Anouk Lagae (CEO Accent Jobs) : “Un emploi de cinq jours semaine, c’est de l’histoire ancienne” 

Le monde du recrutement est en pleine mutation, sous l’effet de la forte tension qui règne sur le marché de l’emploi. Accent Jobs est l’un des pionniers de ces changements. “Un emploi de cinq jours par semaine, c’est presque de l’histoire ancienne”, déclare Anouk Lagae, CEO de l’entreprise.  

En tant que premier acteur en Belgique, Accent a introduit le recrutement anonyme le 1er février 2023, après un projet pilote réussi fin 2021. Les entreprises ne savent plus si le CV qu’elles reçoivent d’Accent provient de Mohamed ou de Marc, de Ludmila ou de Catherine. Elles ne savent pas non plus si le candidat a 25 ou 55 ans. En revanche, le nombre d’années d’expérience est visible. L’initiative a même suscité des questions au Parlement flamand. Cette année, Accent s’est vu décerner le Trends Impact Award pour la diversité et l’inclusion parmi les grandes entreprises.   

Le rôle de CEO d’une entreprise pionnière est taillé sur mesure pour Anouk Lagae. À la mi-2020, en pleine pandémie, elle est arrivée à la tête de l’entreprise de recrutement après avoir travaillé dans le secteur des biens de consommation. Pour Coca-Cola Company, elle s’est expatriée en Australie et au Royaume-Uni. De retour en Belgique, elle est devenue directrice marketing du brasseur Duvel-Moortgat. 

“Le passage d’une grande entreprise à une entreprise familiale a été important. Chez Coca-Cola, je pilotais un Boeing, pour ainsi dire. Tout était mesuré et calculé, et il y avait beaucoup de stratégie et de concentration interne pour atteindre la croissance du volume. Chez Duvel-Moortgat, il n’y avait pas d’instruments de bord. L’accent était mis sur la qualité. J’ai appris à travailler davantage avec mes tripes et mon intuition”.  

Pourquoi le recrutement anonyme est-il si important ?   

 ANOUK LAGAE. “Nous voulons donner une chance à tous les talents, alors que nous constatons que tout un groupe de personnes compétentes n’a même pas la possibilité de passer un premier entretien d’embauche. Ce sont des personnes très précieuses. En même temps, la guerre des talents fait rage, ce qui signifie que les entreprises ne trouvent pas de personnel. Ce n’est pas normal. Nous avons constaté qu’il existe encore des préjugés inconscients”. 

De la discrimination en découle…  

LAGAE. “C’est peut-être naïf, mais je crois sincèrement que personne ne discrimine consciemment les gens. Inconsciemment, cela fait que Marc est choisi pour un premier entretien, et que Mohamed ne l’est pas souvent. Nous avons alors décidé de rendre tous les CV anonymes. Nous laissons de côté tous les détails personnels, tout ce qui n’a rien à voir avec le poste. Il n’y a plus de mention du nom, de l’âge, ou du genre du candidat, même dans le secteur de la construction. Si vous êtes fort, vous pouvez faire ce travail. Que vous habitiez à Molenbeek ou à Uccle, cela n’a pas d’importance. À un stade ultérieur, lorsque les entreprises rencontrent les candidats, il peut y avoir encore de la discrimination, mais au moins, les gens ont maintenant la chance de se rendre à ce premier entretien d’embauche. Ils peuvent y raconter leur vie, montrer leur motivation et leur enthousiasme. Nos clients sont agréablement surpris. Nous avons maintenant 8 % de clients en plus qui emploient les profils les plus difficiles, à savoir les plus de 50 ans, qui ne sont pas d’origine belge et peu qualifiés. 

C’est peut-être naïf, mais je crois sincèrement que personne ne discrimine consciemment les gens.

Anouk Lagae, CEO Accent Jobs

Le recrutement anonyme est-il en train de percer aujourd’hui parce que la technologie est là ?   

LAGAE. “Non, la technologie existe depuis longtemps. Cela fait également un certain temps que nous caressions cette idée. Le besoin est devenu si important et la guerre des talents si criante que cela nous a donné le courage de le faire. Trop de gens restent sur le carreau. Notre initiative part avant tout d’un sentiment de peine et de frustration face à des personnes qui ne trouvent pas d’emploi. Mais, si nous pouvons aider les entreprises à recruter davantage de salariés de cette manière, les deux parties en sortiront gagnantes. Nous sommes le troisième acteur du marché. Il y a peut-être eu des initiatives plus modestes auparavant, mais nous sommes le premier grand acteur à le faire pour tous nos profils. C’est une démarche sociale, audacieuse et qui offre un avantage commercial.  

Avez-vous reçu des réactions négatives ?   

LAGAE. “La plupart de nos clients ont salué notre initiative. Nous savions qu’il y avait un risque de perdre des clients. Nous étions prêts à prendre ce risque parce que nous pensons que ces entreprises ne seraient pas de bons clients pour nous. Nous sommes conscients qu’il faut s’adapter. Ce n’est pas parce que nous, chez Accent, sommes prêts que toutes les entreprises et tous les managers le sont aussi. Certaines entreprises nous demandent encore des explications parce qu’elles ont encore besoin de certaines étapes ou de certaines manipulations. À notre connaissance, nous n’avons pas perdu un seul client depuis l’introduction des CV anonymes. 

Est-il vrai que vous allez encore plus loin pour votre propre recrutement chez Accent ?   

LAGAE. “Pour les clients, nous travaillons avec un CV anonyme, mais nous plaçons la barre encore plus haut. Pour nous, le CV est vraiment dépassé. Tous ceux qui le souhaitent peuvent postuler chez Accent. Nous ne demandons pas de CV, mais seulement un nom ou des initiales, un numéro de téléphone portable et une adresse électronique. Ensuite, nous vous demandons de passer un test en ligne, qui vérifie si vous correspondez à notre culture d’entreprise. Si le résultat est bon, la personne peut se présenter à un entretien. Nous pensons que toute personne peut être engagée, à condition qu’elle ait les justes valeurs et qu’elle corresponde à notre culture. En ne demandant plus de CV, nous avons presque doublé le nombre de candidatures sur notre site web. Cela implique un travail de sélection plus important et nous devons poser plus de questions lors de l’entretien. Mais nous sommes convaincus que c’est la voie à suivre. Cela signifie qu’en tant qu’entreprise, vous devez être prêt à investir dans la formation et le développement”. 

Pour quelles raisons?   

LAGAE. “La société évolue si vite qu’elle ressemble à un tourbillon. Mais notre système éducatif est à la traîne. Il n’y a pas assez de personnes correctement formées qui sortent des écoles. Par exemple, il n’y a pas assez de soudeurs ou de plombiers diplômés. Vous pouvez vous plaindre à ce sujet, mais nous voulons prendre le contrôle en investissant dans la formation. Vous pouvez continuer à chercher des personnes ayant de nombreuses années d’expérience, vous ne les trouverez pas. Mieux vaut organiser une formation de base en soudage de trois semaines. Nous considérons qu’il s’agit d’une responsabilité partagée entre nous et les entreprises. C’est pourquoi nous élaborons des programmes de formation avec les entreprises. Nous voulons poursuivre sur cette lancée l’année prochaine avec notre Talent Lab. C’est pourquoi nous avons racheté le centre de formation et d’examen BE-Consult. 

Vous pouvez continuer à chercher des personnes ayant de nombreuses années d’expérience, vous ne les trouverez pas. Mieux vaut investir dans la formation.

Anouk Lagae

Comment les jeunes se comportent-ils sur le marché du travail ?   

LAGAE. “Le marché du travail est en train de changer. Le comportement des jeunes, surtout, est différent, mais on le voit aussi chez les personnes plus âgées. En raison d’un manque de revenus suffisants, il y a beaucoup plus de travailleurs à titre complémentaire. Un emploi de cinq jours par semaine est devenu presque obsolète. On les appelle la “génération slash”. Ils veulent être comptables et DJ, ou photographes. Ou encore être informaticien et cuisinier. Les gens combinent un travail et une passion. Les entreprises doivent se réinventer pour répondre à cette demande ; la tendance est là pour durer. Pour l’organisation des entreprises, c’est un cauchemar. Par exemple, nous avons une application, NowJobs, pour les entreprises qui recherchent des étudiants et des flexi-jobbers. Cette base de données était presque exclusivement composée d’étudiants. Aujourd’hui, la moitié d’entre eux sont des travailleurs qui ont déjà un job principal. Surtout depuis la pandémie et la crise de l’énergie, de plus en plus de Belges sont prêts à gagner de l’argent à côté parce qu’ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Même dans le commerce de détail, les horaires ne sont plus établis au mois, mais à la journée. La veille au soir, les horaires sont introduits dans l’application et les gens décident s’ils travailleront le lendemain.  

Compte tenu de la pénurie sur le marché du travail, il est regrettable que tant de personnes doivent abandonner, par exemple parce qu’elles sont confrontées à l’épuisement professionnel. Comment pouvons-nous résoudre ce problème ?   

LAGAE. “Il y a beaucoup de gens qui souffrent d’épuisement professionnel. Mais les personnes qui ne souffrent pas de burnout ont également tendance à ne pas se sentir bien au travail ou à s’y rendre à contrecœur. Il est également difficile de réintégrer les personnes au travail. Pour la première fois, les malades de longue durée sont plus nombreux que les chômeurs. Au lieu de nous contenter d’aller chercher des candidats parmi les chômeurs et les demandeurs d’emploi, notre fer de lance pour les trois prochaines années sera de ramener davantage de malades de longue durée sur le marché du travail. Là aussi, nous voulons apporter des réponses innovantes.  

Le gouvernement n’a-t-il pas aussi un rôle à jouer dans la réduction du nombre de personnes souffrant d’épuisement professionnel ou de maladies de longue durée ?   

LAGAE. “Nous ne pourrons pas le faire seuls et nous avons bien sûr besoin du gouvernement, mais nous n’allons pas l’attendre. Je n’aime pas les politiques de lutte contre l’épuisement professionnel, car il s’agit essentiellement d’un contrôle des symptômes. Il vaut mieux s’attaquer à la cause première. Souvent, les gens ne se sentent pas bien dans leur environnement de travail. Ils ont besoin de reconnaissance, de possibilités d’évolution, d’un endroit où ils peuvent exprimer leurs opinions, d’un endroit où ils peuvent être humains. Un investissement adéquat dans votre personnel devrait être prioritaire, plutôt que d’investir dans le marketing ou les ventes. Si vous créez un environnement de travail sain, où les gens sont autonomes, nous pensons qu’il y aura moins d’épuisements professionnels. Les vitamines de la croissance dans un environnement de travail sain sont A, B et C. A correspond à l’autonomie, B à l’appartenance ou au lien avec l’entreprise, et le C de “compétence” donne aux gens des outils et des opportunités de croissance”.  

Les employés restent souvent à leur poste alors qu’ils ne se sentent pas bien. Quelle est leur responsabilité ?   

LAGAE. “If you don’t love it, change it. Et si vous ne pouvez pas changer votre situation, quittez-la. En Belgique, en particulier avec le système d’ancienneté, il existe souvent une culture qui consiste à rester en place même si l’on n’est pas heureux. Ce n’est pas seulement la responsabilité de l’employeur, l’employé doit comprendre qu’il a toujours le choix. 

Vous plaidez ardemment en faveur d’un traitement plus humain des employés. Cela m’a rappelé Annick Ruyts, qui a écrit “Bedank voor bewezen diensten” (non traduit en français: “Merci pour les services rendus”), un plaidoyer pour un licenciement et une culture d’entreprise plus humains.  

LAGAE. “La rupture peut aussi se faire de manière humaine. Nous voulons traiter chaque employé d’Accent de façon à ce qu’il reste un ambassadeur à vie. Pour ce faire, il faut être humain. En fait, le terme “ressources humaines” est une contradiction dans les termes. S’agit-il vraiment d’une “ressource” lorsqu’il s’agit de personnes ? C’est très étrange. Tant d’entreprises sont devenues inhumaines en tant que système. En tant que “ressource”, nous devons produire une valeur actionnariale suffisante. Nous sommes tous collectivement responsables de l’environnement inhumain que nous créons. Les entreprises qui sont humaines sont de véritables aimants. C’est là que les gens veulent travailler”. 

La rupture peut aussi se faire de manière humaine. Nous voulons traiter chaque employé d’Accent de façon à ce qu’il reste un ambassadeur à vie.

Anouk Lagae

Chez Accent, quels mots utilisez-vous à la place de “responsable RH” ou “entreprise RH” ?   

LAGAE. “Nous avions un responsable des ressources humaines, mais j’ai supprimé cette fonction. Chez nous, on parle plutôt de Chief People, parce qu’il s’agit de personnes. On peut aussi parler de Chief culture ou de chief talent. Nous n’utilisons pas non plus les termes “employé” ou “personnel”. Chez nous, tout le monde est un “collaborateur”. Vous contribuez à la construction d’un rêve et nous apprécions ce que vous faites. C’est le cas depuis des années, et c’est tout à l’honneur de Conny Vandendriessche. Nous appelons Accent une “société de placement de talents”. Nous considérons les gens comme des talents et nous voulons les aider à s’intégrer dans un environnement où ils se sentent bien. 

Comment envisagez-vous l’année à venir ?   

LAGAE. “Nous sommes toujours un peu dépendants de ce qui se passe dans l’économie et la société. Notre objectif est de croître plus vite que le marché lorsqu’il est à la hausse et de perdre moins lorsqu’il est à la baisse. La polarisation du monde est extrêmement préoccupante. Les gens ne sont plus connectés à eux-mêmes. Nous ne sommes plus connectés les uns aux autres en tant que communauté. Nous sommes trop sur les médias sociaux, mais pas assez dans le monde réel. Autrefois, les scouts, l’église, le village ou le quartier étaient des lieux de connexion. Nous sommes également déconnectés de la nature. Nous sommes devenus des projectiles libres, propulsés par les médias et les algorithmes. C’est la raison pour laquelle les gens vont si vite à gauche ou à droite. Ils expriment leurs frustrations directement dans un tweet. Cela ne crée pas du tout de lien. Les titres des médias sont également de plus en plus effrayants et négatifs”. 

Comment briser cette spirale négative ?   

LAGAE. “Il n’y a pas de coupable, le système est fait comme ça. J’ai une pensée systémique. Essayez de comprendre et de vous rencontrer, laissez de la place à l’autre et à la compassion. Trouvez les liens plutôt que les différences. Les hommes politiques ne se préoccupent que de leur programme à court terme et parlent en citations et en contradictions. Peu d’entre eux cherchent à établir des liens. Nous vivons une époque dangereuse, j’attends avec impatience les élections de juin”. 

Accent a remporté cette année un Trends Impact Award pour la diversité et l’inclusion. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?   

LAGAE. “La diversité et l’inclusion sont des questions très importantes au travail. Nous ne voulons pas de polarisation. Nous avons des employés ukrainiens et russes. Lorsque la guerre a commencé, nous n’avons pas fait de déclaration politique en disant que l’un est mauvais et l’autre bon. Ce sont tous des êtres humains et chaque être humain est beau. Nous avons gardé la colonne vertébrale de nos valeurs. L’une de nos valeurs est d’être un ami. Ces valeurs doivent être défendues avec acharnement. Si des personnes vont à l’encontre de ces valeurs, nous devons être stricts et dire que nous ne tolérons pas ce comportement chez Accent.  

Il y a encore beaucoup moins de femmes que d’hommes PDG. Il est exceptionnel que vous et votre mari soyez PDG d’une entreprise.   

LAGAE. “Mon mari est le PDG de KBC Securities (Frederik Vandepitte, ndlr). Je ne suis pas à la maison tous les soirs, je ne cuisine pas et je ne fais pas les courses pour mes enfants. Souvent, le partenaire est un obstacle à l’épanouissement des femmes. Souvent, c’est encore la femme qui veille à l’équilibre de la famille. Pour moi, ce n’est pas le cas. Mon partenaire me soutient et nous essayons de veiller ensemble à cet équilibre. 

Quels ont été vos modèles ?   

LAGAE. “En Belgique, Dominique Leroy a longtemps été un modèle. Elle a également travaillé chez Unilever. À l’étranger, Angela Merkel a réalisé beaucoup de choses sur le plan politique, ou Sheryl Sandberg, qui était directrice de l’exploitation chez Facebook. L’inspiration peut être trouvée partout, le plus important est de croire que l’on peut y arriver en restant soi-même. Je ne veux jamais être limitée par mes barrières mentales. À cet égard, j’ai toujours été un peu comme Fifi Brindacier qui disait: “Ah, je ne l’ai encore jamais fait, alors je suppose que je peux le faire”” (rires). 

Biographie  

– Né à Courtrai en 1975  

1998 : diplôme d’ingénieur commercial (VUB/Solvay Business School), début de carrière en tant que chef de groupe chez Unilever  

2001 : diverses fonctions dans le domaine du marketing et de l’innovation pour Coca-Cola Company en Belgique, au Royaume-Uni et en Australie  

2012 : directeur du marketing chez Duvel-Moortgat, puis chef de l’unité commerciale Core Europe  

– 2015-2018 : formation à la Kellogg School of Management (rôle de directeur de conseil d’administration), à l’Insead (Finance for Executives), et à l’Iczo (phytothérapie, plantes selon la médecine traditionnelle chinoise)  

2017 : administrateur indépendant du conseil d’administration de Deceuninck  

2020 : devient CEO d’Accent Jobs

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