Philippe Henroz (brasserie d’Orval) et Arnaud Bonnel (Food n’Joy): “Les prix de l’alimentation ne vont plus baisser”
La fédération des entreprises alimentaires wallonnes renouvelle sa présidence : Arnaud Bonnel (Food n’joy) cède sa place à Philippe Henroz (Brasserie d’Orval) pour un mandat de trois ans. L’occasion de discuter de l’avenir de l’industrie alimentaire wallonne.
La fédération des entreprises alimentaires wallonnes se dote d’un nouveau président en la personne de Philippe Henroz, responsable de la Brasserie d’Orval, la trappiste bien connue. Ses priorités ? Poursuivre sur la voie de la durabilité avec l’innovation comme catalyseur. Il succède à Arnaud Bonnel qui a successivement traversé les crises sanitaire et énergétique et, avec elles, l’envolée des prix des matières premières.
TRENDS-TENDANCES. Arnaud Bonnel, quel bilan tirez-vous de ces trois années à la tête de Fevia Wallonie ?
ARNAUD BONNEL. Un bilan plutôt positif. Fevia est un réseau fort par la qualité de ses membres et qui doit évoluer dans un environnement complexe. À chaque crise, nous avons démontré à tous les niveaux que l’industrie alimentaire est non seulement un secteur essentiel, mais également un maillon indispensable du système alimentaire wallon. C’est une vraie réussite pour nous. Le mandat se termine sur une lueur d’espoir pour les entreprises grâce à la déclaration de politique régionale plus favorable à l’entrepreneuriat que le furent les précédentes.
Vous avez eu un mandat pour le moins compliqué puisque vous avez pris la tête de Fevia juste après la crise sanitaire, le déclenchement de la guerre en Ukraine et donc l’envolée des matières premières. L’industrie alimentaire wallonne a-t-elle tenu le choc ?
A.B. Oui, sans hésitation. Nous avons constaté que notre industrie est robuste même, si cela a nécessité des ajustements et adaptations. Nos entreprises continuent à recruter, même si au niveau conjoncturel, nous enregistrons une diminution des ventes. Mais on enregistre un point de croissance sur les trois dernières années, donc nous sommes un secteur résilient et confiant. La constante de nos entreprises est d’apprendre à évoluer et s’adapter dans des environnements en perpétuelle évolution.
Vous disiez au début de votre mandat vouloir mettre l’accent sur le développement durable, la numérisation et la collaboration entre les acteurs de la chaîne alimentaire… Estimez-vous avoir réussi ?
A.B. Sur deux des trois aspects oui. Nous avons par exemple renforcé la collaboration avec les autres fédérations et acteurs de la chaîne, le monde agricole notamment. Nous avons présenté 200 mesures communes au gouvernement. Concernant la durabilité au sein des entreprises, je dirais que celle-ci est plus mature qu’il y a trois ans, mais je suis un peu plus sceptique par rapport à la numérisation. Il y a, à mon sens, une hétérogénéité de la maturité au sein de notre industrie. Nous avons par exemple du mal à recruter des participants lors de nos Digital Food Camps, c’est donc un indicateur sur le fait que le sujet n’est pas traité à sa juste valeur par l’intégralité des industriels.
“L’objectif, c’est de montrer que l’alimentaire peut faire rêver au même titre que le spatial.” – Philippe Henroz
Les entreprises ne s’investissent pas par méconnaissance ou désintérêt ?
A.B. Je dirais qu’elles ne voient pas bien les tenants et aboutissants. En tout cas en ce qui concerne les PME. Les grandes entreprises sont quant à elles plus matures sur le sujet.
Et vous, Philippe Henroz, comment abordez-vous ce mandat ?
P.H. Je dirais que le plus important est de consolider l’industrialisation wallonne, maintenir les entreprises telles qu’elles sont et s’assurer que le tissu d’entreprise reste solide et entre les mains des PME. J’arrive à un moment où c’est un peu plus facile finalement…
Quelles seront vos priorités ?
P.H. L’objectif est de poursuivre sur la voie de la durabilité, avec l’innovation comme catalyseur. L’innovation nous aide à créer l’alimentation de demain, à renforcer nos atouts locaux et à relever les nombreux défis internationaux.
Arnaud Bonnel
• 1992: école supérieure des sciences commerciales d’Angers
• 1993 -1999: chef des ventes régionales au sein du Groupe Danone
• 1999 -2002: category manager chez Unilever
• 2003-2012: plusieurs postes chez McCain dont celui de directeur Europe retail sales
• Depuis 2012: CEO de Food n’joy SA
Réconcilier local et international donc ?
P.H. Exactement ! L’exportation est le moteur de croissance de l’industrie alimentaire wallonne. En tant que petit pays, avec des frontières proches de nos entreprises, nous sommes une économie ouverte et nous devons garder un œil sur le monde. Car l’exportation représente la moitié du chiffre d’affaires du secteur. Les entreprises alimentaires wallonnes exportent 60% de leur production vers les pays voisins et 80% en Europe. Dans le même temps, nous devons continuer à miser sur les chaînes d’approvisionnement locales qui privilégient l’agriculture durable puisque celle-ci est étroitement liée à l’industrie alimentaire wallonne. Aujourd’hui, 64% des matières premières utilisées par nos entreprises sont belges.
Vous avez souvent alerté sur la problématique des achats transfrontaliers qui représentent un manque à gagner pour l’industrie alimentaire wallonne…
A.B. En 2023, 764 millions d’euros ont été dépensés par les Belges de l’autre côté de nos frontières. Il s’agit d’une augmentation de 40% par rapport à l’année 2022. On peut estimer la perte de recettes fiscales à 140 millions d’euros pour l’État belge. À cela, il faut ajouter le manque à gagner indirect en matière de développement des activités et de l’emploi chez nous.
Comment l’expliquer ?
A.B. Sur les neuf facteurs expliquant des prix plus élevés en Belgique, sept sont directement le fait des politiques menées dans notre pays. Sans surprise, on y retrouve les trois handicaps qui minent la compétitivité de nos entreprises : handicap salarial, handicap des coûts énergétiques et handicap fiscal.
Vous parlez des taxes sur les emballages ?
A.B. Oui et sur les produits comme les boissons qui sont en fait des produits d’appel pour les Belges. Mais concernant les emballages, il y a un cumul de taxes qui s’ajoutent déjà à un système de cotisation, au risque d’accroître les déchets sauvages.
C’est un appel au gouvernement régional ?
P.H. Nous tendons la main au gouvernement wallon pour renforcer la place de la Wallonie, tant en Belgique qu’à l’international. Il faut aider les entrepreneurs en réduisant les coûts et la lasagne de taxes, tout en veillant à un cadre réglementaire stable. La Wallonie a besoin d’une véritable politique industrielle qui encourage l’innovation et les investissements et qui soutient les entreprises dans leurs différentes transitions.
Vous avez déjà marqué votre satisfaction au sujet de la déclaration de politique régionale. Quel appel voudriez-vous lancer au gouvernement qui est en train de se former ?
P.H. Il faut absolument une cohérence entre les trois Régions, les problèmes sont les mêmes à tous niveaux. C’est important que les politiques soient adaptées et cohérentes entre chaque Région.
A.B. Le plus simple serait de prendre la déclaration de politique régionale et de la transposer au niveau fédéral, le travail est déjà fait. (rire) Pour être plus sérieux, nous plaidons pour une simplification administrative. Les mesures fédérales doivent aller dans ce sens, le message est de garder les choses simples. Prenons des mesures efficaces qui aident les entreprises plus qu’elles ne les contraignent comme c’est le cas aujourd’hui avec la charge administrative.
On se dirige vers une indexation de salaire de 4% après la hausse de 11%, est-ce que cela vous inquiète pour l’industrie alimentaire ?
A.B. Ce qui m’inquiète, c’est le mécanisme tel qu’il est conçu aujourd’hui. Je trouve que c’est une hérésie et que cela dessert l’économie wallonne et belge. Je n’ai rien contre le fait d’indexer les bas salaires, mais il serait plus judicieux de répartir l’aide pour les plus bas salaires plutôt que l’appliquer à tout le monde. Cela coûte cher aux entreprises qui doivent alors augmenter leurs prix.
P.H. Oui, réadapter le mécanisme permettrait d’éviter que les coûts ne soient répercutés sur l’entreprise, qui les répercute sur le coût final pour le consommateur.
On dit que la post-inflation est parfois plus difficile à gérer que l’inflation elle-même… Pour le consommateur, l’image de l’alimentation est aujourd’hui écornée par les hausses de prix.
P.H. Il est évident que tous les coûts ont augmenté. Et ce n’est pas parce que certains coûts comme l’énergie sont plus bas aujourd’hui qu’il ne faut pas en tenir compte. Il y a eu des investissements qui ont été réalisés pour répondre aux diverses problématiques. Les coûts de la main-d’œuvre restent très élevés en Belgique, mais il faut pouvoir expliquer au consommateur qu’il s’agit en fait du juste prix.
A.B. À mon sens, on n’en a pas fini avec l’inflation. En fait, il s’agit d’un ajustement de la valeur de l’alimentation. Pendant trop longtemps, l’alimentation a été dévalorisée en termes d’image et de valeur. Selon moi, le coût de l’alimentation va continuer à progresser en raison de la raréfaction de la matière disponible.
Et comment gérer cette augmentation des prix, tout en maintenant l’accessibilité ?
P.H. Il faut pouvoir expliquer que manger des produits de qualité et de chez nous a un prix.
A.B. Il faut éduquer le consommateur à une alimentation de qualité, mais je ne pense pas que ce soit en baissant les prix de l’alimentation. Il y a des mécanismes d’aide qui existent également, mais aujourd’hui le fait est que les ménages dépensent tout simplement moins dans l’alimentation.
Philippe Henroz
• 1990: master en économie à l’université de Namur
• 1995-1998: brand manager chez Ferrero
• 1999-2011: marketing & communication manager chez Bières de Chimay & Chimay Fromages
• 2011-2014: formateur en business et développement
• Depuis 2014: directeur de la Brasserie d’Orval
Certains agriculteurs ont pointé du doigt la grande distribution durant les manifestations, mais certains transformateurs ont également été accusés de se servir trop généreusement sur les marges, qu’avez-vous à leur répondre ?
A.B. Même si les études de l‘Observatoire des prix ont démontré que tous les maillons de la chaîne alimentaire ont souffert sur leurs marges, je pense aussi qu’il faut pouvoir balayer devant sa porte. Il y a certainement des abus de position dominante de la part de certaines entreprises qui ne mettent pas la juste valeur au même niveau que ce que la fédération souhaiterait au niveau éthique.
P.H. Je pense que les situations qu’on a connues ces dernières années ont ouvert les yeux sur les négociations commerciales et celles-ci seront mieux encadrées.
Vous évoquiez une diminution de la marge pour tous les acteurs alimentaires, est-elle encore suffisante pour pouvoir investir dans les technologies et la durabilité ?
P.H. Je dis toujours qu’il faut une crise pour faire des économies. Un chef d’entreprise n’est pas là pour gaspiller. Concernant l’écologie, l’industrie a conscience qu’elle doit faire plus et plus rapidement, mais il ne faudrait pas que l’environnement économique pénalise les ambitions écologiques. On doit dépasser la vision de l’entreprise, c’est toute la chaîne qui doit faire des efforts et investir intelligemment.
A.B. De toute façon, la sanction viendra du consommateur ou du travailleur si l’on n’investit pas durablement dans nos entreprises.
“Pendant trop longtemps, l’alimentation a été dévalorisée en termes d’image et de valeur.” – Arnaud Bonnel
Quels sont les prochains défis de l’industrie alimentaire wallonne ?
A.B. L’attractivité du secteur sans aucun doute. L’industrie alimentaire doit se faire connaître, il y a un véritable enjeu d’attractivité. Aujourd’hui, ce sont les employés qui choisissent leur employeur et plus l’inverse.
P.H. Je suis d’accord, le secteur doit être attractif non seulement pour attirer le personnel, mais également pour conscientiser les clients. L’industrie alimentaire wallonne compte beaucoup d’entreprises dont on doit être fier. Il faudrait parfois avoir plus de visibilité.
Comment améliorer cette visibilité ?
A.B. Il y a les visites d’entreprises, mais également des collaborations avec l’enseignement pour sensibiliser les plus jeunes. Nous avons, par exemple, des visuels en trois dimensions ou des usines Playmobil automatisées qui reproduisent une brasserie ou une boulangerie industrielle et qui montrent les compétences nécessaires pour travailler dans le secteur. On organise également des concours à l’innovation pour essayer d’attirer les étudiants.
P.H. Il faut dépasser l’image de l’agroalimentaire qui est une industrie qui produit à manger. À travers l’innovation, c’est un secteur dynamique et moderne. En fait, on a l’impression que produire à manger est une évidence parce que tout le monde en a besoin. L’objectif, c’est de montrer que l’alimentaire peut faire rêver au même titre que le spatial par exemple.
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