Pourquoi ASML songe à quitter les Pays-Bas
Le gouvernement néerlandais a mis 2,5 milliards sur la table pour garder son fleuron technologique dans le pays. Un dossier qui a des résonances chez nous, où les entreprises ont aussi du mal à trouver du personnel qualifié.
Notre monde digital repose sur deux piliers qui ne sont ni américains, ni chinois. L’un est taïwanais. C’est la société TSMC, qui est la plus importante fonderie de puces au monde. Elle a un quasi-monopole sur les puces les plus petites, les plus performantes et les moins gourmandes en énergie qui approvisionnent les géants de la technologie, d’Apple à Nvidia en passant par Intel.
L’autre est néerlandais. C’est ASML, société basée à Veldhoven, dans la banlieue d’Eindhoven. C’est quasiment la seule entreprise au monde à fabriquer les machines de photolithographie qui permettent de graver des puces pouvant désormais atteindre des finesses de 2 nanomètres (milliardièmes de mètre). ASML affiche une capitalisation qui avoisine les 360 milliards d’euros, soit 10 fois son chiffre d’affaires annuel, une valorisation qui la place troisième sur le podium européen, juste derrière LVMH et Novo Nordisk.
Un problème politique
Mais depuis quelques semaines, le gouvernement néerlandais se bat pour garder les activités d’ASML aux Pays-Bas. Les résultats des élections législatives néerlandaises qui se sont tenues en novembre ont secoué le management de la société néerlandaise qui emploie plus de 42.000 personnes de 144 nationalités dans 60 localisations différentes. Sur les 23.000 employés qui se trouvent aux Pays-Bas, 40% sont des étrangers. Pour ASML, attirer les meilleurs cerveaux, peu importe d’où ils viennent, est un enjeu capital.
Or, les élections législatives de novembre qui ont abouti à la victoire du Partij voor de Vrijheid, le parti populiste emmené par Geert Wilders, ont secoué l’entreprise. Car cette victoire s’est bâtie sur un discours contre l’immigration, thématique qui avait d’ailleurs fait tomber le gouvernement de Mark Rutte. Les Pays-Bas ont reçu l’an dernier 70.000 demandes d’asile et accueille de très nombreux étrangers: des étudiants attirés par le système éducatif néerlandais ou des cadres expatriés. Mais ce flux aggrave la crise du logement qui touche de nombreux Néerlandais.
Le PVV pousse donc au Parlement des textes visant à limiter l’accès des étudiants étrangers aux université du pays, en réduisant par exemple les cours dispensés en anglais. Toutefois, ce qui fâche surtout les entreprises néerlandaises et spécialement ASML, c’est la volonté d’abolir la ristourne fiscale de 30% accordée aux expatriés hautement qualifiés. Le Premier ministre démissionnaire Mark Rutte et Peter Wennink, le CEO d’ASML s’étaient rencontrés au début du mois de mars, pour aborder ces problèmes. “Il existe un fossé considérable entre les préoccupations de l’industrie, ce que nous pensons être nécessaire et ce que pensent les politiciens”, avait réagi Peter Wennink à la sortie de la réunion. Et le CEO d’ASML avait alors répété ce qu’il avait dit plusieurs fois auparavant, que son entreprise pouvait se développer ailleurs qu’aux Pays-Bas. La France, par exemple, ferait les yeux doux au groupe néerlandais. Hasard ? Le prochain patron d’ASML, qui va remplacer Peter Wennink, s’appelle Christian Fouquet et est français.
Opération Beethoven
Cette menace de délocalisation partielle d’ASML a fait l’effet d’un électrochoc dans un pays qui a déjà perdu plusieurs fleurons : TNT, Shell, Aegon, DSM, Unilever…
Début mars, le Telegraaf dévoilait que le gouvernement néerlandais avait mis en place “l’opération Beethoven”, destinée à garder ASML aux Pays-Bas. Et quelques semaines plus tard, le 28 mars, le gouvernement dévoilait un plan de 2,5 milliards d’euros destiné à soutenir les infrastructures de transport et d’énergie, la formations et la politique du logement essentiellement dans la région d’Eindhoven. Des incitants fiscaux non encore spécifiés seraient également envisagés.
Sera-ce suffisant pour conserver la main-d’œuvre qualifiée dans les entreprises technologiques ? On l’ignore encore car le prochain gouvernement néerlandais, encore en gestation, devra trancher. D’un côté, le discours anti-immigration est porteur auprès de l’électorat. De l’autre, les entreprises s’inquiètent. Selon Reuters, ASML n’est pas seul à penser à l’exil : une douzaine d’entreprises bataves songeraient à délocaliser leur siège ou à poursuivre leur développement à l’étranger. En février, les patrons de neuf entreprises technologiques néerlandaises avaient d’ailleurs exprimé leurs préoccupations dans une lettre ouverte: “Il est essentiel que notre pays reste attractif pour les travailleurs du savoir, qui contribuent de manière positive à notre pouvoir d’innovation. En outre, la diversité au sein des équipes permet de mieux comprendre et de mieux servir le monde”, notaient-ils.
Et chez nous ?
La Belgique et les Pays-Bas ne sont pas si éloignés en termes d’attractivité. Doing Business, l’indice de la Banque mondiale qui classe les pays en fonction de la facilité d’y faire des affaires place les Pays-Bas en 42e position et la Belgique en 46e.
Les problèmes néerlandais ont donc une forte résonance chez nous. “Bien sûr, observe la directrice générale d’Agoria Wallonie, Clarisse Ramakers, attirer de la main-d’œuvre étrangère peut créer comme aux Pays-Bas des effets indésirables, comme une hausse des prix des logements. Mais on sait aussi que plus on a de diversité dans les entreprises, plus les entreprises sont performantes. La Belgique et la Wallonie en particulier ne peuvent pas avoir d’entreprises performantes si elles ne vont pas à l’exportation. Or, la diversité ne s’arrête pas à la question du genre. Il y a la question de l’âge et de la culture. Avoir un vivier de personnes de cultures différentes qui travaillent ensemble est une des clés de la performance.”
Il faut donc pouvoir attirer les cerveaux de toutes les origines. Mais pas seulement. “J’élargirais la question au-delà de la recherche de talents hautement qualifiés, poursuit Clarisse Ramakers. Attirer de la main-d’œuvre est vraiment un des enjeux majeurs de nos entreprises, et la difficulté de rencontrer cet enjeu est d’ailleurs un des premiers freins à leur croissance. Pas mal d’entreprises nous disent : mon carnet de commandes est rempli, je pourrais accepter davantage, mais je n’ai pas la main-d’œuvre. Une entreprise me disait récemment que lorsqu’elle avait appris qu’elle n’avait pas été retenue pour un important marché, il y avait presque eu un soulagement en interne.”
Et la directrice générale d’Agoria Wallonie rappelle ce paradoxe: il y a 220.000 chômeurs en Wallonie, mais il y a 40.000 emplois qui restent vacants faute de trouver du personnel adéquat. “Depuis des années, nous essayons de faire se rencontrer l’offre et la demande d’emploi et nous n’y arrivons pas. Un des enjeux clés, donc, est d’aller chercher de la main-d’œuvre à l’étranger.”
“Plus on a de diversité dans les entreprises, plus les entreprises sont performantes.” – Clarisse Ramakers (Agoria Wallonie)
Comment ? “De manière individuelle d’abord, répond la patronne d’Agoria Wallonie, c’est-à-dire faire venir une expertise de l’étranger. Mais faire venir quelqu’un qui est hors d’Europe reste vraiment très compliqué, administrativement parlant. Vous devez remplir beaucoup de papiers et démontrer que personne en Belgique n’est capable de remplir cette fonction. Une de nos demandes vis-à-vis du prochain gouvernement est de simplifier la procédure.”
Mais une autre manière est d’adopter une approche collective. “Nous devons avoir une approche de l’immigration économique, comme le Canada par exemple, estime Clarisse Ramakers. Les Pays-Bas ont raison d’aller vers ce modèle-là.” Et aller chercher de la main-d’œuvre à l’étranger ne va pas à l’encontre d’une politique de réduction du chômage, ajoute-t-elle. “C’est une manière de remettre nos entreprises sur le chemin de la croissance, car le talent est essentiel pour générer davantage de revenus.” Et ce surcroît de croissance “permettra de trouver d’autres solutions pour ces demandeurs d’emploi plutôt que de dépenser beaucoup d’argent et d’énergie à essayer, sans succès, de les remettre à l’emploi dans des filières en pénurie”, dit-elle.
Marketing de recrutement
Sur le terrain, certaines entreprises ont mis en place une stratégie de recrutement qui permet de pallier le problème. C’est le cas d’I-care, le spécialiste montois de la maintenance prédictive. “Nous remarquons évidemment ces difficultés de recrutement. Mais en ce qui nous concerne, nous n’y sommes pas confrontés, ni en Belgique ni à l’étranger, explique Pierre Colon, strategic marketing director auprès de l’entreprise montoise. Mais ceci n’est pas un hasard, ça fait déjà plusieurs années que nous avons lancé des actions pour éviter cette situation qui s’amorçait”, ajoute-t-il.
I-care a en effet mis en place une série de mesures. L’entreprise a embauché deux recruteurs internes, “pour ne pas avoir de sous-traitance sur ce sujet très critique”, souligne Pierre Colon. Elle participe à tous les jobdays et à des événements comme le Hackaton ou le Printemps des Sciences, et ouvre ses portes aux étudiants stagiaires. Des membres d’I-care interviennent aussi au sein des universités, des hautes écoles et même des écoles secondaires. “Ces interventions, explique Pierre Colon, ont pour but de faire connaître la société mais surtout d’éviter les discours commerciaux et vraiment axer le message sur des solutions. Elles ne se limitent pas à des conférences d’une ou deux heures.” I-care est ainsi partie prenante dans certains projets de ces institutions, fait partie de certains jurys, et des membres d’I-care dispensent aussi des cours. “Pour ma part, je donne 52 heures de cours à l’Université Polytechnique Hauts-de-France à Valenciennes. Je suis également titulaire de 53 heures à l’Ecam à Bruxelles”, précise Pierre Colon, qui conclut : “Nous avons donc mis en place une stratégie complète de recrutement et ce depuis plusieurs années, ce qui nous permet d’éviter la crise actuelle”.
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- REUTERS ASML
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