Qui est Lionel Jadot, l’homme qui volait avec ses yeux?

© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI/ ISOPIX

Entre un chai invraisemblable dans le sud de la France, le restaurant parisien de Marc Veyrat, l’hôtel Jam à Bruxelles ou le nouveau restaurant Le Pesage à Watermael-Boitsfort, Lionel Jadot est sur tous les fronts. Le Bruxellois n’a pas perdu son âme d’enfant et prône la pensée latérale, l’honnêteté et la disruption…

Imaginez un petit garçon de six ans auquel on a donné une plaine de jeux originale : les 2.000 m2 de l’Atelier Jean Van Hamme. Une vénérable maison créée en 1895 dans un quartier modeste d’Uccle. Un atelier de menuiserie et de garnissage géré par ses parents et où travaillaient des dizaines d’artisans pour produire sièges et canapés et réaliser les commandes des plus grands designers et décorateurs européens. C’est dans cette caverne d’Ali Baba que s’est formé Lionel Jadot…

” Je pouvais utiliser tout ce qui était tombé par terre, confie-t-il. Vous n’imaginez pas tous les trésors que je ramassais. Je les repérais quand je rentrais de l’école et essayais de m’imaginer leur utilisation. Mon esprit iconoclaste est né là. Je n’ai jamais reçu de jeu de construction Kapla. A quoi bon ? C’était beaucoup trop figé pour moi. Il m’est arrivé de brûler au chalumeau un château que j’avais construit pour simuler une attaque de méchants. Vous imaginez faire cela avec un Kapla sans vous faire sermonner ? Cette période a ‘plié’ mon regard. Chaque pièce, apparemment perdue ou inutile, pouvait avoir une seconde vie. C’est devenu instinctif chez moi. ”

Transmission originale

A part quelques années en humanités aux Beaux-Arts à Bruxelles, Lionel Jadot n’a jamais suivi de formation artistique formelle. Son métier (en imaginant qu’il n’y en ait qu’un seul), il l’a appris sur le tas. ” Les artisans qui travaillaient chez mes parents me montraient toujours le point de départ mais jamais la suite. Cette suite, je devais la voler avec mes yeux… Alors je les ai regardés pendant des heures et des heures. A étudier leurs gestes, leurs techniques. Quel magnifique moyen de transmission du savoir-faire ! ”

Alors qu’il n’a que 19 ans et doit partir étudier le design à Florence, sa maman décède. Contre l’avis de son père qui ne voulait pas lui imposer la tradition de reprise de l’entreprise familiale, Lionel Jadot décide de rester. Pendant 10 ans, il va apprendre les réalités de la gestion d’un atelier haut de gamme, véritable PME avec près de 30 employés. Avant de lancer l’Atelier Lionel Jadot. ” C’était devenu nécessaire vu les commandes qu’on me faisait et qui n’avaient plus rien à avoir avec les sièges ou les canapés, poursuit-il. Comme des bibliothèques, des haras, des maisons, etc. Et de fil en aiguille, après des projets privés, j’ai décroché des projets publics : l’hôtel Jam à Bruxelles, les bureaux de Silversquare au boulevard du Triomphe, le restaurant de Marc Veyrat au Palais des Congrès à Paris, un espace tout en bois complètement décalé vu l’endroit, etc. Pour autant, je ne néglige pas la tradition familiale. Mon père a revendu l’Atelier Jean Van Hamme au groupe JNL mais, à 74 ans, il est encore très dynamique. Dans le cadre de Zaventem Ateliers, je vais lancer avec lui notre ligne de sièges : en partie en prêt-à-acheter, en partie objets uniques de haute facture. Ce sera une manière élégante de boucler la boucle familiale. ”

Trente ateliers à Zaventem

Depuis peu, l’Atelier Lionel Jadot a, en effet, déménagé de Tervuren pour rejoindre Zaventem Ateliers. Un projet un peu fou que Lionel Jadot a lancé dans une ancienne papeterie du 19e siècle. Sur 6.000 m2, 30 ateliers sont proposés à des artisans avec un espace central dédié aux expositions. Dans quelques semaines, Zaventem Ateliers devrait aussi accueillir un restaurant public. Avec, en cuisine, si tout se déroule comme prévu, un chef étoilé bien dans l’esprit du lieu…

Nous ne faisons jamais deux fois la même chose. Ce serait trop facile. J’aime les chemins de traverse…

” L’idée est de faire de cette ancienne papeterie un hub créatif. Une vraie famille avec des artisans, tous très pointus dans leur domaine. Vingt-six ateliers sur 30 seront occupés d’ici à Noël. On y trouvera Atelier185 et ses fameux couteaux en acier damas, la maison Armand Jonckers, Ben Storms – et ses tables incroyables – et le collectif anversois Brut, etc. Dans tous mes projets, j’essaie de pousser l’artisanat belge. Il faut protéger ces artisans et leur savoir-faire. Leur permettre de sortir d’une certaine standardisation obligée pour rester compétitifs. ”

Le Pesage à Boitsfort

Partout où il passe, Lionel Jadot impose son style et sa vision. Et son goût pour le détournement et le recyclage. A Zaventem, certaines poutrelles en acier du toit en mauvais état sont devenues des pieds de mobilier de bureau. Quant au chauffage, il est assuré par 175 radiateurs de récupération, juste repeints en noir. Au Pesage, le restaurant qui vient d’ouvrir à l’hippodrome de Boitsfort dans le cadre du projet Drohme imaginé par Michel Culot, le sol est composé de déchets de marbreries de la Région bruxelloise.

” Ce restaurant est un projet qui me tenait particulièrement à coeur, confie-t-il. Et pour cause, c’est ma soeur Sandrine qui est aux commandes avec son fils Charlie. J’ai voulu la déco complètement décousue, que chaque partie ait une vie qui lui soit propre. Cet aspect décousu crée une énergie irrésistible. L’ambiance est colorée pour respecter l’endroit qui, après les casaques des jockeys, a accueilli un squat de créateurs. J’ai eu carte blanche. Ce qui n’est pas toujours le cas au départ. Pour l’hôtel Jam, Jean-Michel André, son propriétaire, m’avait préparé un canevas précis. Rentré au bureau, je l’ai mis dans un coin. Je ne l’ai jamais regardé et, avec mon équipe, nous avons planché sur autre chose. Chez moi, en réunion, chaque collaborateur laisse parler son inspiration. Nous ne faisons jamais deux fois la même chose. Ce serait trop facile. J’aime les chemins de traverse… Quand je suis revenu chez Jean-Michel, ce fut la stupéfaction totale mais après deux heures d’explications, il m’a fait confiance. Aujourd’hui, je planche sur trois autres projets d’hôtels bruxellois avec lui. ”

Même confiance aveugle du côté de Tine et Marc Verstraete, ce couple de Flamands qui a transformé, près de Saint-Chinian en France, un village qui se mourait en un lieu de vacances haut de gamme appelé Village Castigno. Et pour la production viticole, Lionel Jadot leur a dessiné de A à Z une véritable oeuvre d’art posé au milieu des vignes : un chai performant imaginé comme une cabane. Naturel, brut et recouvert d’écorce de chêne de liège que les oiseaux ont déjà adopté. Un projet à ce point révolutionnaire pour le coin que les autorités l’ont d’abord refusé au motif que c’était trop beau…

Cohabs et Aegidium

En Belgique, Lionel Jadot a aussi rejoint Cohabs en tant que partenaire-investisseur. La start-up rachète des grandes maisons bruxelloises et les transforme en espaces de coliving. Dix sont déjà ouvertes, sept autres seront lancées sur le marché dans les prochains mois. ” Ce projet exalte des valeurs que j’apprécie, explique-t-il. Comme l’impact énergétique, le recyclage – tout le mobilier a été chiné ou récupéré -, la mobilité douce, la réduction des déchets, etc. Je me balade désormais avec le titre de chief design officer de Cohabs. Je me la pète avec mes cartes de visite ! ( rires). Nous avons des vues sur Amsterdam et Barcelone aussi. Alphastone, une société d’investissement bruxelloise, est entrée dans notre capital. Avec eux, nous avons acheté le fameux Aegidium à Saint-Gilles. Nous allons le restaurer avec l’aide de Francis Metzger, l’architecte bruxellois spécialisé dans les bâtiments classés, pour créer des espaces de coworking, de coliving, un bar et rendre son lustre à la magnifique salle mauresque pour des concerts et des événements. ”

Cinéaste avec deux courts métrages primés, designer, architecte d’intérieur, décorateur, sculpteur, mais qui est-il réellement ? ” Je suis resté un fabricant de tabourets, conclut-il. Une de mes tantes a redécouvert récemment le premier que j’avais construit à l’âge de six ans : carré, avec du velours jaune rayé et des pieds en bois teinté. J’ai gardé cette âme d’enfant qui aime le détournement, la collision et qui a beaucoup de mal à suivre les codes. ”

Par Xavier Beghin.

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