Docteur en psychologie et enseignant à l’ULB, Ilios Kotsou réconcilie sciences et pratiques de bien-être. Ancien directeur du programme “Mindful Leadership” à Solvay, il plaide pour un management de “la présence” via une meilleure connaissance de soi et publie “La sagesse des petits riens”, une invitation vitale à renouer avec le réel.
Les chiffres à propos de la santé mentale au travail sont préoccupants. Selon une enquête Ipsos menée pour Axa fin 2023 dans 16 pays, “52% des actifs dans le monde envisagent de quitter leur emploi actuel à cause des problèmes de bien-être psychologique au travail”. En France, une étude OpinionWay publiée en avril dernier indique que 45% des salariés se trouvent en situation de détresse psychologique tandis qu’en Belgique, l’Agence fédérale des risques professionnels a réagi en lançant, dès 2019, un projet visant à prévenir et réduire les burn-out.
C’est dans ce contexte et à l’occasion de la publication de son nouveau livre que nous avons voulu rencontrer Ilios Kotsou. Cofondateur de l’association Émergences et de l’application de méditation solidaire Prezens, il œuvre à rendre la psychologie du bien-être accessible à tous et intervient dans des milieux professionnels assez variés : des soignants aux forces de l’ordre, en passant par les élus politiques et les chefs d’entreprise. Pas de recette toute faite, ni de mantra magique, le psychologue belge n’a rien d’un gourou du développement personnel et croit au travail d’introspection que chacun peut accomplir sur lui-même. “Peut-être parce que j’ai grandi dans une secte, je ressens de la défiance envers les maîtres à penser de tout poil”, dit-il.
Tour d’horizon de ce qui nous menace et de ce qui nous libère dans nos façons de penser, de travailler ou de communiquer.
TRENDS-TENDANCES. À la lumière de votre expérience d’enfant et d’adolescent dans une secte, observez-vous aujourd’hui des formes similaires d’embrigadement dans la société ?
ILIOS KOTSOU. Dans une secte, c’est nous contre eux. Tout est polarisé. Plus la pression est forte, plus on se replie sur son groupe d’appartenance en stigmatisant ceux de l’extérieur. Et cela sert parfaitement les intérêts de celui ou celle qui dirige le groupe. Ce repli isole, coupe des autres sources d’information, empêche la pensée critique. Aujourd’hui, on traverse des périodes de grande tension, marquées par la montée de figures d’autorité qui promettent un retour à l’ordre. Ce n’est pas toujours formulé comme cela, mais l’idée est là : on stigmatisera certains groupes pour rassurer les autres. Il y a une radicalisation croissante des opinions et ce qui m’effraie, c’est que cette radicalisation fait disparaître la nuance. Quand on simplifie tout à outrance, on cesse de penser, on réagit. La nuance, pour moi, c’est l’essence de l’esprit critique.
Dans une secte, on voit bien ce mécanisme et on se demande comment certaines personnes, parfois très instruites – ingénieurs, médecins –, peuvent croire des choses aussi absurdes. Mais une fois qu’on est pris dans le système, la dissonance cognitive nous pousse à ne retenir que les informations qui confirment notre croyance. Aujourd’hui, avec Internet, on peut appartenir à une mini-secte virtuelle, être enfermé dans une bulle algorithmique sans même s’en rendre compte. Une fois qu’on s’identifie à un groupe, une mécanique psychologique très puissante se met en place. On sait que le rejet social active dans le cerveau les mêmes circuits que la douleur physique. C’est la même souffrance. Nous avons ce besoin fondamental d’appartenance, d’être reconnus, d’être aimés.
Ces mécanismes peuvent-ils opérer dans la sphère professionnelle ?
J’ai l’impression qu’il existe encore quelques garde-fous dans le monde professionnel, en tout cas en Belgique et en France. Il y a un cadre, des règles. Paradoxalement, c’est dans les associations, l’humanitaire ou les structures à vocation idéologique que les dérives sont parfois les plus fortes. Parce qu’on y entre avec une conviction, une volonté de se donner à fond au service d’une cause qu’on juge légitime. Et c’est précisément là que les dérives apparaissent.
Bien sûr, il y a un côté très beau à cet engagement. Mais il existe aussi un revers de la médaille : des luttes de pouvoir, parfois très violentes. Elles ne sont pas forcément plus nombreuses, mais elles sont souvent plus dissimulées, parce qu’elles ne correspondent pas aux valeurs affichées.
Dans les entreprises, au moins, les conflits peuvent être plus visibles, plus brutaux peut-être, mais aussi plus assumés. Et même si ce n’est pas agréable, cela permet parfois de mieux les identifier. Ce que j’observe, c’est que l’idéologie dans le monde associatif peut devenir diffuse. On ne se rend pas compte qu’elle agit. Il n’y a pas nécessairement de leader toxique, même si cela peut arriver, ce qui est dangereux, c’est l’identification totale à une cause, qui pousse à se surpasser, à se sacrifier, parfois jusqu’à l’épuisement. C’est ce qu’on retrouve dans certains cas de burn-out.
La sociologue franco-israélienne Eva Illouz explique que ce sont surtout les structures sociales qui façonnent nos émotions. Que pensez-vous de cette idée ?
La question des émotions est complexe. Dire que les émotions sont uniquement sociales ou uniquement personnelles, me semble réducteur. Je pense que notre expérience intime montre bien que les émotions appartiennent aussi au domaine du personnel, même si elles sont évidemment influencées par la culture : l’émerveillement face à ses enfants, une émotion poétique, un moment de grâce spirituelle… En revanche, dans nos sociétés, l’émotion prend de plus en plus d’importance, c’est-à-dire qu’elle dirige tout, la politique, le marketing, la communication… Et paradoxalement, on y accorde très peu d’attention personnelle. On ne prend pas le temps de les écouter vraiment.
Et c’est là qu’un travail intérieur peut être libérateur. Ça peut sembler paradoxal, mais le fait d’être attentif à ses émotions, de les reconnaître, de les apprivoiser, leur donne moins de pouvoir. Si je ne fais pas ce travail, je deviens le jouet de leur instrumentalisation. Il ne s’agit pas de “maîtriser” sa vie intérieure comme un robot. Au contraire, il s’agit de prendre soin de son écosystème intérieur, pour ne pas être simplement dirigé par l’environnement, les algorithmes, les suggestions extérieures. C’est l’un des grands enjeux de demain. Si je ne connais pas les liens entre mes pensées, mes émotions, mes réactions, alors, une intelligence artificielle – par mes simples recherches sur internet – pourra me connaître mieux que moi-même.
Vous avez dirigé le programme ‘Mindful Leadership’ à Solvay. En quoi consistait-il exactement ?
C’était un programme destiné aux personnes du monde de l’entreprise, intéressées par la méditation et la pleine conscience, et curieuses de voir en quoi cette posture de présence pouvait enrichir leur manière de diriger. Ce que beaucoup de participants reconnaissaient très vite, c’est que la présence est centrale. Si je ne suis pas présent à moi-même, alors tout le reste – les outils, les stratégies, les compétences – devient secondaire. Être présent à soi, c’est aussi être présent aux autres et au monde. Si je suis attentif à mes émotions, je peux mieux écouter les signaux faibles. Sinon, mes émotions vont influencer mes décisions de manière inconsciente et parfois néfaste.
“Si je ne suis pas présent à moi-même, alors tout le reste – les outils, les stratégies, les compétences – devient secondaire.”
C’est biologique : qu’on le veuille ou non, nos décisions sont intimement liées à nos émotions qui souvent nous rappellent ce que nous avons déjà traversé et nous permettent de puiser dans une mémoire émotionnelle que certains appellent l’intuition. Cette présence à notre vie intérieure a également un impact direct sur notre manière de gérer le stress, d’éviter le burn-out, y compris chez les managers. Sous pression, on devient souvent moins ouvert, moins créatif, moins généreux. La présence permet d’influencer positivement une équipe. Que ce soit avec un enfant ou un collaborateur, ce qu’on transmet d’abord, c’est la présence.
Comment cultiver cette présence au travail ?
Nous proposions notamment dans le programme un outil tout simple que j’appelle un “sas de décontamination”. Avant une réunion ou un entretien important, on peut prendre trois minutes pour se poser, observer ce qui se passe en soi, être conscient de son paysage intérieur et de ce qui nous agite. Je peux me rendre compte que je suis déjà tendu, fatigué, agacé… Je ne vais pas forcément me détendre complètement, mais au moins, j’en ai conscience.
Et cette conscience change tout : je suis plus lucide, plus attentif, plus apte à réagir de manière ajustée. Dans ce petit sas, il y a généralement deux étapes. La première, c’est simplement se déposer, retrouver un peu de calme intérieur. Et la seconde, c’est se reconnecter à ce qui est vraiment important pour soi. C’est très simple, mais très puissant.
Que pensez-vous des “chief happiness officers” dans les entreprises ? Est-ce un signal positif ou y a-t-il un risque d’instrumentalisation du bonheur ?
Pour moi, la première mission d’une entreprise est d’offrir à ses employés des conditions de travail justes et décentes. Et c’est déjà beaucoup. Aujourd’hui, nous vivons dans un système économique profondément déséquilibré où le capital capte une part énorme de la richesse, et le travail, beaucoup moins. Ce n’est pas une vision idéologique, ce sont des faits. Il y a un déséquilibre structurel. Alors, avant de parler de bonheur au travail, commençons par traiter les personnes avec équité : les payer justement, aménager leurs conditions de travail en tenant compte de la fatigue, de la pénibilité, leur offrir une bonne protection sociale.
Nous avons tous, profondément, envie d’être traités avec justice. Personne ne souhaite qu’un autre soit mieux payé simplement parce qu’il est un homme, ou parce qu’il a les “bonnes” connexions. S’il faut investir davantage, ce serait dans un management juste, à l’écoute, bienveillant. Faire le bonheur des gens à leur place, c’est exactement le danger qu’on retrouve dans les sectes : “Nous allons vous rendre heureux, que vous le vouliez ou non.” Il me semble que ce n’est pas ça que l’on doit attendre d’une entreprise.

On voit, avec le covid et l’influence des jeunes générations, une quête croissante de sens au travail. Peut-on réellement trouver du sens dans sa vie professionnelle ?
Le sens est une question fondamentale pour tout être humain. Le vide existentiel, l’impression de ne servir à rien, peut être profondément destructeur. Mais cette quête de sens met aussi une pression énorme : sur les individus, sur les entreprises, sur le travail lui-même. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure direction à prendre. Je pense qu’il ne faut pas demander à l’entreprise de nous “fournir” du sens. Le sens, ça se construit. Et cette construction dépend beaucoup de nos conditions de vie.
Pour beaucoup de personnes, le sens, c’est simplement de pouvoir subvenir aux besoins de leur famille, d’avoir un toit, de vivre dignement. Pour d’autres, il faut qu’il y ait en permanence un défi, un renouveau, un dépassement. Mais cette exigence constante peut aussi devenir épuisante. Au fond, quelle que soit mon activité, je peux me poser cette question : qu’est-ce qui est vraiment important pour moi ? Si j’ai envie de contribuer à un monde plus juste, plus solidaire, où les gens sont un peu plus joyeux, alors je peux choisir de faire mon travail dans cet esprit, avec cette intention. Il faut rester réaliste : si je commence à croire que c’est à moi seul, personnellement, de sauver la planète, de nourrir les affamés, de réparer le monde, etc., alors, forcément, je m’effondre et c’est le burn-out généralisé.
Transformer ses vacances en véritables parenthèses de ressourcement
Conseil n°1 : Une vraie déconnexion digitale. “On découvre parfois qu’on n’est pas aussi dépendant qu’on le pensait, et cette prise de conscience est libératrice.”
Conseil n°2 : Retrouver une attention au sensoriel. “Ce qui apaise notre système nerveux, c’est souvent le contact direct avec ce qui nous entoure : la nature, les sons, les odeurs, la matière.”
Conseil n°3 : Identifier ce qui nous repose. “Certains trouvent leur repos dans les relations, dans les échanges. D’autres ont besoin de calme, de solitude. Il faut parfois du lien et parfois du rien.”
Les chiffres relatifs au burn-out sont en constante augmentation. Quelles sont, selon vous, les véritables causes de cette épidémie ?
Il n’y a pas un seul type de burn-out, ni une seule cause. Il y a néanmoins un élément central : ce sont nos attentes et la manière dont nous y répondons. Quand je ressens que je ne réponds pas comme je le voudrais à ces attentes, la tension monte. Elle s’accumule, encore et encore. Et alors, je vais commencer à en faire plus que ce qu’on me demande : travailler tard, me surinvestir… Je pense qu’un vrai travail intérieur consiste à faire baisser ces attentes, à se dire : “Tu ne peux faire que ce que tu peux faire maintenant”.
Ce n’est pas évident, bien sûr. Moi-même, je lutte aussi avec ça. Il faut changer de perspective et passer d’une attente de résultat à une attention au processus : comment je fais ce que je fais, ici, maintenant. Cela permet de clôturer la journée avec sérénité, mais c’est beaucoup plus difficile pour un manager. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on attend de nous une vision à long terme, une capacité à anticiper les conséquences.
On parle souvent de “gérer son stress” au travail, est-ce une ambition réaliste ?
Je pense qu’il y a un vrai danger à faire reposer la question du stress uniquement sur les épaules de l’individu. C’est ce qu’on observe beaucoup aujourd’hui avec le développement personnel ou certaines approches du coaching. On responsabilise de plus en plus les gens pour leur stress, comme si tout dépendait uniquement d’eux. Il y a certes des outils utiles, mais dans l’ensemble, le stress est d’abord une question structurelle, une responsabilité de l’entreprise. Si, par exemple, une entreprise permet – voire exige – que l’on soit joignable sur son téléphone professionnel en dehors des heures de travail, c’est une source de stress évidente. Le vrai non-sens, c’est créer un environnement stressant, puis envoyer les employés suivre des formations pour mieux gérer leur stress. Ce n’est pas cohérent. Le stress ne se résout pas uniquement à l’échelle individuelle. Il se pense et se traite, d’abord, à l’échelle collective.
“Le vrai non-sens, c’est créer un environnement stressant, puis envoyer les employés suivre des formations pour mieux gérer leur stress.”

“La sagesse des petits riens”, Ilios Kotsou, éd. Robert Laffont, 270 p.
Journées émergences 2025, “Est-il possible de vivre libre ?”, 27 et 28 septembre 2025, infos : https://journees.emergences.org
Profil
• 1989 – À 16 ans, Ilios Kotsou perd sa mère, puis son père un an plus tard.
• 1997 – Il quitte la secte OKC et vit “une seconde naissance, celle de la liberté”.
• 2004 – Il rencontre Caroline Lesire, sa compagne avec laquelle il fonde l’association Émergences.
• 2009 – Première Journée Émergences à Bruxelles.
• 2017 – Doctorat en psychologie à l’Université Libre de Bruxelles où il enseigne.
Paloma De Boismorel