au fait que les hommes et les femmes ne font pas les mêmes métiers. Il reste des écarts à poste égal, mais ils sont heureusement devenus assez faibles. L’essentiel d’entre eux vient du fait que ce sont les hommes qui arrivent à des positions de dirigeants dans les entreprises. D’autre part, au niveau sectoriel, vous trouverez globalement plus de femmes parmi les aide-soignantes et plus d’hommes parmi les chercheurs en informatique. Ce problème est accentué parce que beaucoup d’entreprises, et ça, ce sont les travaux de Claudia Goldin qui l’ont très bien montré, pénalisent fortement les interruptions de carrière et le besoin de flexibilité. Dans un cabinet d’avocats, entre l’avocat qui facture 40 heures par semaine et celui qui en facture 20, il n’y a pas un écart de salaire d’un à deux, mais un écart beaucoup plus important parce qu’il y en a un qui va être élu partenaire de son cabinet et l’autre pas. Tant qu’on est dans un système organisé autour d’individus ’superstars’ sélectionnés en fonction de l’intensité et de la continuité de leur travail, les femmes seront pénalisées.

Vous dites qu’en matière de recrutement, l’intuition est la pire conseillère. N’est-ce pas une façon d’encourager une déshumanisation de l’entreprise et nier les affects qui peuvent conditionner le bonheur au travail ?

C’est un des arguments que me donnent beaucoup de gens avec les meilleures intentions du monde. Mais on a plus d’affect avec les gens qui nous ressemblent, c’est une des bases de la psychologie sociale, donc si on met l’affect avant les compétences, on ne va pas faire avancer la diversité. Ce qui est pervers, c’est que la plupart des gens ne vous diront pas ouvertement qu’ils privilégient l’affect. Les recruteurs vous parleront du “fit avec la culture d’entreprise”, de la capacité à s’intégrer dans l’équipe, et de faire une carrière dans l’entreprise au-delà du premier poste. D’accord, mais ayons des critères précis pour tester cette capacité d’adaptation. Parce que si ce qu’on appelle la capacité d’adaptation, c’est la capacité à me convaincre, moi, recruteur, dans un entretien de 45 minutes, que je suis quelqu’un qui va bien fonctionner avec vous, je vais recruter quelqu’un qui me ressemble.

“On a plus d’affect avec les gens qui nous ressemblent. Donc si on met l’affect avant les compétences, on ne va pas faire avancer la diversité.”

La bonne méthode consiste à définir précisément ce qu’on cherche et à essayer de trouver ce qu’on cherche. La solution ne consiste pas à changer les mentalités, mais passe par des systèmes, des méthodes, des routines.

Olivier Sibony, “La diversité n’est pas ce que vous croyez !”, 304 p, édition Flammarion.

Trois conseils pour favoriser l’intelligence collective

1. Chercher la diversité… là où elle est utile. Il y a des situations, notamment d’exécution, où l’uniformité prime sur la diversité. Dans ces cas-là, penser, agir – et même paraître – de manière homogène est plus efficace. “Ce n’est pas pour rien que toutes les armées ont des uniformes et qu’elles entraînent les gens à avoir exactement le même comportement au combat et à réagir de la même manière à un ordre.”

2. Ne pas confondre diversité démographique et diversité cognitive. “Quand on croit que la diversité démographique apporte nécessairement de la diversité cognitive, c’est en fait, quelquefois, le reflet de nos propres biais et de nos propres stéréotypes.” Ce qui compte pour nourrir l’intelligence collective, c’est la variété des parcours, des formations, des expériences – bref, une véritable diversité cognitive.

3. Écouter vraiment les points de vue différents. La diversité n’a aucun effet si elle n’est pas entendue. Si le chef est convaincu d’avoir toujours raison et fait comprendre qu’il vaut mieux être d’accord avec lui pour réussir, alors autant avoir une équipe uniforme. “Je connais beaucoup d’entreprises où l’on recrute des gens qui pensent tous différemment et où l’on fait en sorte qu’ils s’expriment tous pareillement.”

Olivier Sibony, “La diversité n’est pas ce que vous croyez !”, 304 p, édition Flammarion.

Propos recueillis par Paloma de Boismorel

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