Julia de Funès: “Le travail n’est pas une raison d’être”

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Docteur en philosophie et essayiste, Julia de Funès porte, depuis quelques années, des regards très justes sur le monde de l’entreprise et ses pratiques. La petite-fille de l’acteur, dans un essai sorti juste avant l’été, analyse avec justesse les effets de la pandémie et esquisse quelques perspectives.

Moult articles ont déjà été écrits sur les changements que la pandémie a induits dans les entreprises. Il nous est donc apparu intéressant de prendre de la hauteur. Docteur en philosophie, détentrice d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en RH, Julia de Funès, ancienne chasseuse de têtes, s’est avérée, dans ses essais, une observatrice féroce du monde de l’entreprise. Après Socrate au pays des process où elle en évoquait les travers, après La comédie (in)humaine où, avec Nicolas Bouzou, elle partait en croisade contre l’absence de sens, après Développement (im)personnel, un cinglant essai sur l’imposture des coachs, la petite-fille de l’acteur vient d’envisager des perspectives intéressantes en regard de ces mois de pandémie dans un ouvrage digital intitulé Ce qui changerait tout sans rien changer.

Nous sommes revenus à l’essentiel et au temps long. L’idéologie de la rapidité, bien connue en entreprise, a été mise à mal.

Trends-Tendances. Clairement, la pandémie a agi comme un événement disruptif qui a permis des avancées majeures, souvent attendues depuis des années.

Julia De Funès. Oui et c’est un joli paradoxe. Les moments d’arrêt, comme nous avons connus, arrivent souvent à la veille de grandes avancées. Pierre-Gilles de Gennes (prix Nobel de physique en 1991, Ndlr) disait que ce n’est pas en perfectionnant la bougie qu’on a inventé l’électricité. Il faut une vraie rupture pour changer de paradigme. C’est exactement ce que nous avons connu. Le seul regret est que ces changements s’accompagnent, en fin de compte, de ce que j’ai appelé, dans Le Figaro, une légalomanie. On a procédurisé, légiféré à outrance vu l’absence de confiance en l’individu. Par peur de l’échec et du risque aussi. C’est un vrai fléau. La peur est un vrai moteur. Machiavel disait que celui qui maîtrise les peurs contrôle les âmes. Il n’y a pas plus puissante manipulation. Et nous avons été bien servis cette année. Nous avons été infantilisés et cloîtrés. L’autre paradoxe est que cette non-liberté extérieure a conduit à un surcroît de liberté à la maison. Je pense évidemment au télétravail et au mode de travail hybride qui va naître.

La pandémie et les confinements ont fait se confondre vie privée et vie professionnelle. La fin d’un mythe, dites-vous?

Je n’ai jamais cru à cette séparation entre les deux vies. C’est un artifice de la pensée. Cela rassure même si c’est un leurre existentiel. C’est oublier la dimension holistique de la vie. Nous sommes un tout. L’impact d’un événement privé a fatalement un effet sur le travail et inversement. Les confinements ont montré que toutes nos sphères se télescopent et que tous nos rôles se confondent. Nous sommes tout en même temps et tout le temps.

Par la force des choses aussi, le fait de télétravailler en permanence, ou presque, a modifié notre rapport au temps et à ce que nous jugions prioritaire.

Nous sommes revenus à l’essentiel et au temps long. L’idéologie de la rapidité, du stress et de la tension permanente, bien connue en entreprise, a été mise à mal. Nous avons été moins rythmés par le social. C’est perturbant parce que nous avons moins de repères ou de divertissements. Le rythme rassure mais remplir sa vie d’un million de choses est aussi un leurre. Nous ne sommes pas quelqu’un sous prétexte que notre vie est bien remplie. Il y a bien longtemps, Pascal disait qu’il était impossible à un homme de rester seul dans une chambre face à lui-même. Remplir nos vies tient de ça. Le temps long est une nécessité. Que je sache, on ne devient pas expert dans sa branche en deux temps trois mouvements. Nietzsche disait que pour être éclair il faut rester longtemps nuage. La pandémie nous l’a rappelé opportunément.

Julia de Funès:
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Vous n’êtes pas une fan des “team-buildings”. Vous l’avez écrit à de multiples reprises. Pourtant, le télétravail a fonctionné parce que les équipes étaient déjà socialisées et ont formé un collectif, non?

Oui mais ce collectif ne s’apprend pas. La pandémie a mis en lumière ce que je dis depuis longtemps: le collectif n’arrive que par la conscientisation d’une menace ou d’un danger. Se sentir vulnérable dans son individualité crée le besoin d’une action commune. Le collectif, ce n’est pas faire une réunion ou des sessions de stratégie. L’esprit de corps, bien réel, des pompiers, des policiers ou des militaires provient du risque mortel potentiel. Le projet commun d’une entreprise ne fait pas le collectif. Ce qui soude, c’est l’arrivée d’un concurrent, une délocalisation possible, la perte d’un marché, le risque de perdre son emploi, etc. Aux dirigeants et managers de mettre le doigt sur les dangers qui guettent l’entreprise. Ce n’est pas négatif de dire ça. N’apprécie-t-on pas plus la vie à l’occasion d’un drame?

Dans “Développement (im)personnel”, vous vous en prenez aux coachs. Selon vous, le coaching est à la psychanalyse ce que l’homéopathie est à la médecine. Etes-vous d’accord avec Laurent Taskin qui, dans ces mêmes colonnes, disait que, finalement, le bien-être au travail, c’est le travail lui-même?

Je suis d’accord oui. Le bonheur est une affaire personnelle, il est contingent et déborde de la sphère personnelle. Si mes enfants sont mal, je ne serai pas heureuse. Il est tout simplement ingérable et ne peut pas faire l’objet d’un trajet managérial. Je n’aime pas la mode des chief happiness officers, des formations en développement personnel débilitantes, des smoothies bios à disposition ou des rooftops végétalisés, etc. C’est infantiliser les employés. Je n’ai jamais vu quelqu’un quitter une entreprise parce qu’il n’y avait pas de table de ping-pong. Par contre, j’ai vu des gens partir par manque de sens, d’autonomie, de responsabilisation, de con- fiance ou de reconnaissance. Parce que tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était suivre des procédures. Le bien-être au travail, c’est le travail lui-même s’il suppose un épanouissement.

Les Gafa sont des boîtes dans le contrôle, ne nous leurrons pas. Mais elles attirent car elles vendent du rêve, du sens commun, des objectifs.

Pourtant, cette mode du bien-être, de la table de ping-pong, elle nous vient des Gafa qui sont tout sauf des modèles d’entreprises libérées ou libératrices. Qu’est-ce qui les rend si attirantes alors?

Elles ont eu ce côté libertaire et disruptif. Aller travailler en jeans et en tennis, c’était révolutionnaire. Ce sont des boîtes dans le contrôle, ne nous leurrons pas. Mais elles attirent car elles vendent du rêve, du sens commun, des objectifs. Il faudrait être fou pour aller travailler chez Elon Musk mais aller sur Mars ou y collaborer, tous les ingénieurs en rêvent. Pareil pour Facebook qui voulait relier le monde. Les entreprises américaines ont toujours été douées pour ça. Ceci dit, les gens n’y restent pas si longtemps que cela. Mais ces firmes apportent de solides apprentissages quand même.

Pourquoi nos entreprises sont-elles mièvres alors?

Parce que nous manquons d’ambition! Nous sommes trop prudents dans nos objectifs et, fatalement, ça fait moins rêver.

Nos entreprises se libèrent-elles?

Jusqu’à un certain point, oui. Le collaboratif est un acquis récent et bienvenu mais il a des limites. En fin de compte, il faut que quelqu’un décide. Au-delà d’un certain nombre d’employés, l’entreprise libérée n’est pas possible. Vous imaginez Accenture et ses 300.000 employés en mode plat? L’autorité est nécessaire mais il ne faut pas la confondre avec l’autoritarisme. En France, il y a un complexe de l’autorité. On n’ose plus se responsabiliser. Alors on stagne. Cela nous vient de Mai 68 et de la chute de toutes les autorités. A commencer par la parentale. Dans les écoles, la pédagogie positive a coûté de l’autorité aux profs. Un management paternaliste dans les entreprises? Bof. Un président normal? Pas sûr que l’expérience fut concluante. (rires) Il faut de l’autorité. Décider mais pas opprimer ou stresser.

Julia de Funès,
Julia de Funès, “Ce qui changerait tout sans rien changer”, Editions de l’Observatoire, 24 pages, 1,99 euro. Version digitale uniquement.

Vous dites aussi que le Covid-19 a modifé notre rapport au travail. Ce n’est pas une fin en soi?

Non, le paradigme a changé. Avant, on avait un beau métier et la vie était, d’une certaine façon, justifiée. On entrait dans une boîte pour y faire carrière et on avait quasiment réussi sa vie. Les jeunes ne veulent pas de ça. Le travail est un outil au service de leur vie. Manger pour manger n’a pas de sens, c’est de l’absurde en philosophie. C’est faire d’un moyen une fin. Il faut toujours une extériorité à ce que nous faisons pour trouver du sens. Pareil pour le travail qui doit avoir du sens et être un moyen au service d’autre chose que lui-même. Chez les jeunes, le travail redevient un moyen. Attention, je ne dis pas que le travail n’est pas important. C’est un accomplissement essentiel, mais ce n’est pas une raison d’être.

Comment donner du sens?

Une entreprise ne se justifie plus sur son seul nom, son identité de marque ou sa performance économique et financière. Tout cela est nécessaire mais ne suffit plus. Il faut qu’elle concède n’être qu’au service d’une plus grande cause. Les entreprises qui attirent ont une mission, qu’elle soit sociale, sociétale, environnementale, etc. C’est cela qui fait vibrer les talents. Les employés ont, aujourd’hui, besoin de savoir à quoi ils servent. Ils ont tout autant besoin d’être reconnus. Trop longtemps, tout a été quantifié, géré par des objectifs chiffrés. Au mépris de l’humanité ou de la vulnérabilité de chacun. Il faut passer du stade de la chosification à celui de subjectivité. Reconnaître, donner de l’autonomie, permettre la prise de risque et l’échec, faire grandir. Tout cela donne du sens. La pandémie a amplifié ce besoin. Comme elle a permis de voir les métiers vraiment essentiels.

En fin de compte, la France a tenu grâce aux gilets jaunes…

Absolument. C’est l’ironie de la vie et une solide leçon de morale. Ces gilets jaunes de la première heure – les infirmières, les employés de supermarchés, les livreurs, les facteurs, etc. – ont tenu la France à bout de bras. Nous avons vu à quel point ces jobs-là sont importants. Il ne faut pas oublier cela. Et les revaloriser de façon pérenne. Et leur donner la considération sociale qu’ils méritent.

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