Pierre Leclercq, le Belge qui réinvente Citroën

Pour Pierre Leclercq, un designer, c’est un peu comme un acteur qui est engagé pour jouer dans des films différents.
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Il a jadis dessiné les courbes de la BMW X6 et il imprime depuis six ans son empreinte stylistique sur les nouveaux modèles Citroën. Portrait d’un jeune quinqua qui a grandi à Bastogne et veille aujourd’hui sur le design mondial de la marque aux chevrons.

Les enfants des années 1980 se souviennent certainement de cette publicité culte où l’on voyait le jeune Guy Degrenne se faire réprimander pour avoir dessiné des plats et des fourchettes dans ses cahiers d’écolier. “Ce n’est pas comme ça que vous réussirez dans la vie !”, lui lâchait alors le professeur austère, avant qu’une voix féminine ne vienne doucement conclure : “Guy Degrenne ? Il est aujourd’hui le premier !”

La saveur de cette pub se love au cœur de ce décalage temporel : le fabricant français de vaisselle et de couverts a plutôt bien réussi.

Tout comme Pierre Leclercq, qui lui aussi, avait la fâcheuse habitude de dessiner des voitures et “des maisons de l’an 2000” (sic) pendant ses cours, durant les mêmes années 1980. À l’époque, le jeune Belge était loin d’imaginer qu’il deviendrait un jour directeur du style chez Citroën, mais il avait déjà la fibre artistique héritée de son oncle Pierre Seron, auteur de BD aujourd’hui disparu. “Parfois, j’avais la chance de le voir dessiner, se souvient Pierre Leclercq, et je trouvais ça tellement fascinant ! Mon cousin Frédéric, plus âgé que moi, vivait aussi de la bande dessinée et cela m’émerveillait. Je pense qu’ils ont été tous les deux une belle source d’inspiration.”

Bastogne-Liège-Pasadena

Clin d’œil du destin : les tout premiers souvenirs automobiles du designer né à Bastogne en 1972 sont imprégnés de la marque Citroën, avec une Dyane rouge pour la maman et un modèle CX pour le papa médecin, lui-même fils de médecin. Mais Pierre Leclercq ne s’engouffrera pas dans la brèche médico-familiale après ses humanités. Féru de dessin et particulièrement de design automobile, il convainc ses parents de l’inscrire à l’école supérieure des arts Saint-Luc à Liège. “Je voyais ces petites plaques Disegno di Pininfarina sur les Ferrari et ça me faisait rêver, poursuit Pierre Leclercq, mais dans un premier temps, j’ai d’abord étudié le design industriel durant quatre ans, avant de m’envoler vers les États-Unis en 1996.”

En effet, c’est en Californie que se trouve, aux yeux du Bastognard, “la meilleure école de design automobile du monde” : l’ArtCenter College of Design de Pasadena, où l’étudiant passe trois années entières à peaufiner son style “comme un poisson dans l’eau” (sic).

Diplôme en poche, il revient en Europe et effectue ses premiers pas professionnels en Italie, au studio Ghia de Ford, à Turin, avant de rejoindre rapidement le groupe BMW en 2000, de nouveau en Californie, puis en Allemagne où sa carrière va prendre un sérieux coup d’accélérateur. “On dit souvent aux jeunes diplômés en design automobile qu’ils vont passer leurs premières années à dessiner des poignées de porte, sourit Pierre Leclercq, mais pour moi, cela ne s’est jamais passé comme ça. J’ai adoré ce premier vrai job chez BMW, avec un travail qui était encore plus riche que les études. J’ai eu de la chance parce que mon modèle X5 est passé (génération E70, ndlr), puis la X6, et cela a été probablement la période la plus incroyable de ma vie car c’était la première fois que je voyais mes voitures sur la route, dans la vie de tous les jours.”

Designer globe-trotter

Avec l’immense succès de la BMW X6, dont il est le géniteur, la cote du designer belge s’envole sur le marché automobile. Pierre Leclercq reste toutefois fidèle à la marque allemande, avant qu’un changement dans son top management ne le pousse finalement à aller voir ailleurs. Nous sommes en 2013, l’homme travaille depuis deux ans sur un nouveau modèle de BMW M1 – “la cerise sur le gâteau en termes de prestige”, concède-t-il – mais à sa grande déception, le projet est annulé par la nouvelle direction. Le designer répond alors à une offre du constructeur chinois Great Wall Motors et s’installe à Shanghai pendant quatre ans avec femme et enfants. Avec un tout autre rythme: “On a fait 40 voitures pour trois marques en quatre ans, raconte Pierre Leclercq. Il fallait aller très vite, on a réussi à faire de belles choses, mais c’était quand même très, très dur. J’ai failli plusieurs fois jeter l’éponge…”

Ce qu’il fera finalement en 2017 pour rejoindre le constructeur sud-coréen Kia, avec un nouveau titre de head of design. Mais le passage à Séoul sera de courte durée : un an plus tard, le Bastognard est débauché par le groupe PSA (devenu Stellantis en 2021) pour reprendre la direction du style de Citroën, à l’aube du centième anniversaire de la célèbre marque française aux chevrons.

Retour sur le Vieux continent donc, à quelques heures de route à peine de sa Bastogne natale, dans un tout autre exercice de style : “Sans prétention aucune, je dirais qu’un designer, c’est un peu comme un acteur qui est engagé pour jouer dans des films différents, note Pierre Leclercq. Travailler aux États-Unis, en Chine, en Corée du Sud et maintenant en France, ça n’a rien à voir. En plus pour des marques qui, elles aussi, sont très différentes. Je dois donc m’adapter, comprendre la marque, comprendre ses valeurs, comprendre les clients et me mettre le plus vite possible dans ce nouvel habit pour renforcer justement cette marque. Avec Citroën, cela n’a pas été difficile parce qu’elle représente beaucoup pour moi et qu’elle incarne aussi l’ouverture à la créativité.”

Citroën a profité du Mondial de l’Auto à Paris pour présenter l’une des dernières créations signées Pierre Leclercq, à savoir la nouvelle C4.

Contraintes et défis

Le challenge est toutefois énorme : Citroën est clairement positionnée comme l’entrée de gamme du groupe Stellantis (qui compte 14 marques dont Peugeot, Fiat, Opel ou encore Alfa Romeo), avec toutes les contraintes que cela suppose en termes de prix. “Il est clair que, en tant que designer, on ne peut pas faire ce qu’on veut, mais c’est justement ça le challenge !, s’exclame Pierre Leclercq. Moi, ça ne m’intéresse pas du tout de faire une voiture qui soit juste ‘pas chère’. Quand vous achetez une cuisine Ikea, vous n’avez pas envie d’un truc merdique ! Vous savez que ça sera moins cher que chez le cuisiniste Boffi, mais vous voulez quand même une chouette cuisine. C’est pareil avec Citroën. La nouvelle C3, je veux qu’elle soit canon ! Je veux l’effet ‘waouh’ quand on la voit et quand on s’assied dedans, même si l’on doit travailler avec certaines contraintes budgétaires.”

Le pari est réussi. D’emblée, la Citroën ë-C3 séduit dans la gamme des voitures électriques dites abordables. Les premières livraisons de ce modèle vendu à partir de 23.300 euros viennent de débuter et le succès est déjà au rendez-vous avec un premier carnet de commandes garni de quelque 50.000 véhicules. Au Mondial de l’Auto qui s’est tenu la semaine dernière à Paris, ce modèle électrique était d’ailleurs mis en vedette.

Mais Citroën en a aussi profité pour présenter les dernières créations signées Pierre Leclercq, à savoir la nouvelle ë-C4, les versions revisitées du modèle cubique Ami ou encore l’imposant C5 Aircross Concept. Points communs : un design audacieux, racé et qui n’a rien à envier à certaines marques de prestige.

Citroen E-C3 © belga

L’IA et les voitures du futur

Mais aujourd’hui, ce sont d’autres défis qui attendent le designer belge, à commencer par l’intelligence artificielle qui, elle aussi, s’est invitée chez les constructeurs automobiles. Au point de cadenasser la créativité de ses troupes ? “Pas du tout, répond Pierre Leclercq. Il ne faut pas avoir peur de la nouveauté et certainement pas de l’IA qui nous aide dans notre travail. Quand j’ai étudié à Saint-Luc, il n’y avait pas d’ordinateur, on faisait de grands dessins. Ensuite, il y a eu Photoshop, puis les programmes 3D et on s’est adapté. Maintenant, c’est l’IA et on l’utilise tous les jours parce que c’est génial. Cela nous permet d’avoir des inspirations pour les matières, les couleurs, les rendus, et aussi des propositions pour le design externe ou interne. Nous travaillons beaucoup avec l’imagerie et le département marketing, donc l’IA nous permet de choisir plus facilement certaines directions à prendre, tout en restant maître de notre créativité.”

“Citroën représente beaucoup pour moi et incarne aussi l’ouverture à la créativité.”
Pierre Leclercq

Pierre Leclercq

directeur du style de Citroën

Focalisé sur le moyen terme (il faut environ cinq ans pour qu’un projet dessiné devienne un modèle commercialisé), Pierre Leclercq n’en reste pas moins attentif à l’évolution du secteur automobile dans un futur beaucoup plus lointain. Alors, à quoi ressembleront nos voitures dans 20 ou 30 ans ? “Il y a une technologie qui existe déjà mais que l’on doit pousser davantage et qui est la technologie autonome, tranche le designer. La voiture autonome, ça ne veut pas dire ‘Je fais Bruxelles-Knokke en regardant un film’. Non! Il faut inventer des choses qui n’existent pas aujourd’hui comme, par exemple, une voiture dans laquelle on peut faire un check-up médical avant de se rendre à l’hôpital ou même faire du sport avant d’arriver au boulot. C’est ma vision de l’évolution de la mobilité et, surtout, c’est l’avenir. Mais la voiture restera toujours un objet de désir et nous devrons continuer à la dessiner.”

Et Pierre Leclercq de rappeler qu’il a déjà travaillé sur des idées de voitures autonomes, juste après la crise sanitaire, en collaboration avec le groupe Accor et l’afficheur JCDecaux. Pour créer des voitures “cocons” dignes d’un hôtel et y insérer de la publicité ? “Nos designers avaient trouvé plus de 60 concepts en trois jours, répond l’intéressé. Et il y avait effectivement un projet où vous ne devez plus attendre à l’arrêt de bus. C’est l’arrêt de bus lui-même qui vient vous chercher pour vous transporter où vous voulez, avec de la publicité !”

Belge et réaliste

En attendant la concrétisation éventuelle de ces projets futuristes, Pierre Leclercq poursuit l’exploration à court et à moyen terme de l’avenir de Citroën. Avec une certaine belgitude ? “Oui ,et je suis certain que cela m’a aidé dans mon travail, note le designer. Cela m’a permis de m’adapter. C’est dommage, mais je pense que l’on n’est jamais assez fier d’être Belge. Je le suis depuis quelques années seulement et il a fallu que je sois en France pour m’en rendre compte.”

À 52 ans, Pierre Leclercq poursuit sereinement son petit bonhomme de chemin stylistique, sans toutefois se prétendre artiste. “Mon oncle Pierre Seron, auteur de BD, était un artiste ; moi, je ne le suis pas, conclut le Bastognard. Certains designers automobiles se définissent aujourd’hui comme stylistes, mais je ne me place pas du tout dans cette catégorie car cela voudrait dire que j’enchaînerais concept car sur concept car. Or, ce n’est pas le cas. Je préfère de loin les voitures de production qui roulent sur les routes aux concept cars qui restent dans les garages. Le designer automobile, c’est celui qui intègre les valeurs de la marque, qui participe à une stratégie, qui parle au marketing et qui communique avec le CEO. Il faut comprendre qu’une voiture, ça se vend ! C’est un business où le design est une manière de se différencier.”

En adaptant le discours pour ses plats et ses couverts, feu Guy Degrenne aurait sans doute acquiescé.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content