Julia de Funès se demande si nos entreprises ne sont pas victimes de conformisme moral et intellectuel

Julia de Funès, la petite-fille de Louis, s’est imposée ces dernières années comme une référence dans l’analyse des dérives du management contemporain.

Depuis quelques années, Julia de Funès porte, dans ses écrits, un regard très acéré sur le monde de l’entreprise. Son dernier opus, “La vertu dangereuse”, est un appel à la résistance contre la bien-pensance et le prêt-à-penser. Non sans verser dans certains excès.

Docteur en philosophie et détentrice d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en ressources humaines, Julia de Funès, la petite-fille de Louis, s’est imposée ces dernières années comme une référence dans l’analyse des dérives du management contemporain. Ses livres La comédie (in)humaine où, avec Nicolas Bouzou, elle partait en croisade contre l’absence de sens dans les entreprises ou Développement (im)personnel, un essai plus que cinglant sur l’imposture des coaches, sont des best-sellers.

Autant dire que son dernier opus appelé La vertu dangereuse (1) était très attendu. Elle y dénonce le prêt-à-penser et une certaine moralisation facile qui étoufferaient nos entreprises aujourd’hui. Dans son analyse des dérives du monde du travail, si elle fait plus que souvent mouche et appuie là où cela fait mal, on ne peut s’empêcher de penser que la polémique qui a entouré, entre autres sur LinkedIn, la sortie de son livre était justifiée à certains égards.

Elle prend sa source dans la construction du livre qui évoque 35 notions (la précaution, la procédure, l’intelligence collective, la transversalité, les éléments de langage, la bienveillance, le bien-être, l’empathie, la posture, les soft skills, le coaching, etc.).

Chaque notion fait l’objet d’un chapitre en trois parties : l’italique décrit ce qu’il est convenu de dire sur le sujet, ce que la bien-pensance suppose d’écrire, le style romain fournit une analyse critique dans une phase de déconstruction avant de conclure par une suggestion libératrice. Dans cette partie en romain qu’elle reprend parfois oralement lors de conférences (ce fut notamment le cas jeudi dernier lors de la soirée de clôture de la semaine de la transmission de Wallonie Entreprendre), la frontière est parfois floue et certaines phrases fortes peuvent évoquer une volonté de créer un électrochoc.

Ainsi, à la sortie de la conférence de WE pendant laquelle certaines pratiques RH ont été moquées, certains responsables de ressources humaines, parfois très mal à l’aise, se sont interrogés sur la légitimité de l’auteur. C’est le propre d’un livre de philo de pousser au questionnement mais il faut ici reconnaître, dans différentes parties du livre, une certaine exagération. Elle s’en défend et chacun jugera à la lecture d’un livre intéressant, moins chargé en philosophie que les précédents, mais qui interpelle. Par exemple, en Belgique, le bien-être au travail est un sujet prégnant depuis que l’invalidité et les problèmes de burn-out explosent. Selon nous, l’émergence du premier est la conséquence des seconds. Elle prend un chemin différent.

“En France, on a commencé à parler du bien-être au travail il y a 10 ou 15 ans et les effets ne sont pas là, souligne Julia de Funès. Pour des raisons philosophiques de fond, le bien-être ne peut être un objet managérial car il est subjectif (votre bien-être n’est pas le mien), éphémère (on est heureux de manière fluctuante) et excède la sphère professionnelle (si nos enfants vont mal, nous serons très malheureux dans notre travail). La polémique au sujet du livre ne prend pas sa source dans le fond de mon livre, qui n’est pas à charge, qui ne polémique pas et qui ne veut pas faire le buzz. La philosophie remet du sens derrière des mots qui sont aujourd’hui galvaudés pour une plus grande liberté de pensée. C’est mon unique but. Ce qui fait polémique, c’est que le livre marche bien et que cela ne plaît pas à tout le monde.”

Nous ne sommes pas d’accord. Certes, le bonheur est subjectif mais il existe de nos jours une façon scientifique de mesurer le bien-être d’un employé dans une entreprise et il est aujourd’hui, chez nous, un objet managérial de plus en plus structuré.

Limitation de l’esprit critique

Même si, évidemment, les ressources humaines ne se gèrent pas sur la seule base de la philo, il faut reconnaître à Julia de Funès d’avoir raison sur de nombreux points. Ainsi, on peut s’insurger allègrement, comme elle, contre les procédures qui robotisent et mécanisent certains employés ou les transforment en agents déconnectés qui ne voient plus la situation mais juste la décision. On peut s’insurger tout aussi allègrement contre la poussée à l’extrême du principe de précaution qui mène à de l’inaction et de la tétanie au lieu d’être du pragmatisme responsable. Ne plus rien risquer dans une entreprise, c’est passer à côté de l’opportunité de gagner. Dans les chapitres sur la lutte contre les discriminations, l’intelligence collective, les moments fédérateurs ou les éléments de langage, elle s’insurge contre la limitation de l’esprit critique et de la capacité à penser par soi-même.

“Tout l’objet du livre est d’aller contre la bien-pensance, le prêt-à-penser, le politiquement correct, l’absence de sens critique et la moralisation facile, confirme Julia de Funès. La moralisation est le contraire de la réflexion morale qui ne substitue jamais à la réflexion l’expression de l’opinion majoritaire, qui ne juge jamais la valeur d’une idée en fonction du credo moral du moment mais à l’aune de sa pertinence. Cette bien-pensance infiltre toutes les couches de notre société. Comment lutter ? En armant les gens avec des nuances utiles et un arsenal conceptuel. C’est ce que j’essaie d’apporter dans mon livre pour mieux armer intellectuellement le plus grand nombre.”

La bien-pensance infiltre toutes les couches de notre société.

Julia De Funès

Les soft skills, qui ont pris une importance considérable depuis la pandémie, sont, selon elle, un autre bel exemple de cette dérive moralisatrice. “C’était évidemment un bienfait de les faire rentrer dans l’entreprise pour lutter contre ce qui était nocif dans le management : l’autoritarisme, le verticalisme, etc. Mais à force de les valoriser, on a basculé, parfois, dans une survalorisation par rapport aux hard skills et aux compétences. C’est alors la porte ouverte au charlatanisme et aux impostures. Vaut-il mieux un médecin bon qu’un bon médecin ? Vaut-il mieux confier l’avion à un pilote amateur super sympa ou un chevronné rigoureux et taciturne ? Le savoir-être doit être additionné au savoir, mais il ne doit pas être privilégié au point de l’emporter sur les compétences.”

Une société à la recherche d’équilibre

Le livre déborde du monde du travail puisque, selon elle, le politiquement correct et la bien-pensance se seraient infiltrés dans toutes les couches de notre société. À voir le développement autocratique du mouvement woke et les revendications identitaristes et communautaristes qui ne souffrent d’aucune critique sur les réseaux sociaux, il est difficile de ne pas lui donner raison. En fait, notre société, très polarisée, a besoin de retrouver de l’équilibre.

“Le livre cherche sur chaque notion cet équilibre. À partir de quand une bonne intention se retourne en son contraire, une vertu en vice, un bienfait en écueil. Sur le wokisme par exemple. Je ne suis pas anti-woke, ce serait insensé. Le mouvement woke, à l’origine, cherche à éveiller les consciences sur des injustices et des discriminations insoupçonnées qui peuvent perdurer dans la société. C’est tout à fait vertueux. Mais le mouvement a basculé, par dogmatisme et bien-pensance, vers une idéologie intransigeante. Cette idéologie devient un assainissement moralisateur qui refuse de voir qu’au nom de l’antiracisme, on peut tomber dans le racisme et qu’au nom de l’antisexisme, on peut tomber dans le sexisme. Il faut réajuster ce mouvement vers plus d’équilibre, de justice, de justesse”, estime-t-elle.

Notre société n’est pas plus à l’aise de nos jours avec l’autorité. Quelle qu’elle soit. Le monde du travail non plus et on a vu fleurir de nombreuses entreprises libérées qui décident collectivement et qui exaltent la transversalité. Il y a clairement une soif d’autonomie. Il n’en demeure pas moins qu’à un moment donné, quelqu’un doit décider…

“C’est absolument vertueux et salutaire de vouloir se défaire de l’autoritarisme et d’un management vertical comme dans le passé, poursuit Julia de Funès. Mais on en a parfois perdu le sens de l’autorité. Or sans autorité, c’est le nivellement assuré. L’autorité est une valeur noble. Elle ne soumet pas mais élève, elle n’assujettit pas mais grandit. Dans nos démocraties, développer de l’autorité n’est pas simple car cela suppose d’accepter une verticalité, une supériorité. Ce qui ne va pas de pair avec l’idée courante mais fausse de l’égalité comme égalitarisme. Pour ne pas faire de la verticalité une contrainte mais une grandeur encore faut-il distinguer subordination et soumission. Les deux se rejoignent par l’idée commune d’obéissance. Mais dans un cas, celui de la subordination, vous pouvez toujours vous affranchir de l’autorité, dans l’autre, celui de la soumission, c’est une obéissance contrainte. Refuser l’autorité quand elle soumet, est une évidence. Mais l’autorité qui permet la subordination pour mieux grandir et s’améliorer est louable et vertueuse.”

L’autorité est une valeur noble. Elle ne soumet pas mais élève, elle n’assujettit pas mais grandit.

Julia de Funès

La question du sens

Enfin, le livre est parcouru de références à la perte de sens dont nous avons déjà abondamment parlé. Comme son collègue et ami Pascal Chabot que nous avions interviewé sur le sujet il y a peu (lire le “Trends-Tendances” du 5 septembre 2024), Julia de Funès confirme l’émergence du meaningwashing, le sens, comme injonction sociale, étant mis à toutes les sauces.

“La perte de sens n’est pas responsable de tous les maux de l’entreprise. La pandémie a effectivement accéléré cette perte de sens car nous avons pris conscience de la juste place du travail dans nos vies. Le travail, s’il a du sens, est un moyen au service de la vie. Le travail n’est pas la finalité de la vie. En France, comme en Belgique, la pandémie a conduit à définir des métiers non essentiels. Ce fut catastrophique ! Combien se sont sentis inutiles ? Il n’est donc pas étonnant que les gens recherchent du sens aujourd’hui et se projettent dans quelque chose qui soit plus grand qu’eux et bénéfique à la société. J’insiste toujours sur la nécessité d’une raison d’être forte dans une entreprise. Quand elle est incarnée, et non purement cosmétique, elle rehausse les individus. On est fier d’appartenir à une entreprise qui transcende les résultats purement économiques. Travailler pour le seul profit d’une entreprise n’est pas négligeable du tout mais cela ne motive plus assez, notamment les jeunes. Toutes les entreprises que je connais et qui n’ont pas de problème de recrutement ou de rétention, ont, toutes, une raison d’être forte. Cette dernière quand elle est authentique et effective renforce le sentiment d’utilité, d’appartenance, de grandeur et d’accomplissement.” 

(1) “La vertu dangereuse. Les entreprises et le piège de la bien-pensance”, Julia de Funès, 224 pages, Editions de l’Observatoire, 21 euros.


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