Philippe Lallemand (CEO d’Ethias): “Les crises se superposent… et ce n’est pas fini”
Aux commandes d’Ethias depuis six ans, Philippe Lallemand fait le bilan et balise l’avenir du groupe d’assurance. “La gestion de crise est permanente, elle devient le quotidien de tous les dirigeants d’entreprise”, dit-il.
Patron d’Ethias depuis 2017, Philippe Lallemand, 61 ans, a remis le groupe d’assurance belge sur les rails en développant une stratégie à la fois portée sur le digital et sur l’humain. L’an dernier, l’assureur a dégagé un résultat net de 191 millions d’euros et s’apprête à verser un dividende de 108 millions à ses actionnaires. Des chiffres dont se félicite le CEO alors que, comme il nous l’explique, le monde de poly-crises dans lequel nous vivons aujourd’hui challenge fortement le secteur de l’assurance.
TRENDS-TENDANCES. Comment analysez-vous vos six années passées à la tête d’Ethias en tant que CEO?
PHILIPPE LALLEMAND. Je ne sais pas si vous vous rappelez mais en 2017, peu de personnes croyaient en l’avenir d’Ethias. C’était la période de l’Ethias bashing. Des étapes substantielles ont depuis été franchies rapidement, entre autres grâce à la confiance que nous a accordée à l’époque l’ancien ministre des Finances, Johan Van Overtveldt. Ethias est aujourd’hui une entreprise belge de premier plan avec un centre de décision en Belgique, des collaborateurs engagés et un modèle unique sur le plan commercial et actionnarial.
La meilleure preuve de ce redressement, c’est que vous investissez de plus en plus dans l’économie belge?
L’an dernier, nous avons en effet continué à contribuer au financement de l’économie belge et porté ainsi nos investissements à hauteur de 5 milliards d’euros. Par exemple, nous avons investi dans des grandes entreprises, notamment dans des structures qui jouent un rôle central dans les infrastructures financière (Euroclear) ou énergétique (Fluxys) belges. Et nous avons aussi lancé Ethias Ventures, un fonds de capital à risque orienté start-up digitales.
Les trois dernières années n’ont pourtant pas été de tout repos. Il a fallu affronter une pandémie, des inondations, une guerre aux portes de l’Europe, et maintenant une inflation galopante…
Une inflation à 11%, c’est colossal! On n’a plus connu cela en Belgique depuis le milieu des années 1970. Gaz, carburant, électricité, matières premières, alimentation… Les prix explosent et nous impactent tous, population et entreprises. Indépendamment de l’indexation qui est légitime, l’impact sur les salaires qu’un assureur doit prendre en considération dans le cadre d’une indemnisation pour un accident de travail est énorme. Pour ce qui de l’Abex, l’indice qui est appliqué pour les réparations suite à des incendies ou des inondations, il a aussi augmenté de 11%.
La crise climatique est un défi majeur pour le secteur de l’assurance.
Comment absorbez-vous le choc?
Il n’y a pas 35.000 solutions. Soit vous réduisez les coûts, soit vous augmentez les prix. Dans ce contexte, nous pouvons être fiers de notre modèle social unique. Chez Ethias, tout se fait en concertation avec le personnel, ce qui permet d’aller plus loin. Les employés ont ainsi accepté de travailler 40 minutes en plus par semaine. Pour ce qui est des prix, nos primes ont augmenté de 4% en moyenne.
La grosse évolution depuis que vous êtes devenu CEO, c’est que ces crises n’arrêtent pas de s’enchaîner?
C’est même pire: depuis quatre ou cinq ans, les crises ne se succèdent plus, elles s’additionnent. Nous vivons aujourd’hui dans un monde de “poly-crises”. Au changement climatique se sont ajoutés ces dernières années: une crise sanitaire qui nous a obligés à vivre de manière totalement différente, des inondations qui ont causé la mort de 39 personnes, des tempêtes, un conflit en Ukraine, une crise de l’énergie qui a conduit à une inflation à deux chiffres, sans oublier le basculement dans l’ère de la cyberattaque.
Les choses vont-elles retrouver un cours normal, selon vous?
Je l’espère mais je ne le pense pas. Les crises se superposent… et ce n’est pas fini. Prenez le changement climatique: on peut supposer que le nombre de tempêtes, de feux de forêts et d’inondations va augmenter et que les dégâts causés seront plus importants. La crise climatique est un défi majeur pour le secteur de l’assurance. En France, certaines entreprises ou activités ne sont déjà plus assurables.
D’où pourrait venir le prochain choc?
Malgré la baisse des prix de l’énergie, l’inflation ne diminue guère. Et je vois des choses qui m’inquiètent. Des bateaux russes scrutent le fond de la mer du Nord, ce qui semble indiquer un possible sabotage de pipelines ou de câbles électriques. L’Opep ferme le robinet pour maintenir les prix du pétrole à un niveau élevé. Dit autrement, les énergies renouvelables ne suffiront pas en Europe. Le risque que nous nous dirigions vers un nouveau choc énergétique est réel. En outre, il existe un risque que la guerre en Ukraine s’intensifie. Quid si le blé ukrainien venait à manquer? Et si la Chine renforçait ses liens avec la Russie et attaquait Taiwan? Vous ne pouvez pas imaginer que tout cela n’arrivera jamais.
Concrètement, qu’est-ce que tout cela signifie pour un assureur comme Ethias?
Cela veut dire que la gestion de crise est permanente. Elle devient le quotidien non seulement des assureurs mais de tous les dirigeants d’entreprises. C’est de plus en plus un mode de management ordinaire. La fréquence des événements augmente et les conséquences matérielles sont de plus en plus énormes.
Comment inverser la vapeur?
Il faut au maximum anticiper les risques. Cela reste bien évidemment au cœur de notre métier. Mais les assureurs ne sont pas en mesure de tout supporter. Aujourd’hui, le coût de la réassurance pour Ethias en 2023 est près de 30% plus élevé. Je plaide depuis plusieurs années pour davantage de partenariats entre le secteur public et le privé: entre les assureurs, l’Etat et les Régions. Pourquoi ne pas imaginer une caisse de réassurance publique? Le tout sous un chapeau européen. Quand vous avez une catastrophe à Malmedy, il y a une chance sur deux qu’il y ait des dégâts à Aix- la-Chapelle. Hélas, je ne vois rien venir allant dans ce sens.
Bien que nécessaire, la transition écologique ne fait-elle pas peser un poids trop important sur les épaules de la classe moyenne?
Il est plus facile pour un CEO de se payer une voiture full électrique que quelqu’un qui est au plancher salarial. Il est plus facile pour le CEO de bien isoler sa maison que quelqu’un qui habite dans un logement comme locataire. La conséquence collatérale d’une absence d’anticipation est toujours supportée par les plus faibles. Si une entreprise ne s’est pas transformée pour répondre à ses défis, ce n’est pas le CEO qui sera remercié qui en pâtira, mais le personnel et ses conditions de travail. Plus vite on anticipe, moins dure sera l’adaptation. Sans cet apaisement, on se dirige vers une société qui se fracture. C’est pour cela que j’ai donné comme objectif à Ethias l’année 2030 pour la transition écologique de ses activités opérationnelles, et pas 2050.
Dans ce contexte, avoir des actionnaires publics est-il un atout?
C’est le modèle économique du futur. Au départ d’Ethias, nos quatre actionnaires que sont l’Etat fédéral (la SFPI, Société fédérale de participations et d’investissement, Ndlr), la Région wallonne via Wallonie Entreprendre, la Région flamande et EthiasCo (les collectivités locales, Ndlr) dans laquelle est entrée dernièrement l’entité germanophone, ont appris à se connaître davantage. J’observe qu’ils concluent même des deals entre eux. C’est le cas pour Fluxys, par exemple. On voit d’ailleurs que ce partage d’investissement s’opère de plus en plus entre le nord et le sud du pays, avec le fédéral au centre. Je crois fortement au modèle actionnarial dans lequel les Régions et le gouvernement fédéral travaillent ensemble et agissent comme un actionnaire de référence.
Je crois fortement au modèle actionnarial dans lequel les Régions et le gouvernement fédéral travaillent ensemble.
Il y a aussi les dividendes qui sont loin d’être négligeables…
Il est vrai que cette année encore, nous maintenons un bon niveau malgré un environnement économique difficile. Ethias s’est engagé à un pay-out ratio entre 40% et 60%. Cette année, nous sommes à 57%, soit un dividende de 108 millions. Le dividende total versé par Ethias à ses actionnaires depuis 2017 s’élève à près de 600 millions d’euros. Ethias est la plus grosse participation en portefeuille en termes de dividendes, tant pour Wallonie Entreprendre que pour la Flandre, et la deuxième pour la SFPI.
Vous prévoyez d’ouvrir deux nouveaux sièges, à Anvers et Charleroi. Pourquoi?
L’idée est d’assurer autant une présence à l’est du pays, avec nos sièges de Liège et Hasselt, qu’à l’ouest avec deux nouveaux centres à Anvers et Charleroi. A Anvers, qui est notre premier client, il s’agit plus particulièrement d’un projet de rénovation d’un immeuble de bureaux et d’une ancienne agence bancaire. Ceci nous permettra de renforcer notre visibilité mais également notre attractivité auprès des talents de la province. La logique est la même pour Charleroi, avec un emménagement prévu début 2025.
Plus largement, la réussite d’Ethias est-elle comparable à celle de Belfius?
J’ai un grand respect pour le succès des autres. Mais Belfius a pu repartir d’une page blanche. Ethias, comme KBC, a dû rembourser tous les prêts qui lui ont été accordés dans le cadre de son sauvetage. L’Etat est toujours garant dans le chef de Dexia d’une dette de 35 milliards d’euros.
Belfius semble être à nouveau intéressé par un mariage avec Ethias. Y êtes-vous toujours opposé?
Je ne vois pas bien en quoi consiste le projet. Où est la valeur ajoutée pour les clients? Si l’idée est d’intégrer Ethias dans Belfius et procéder à une rationalisation, cela va à l’encontre de ma philosophie de gestion et de l’importance que j’apporte à l’humain. Si c’est d’aller en Bourse, je ne vois pas trop l’intérêt. Cela étant, je ne suis pas propriétaire d’Ethias mais simplement CEO. Il appartient à ses actionnaires de décider de l’avenir de l’entreprise. Un pacte d’actionnaires existe pour maintenir le stand alone jusqu’en 2026. J’aurai alors 64 ans (son mandat d’administrateur arrive à terme en 2027, Ndlr). Mais je reste convaincu que les valeurs d’Ethias et son modèle unique contiennent d’énormes atouts pour affronter des périodes de “poly-crises” que nous traversons et que nous allons encore traverser à l’avenir.
Profil
· Né en 1962
· 1986: Diplômé en droit de l’Université de Liège, puis de l’Ecole nationale de fiscalité et des finances en 1988
· 1987: Entame sa carrière au ministère des Finances
· 1992: Rejoint l’Institut Emile Vandervelde, qu’il dirige de 1995 à 1999
· 1999: Passe chez Ethias. Il devient directeur des ressources humaines en 2004, puis du département “entreprises et collectivités” en 2009
· 2017: Devient CEO d’Ethias
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