De l’alimentation au médical… les petits insectes, un gros business
Grillons, sauterelles, criquets, vers de farine, etc., les insectes pourraient devenir un juteux business pour les entreprises tant leurs utilisations sont multiples et diversifiées. Consommation humaine, alimentation pour animaux mais aussi utilisation dans le domaine médical ou agricole où ils sont source d’innovation. Les projections pour le marché sont considérables mais si la Belgique possède les cerveaux en la matière, les entreprises et investisseurs peinent à suivre.
Ce sont des tonnes de larves de ténébrions meuniers qui grouillent au sein d’Entomobio, une ferme verticale d’élevage d’insectes située à Frasnes-lez-Anvaing dans le Hainaut. “La seule de Belgique”, précise fièrement Antoine Mariage, cofondateur d’Entomobio. Au sein du bâtiment, ce sont environ 4.000 paniers qui sont empilés verticalement sur une surface de 600 mètres carrés. A l’intérieur ? Les larves de ténébrions meuniers qui s’activent. Température de la pièce ? 27 degrés “et sans chauffer”, ajoute Antoine Mariage. “Un peu comme dans une discothèque, il fait toujours chaud quand il y a beaucoup de monde.”
L’entreprise belge travaille sur deux secteurs dans le monde de l’insecte. Une partie de l’élevage sert à générer les larves. “Nous sommes notre propre fournisseur en larves”, précise Antoine Mariage. L’élevage d’insectes recèle quelques subtilités, portant notamment sur la modification du taux de protéines des petites bêtes. “Mais ça reste un secret de fabrication”, sourit-il. L’autre partie concerne la transformation des larves déshydratées qui sont alors transformées en poudre et destinées à l’agroalimentaire. “De couleur marron et avec une odeur s’approchant de la noisette et du sucre brun, le produit ressemble un peu à de la cassonade.”
A l’origine, il y avait cinq producteurs d’insectes en Belgique. “La crise sanitaire est passée par là, mais pas seulement”, explique Matthias Gosselin, professeur à la Haute Ecole provinciale de Hainaut Condorcet et responsable du laboratoire d’entomologie.
“Des freins législatifs et le peu de soutien économique ont également découragé les entreprises”, ajoute-t-il. Pour comprendre, il faut revenir 10 ans en arrière, en 2014, lorsque les autorités belges ont établi une liste de 10 espèces d’insectes admises à la commercialisation le temps que l’Union européenne adopte une réglementation. Quatre ans plus tard, l’Europe définit tous les produits à base d’insectes comme de “nouveaux aliments” : cela signifie qu’ils doivent donc être autorisés pour pouvoir être mis sur le marché. En conséquence, la politique belge de tolérance a été restreinte à trois espèces : la sauterelle, le ver de farine (larve du ténébrion meunier) et le grillon domestique.
Cette tolérance vaut uniquement le temps que la Commission européenne se prononce sur les demandes d’autorisation introduites. Les autres espèces d’insectes doivent donc être expressément autorisées. “Chaque année, les dossiers sont en cours de révision avec des demandes supplémentaires à évaluer”, détaille Matthias Gosselin. Dernière demande en date, l’analyse de PFAS dans les insectes par exemple. “Le fait de ne pas savoir si l’on pouvait produire des insectes et les commercialiser en toute sécurité a joué sur les financements et a eu raison des producteurs en Belgique”, complète-t-il.
Des freins législatifs et économiques
Administrativement, ces procédures sont très longues et surtout très coûteuses, “c’est pour cela que l’on a décidé de s’associer”, ajoute Antoine Mariage. Afin d’accélérer le mouvement, les acteurs se sont rassemblés en une fédération : la BiiF (pour Belgian industry insect Federation) qui se charge de présenter les dossiers à l’Europe. En réalité, la BiiF n’est plus vraiment belge puisqu’elle rassemble des entreprises allemandes, françaises ou espagnoles. “Pour une fois, la Belgique était précurseur”, explique Xavier Leseultre, cofondateur d’Entomobio.
Outre la législation, les aspects économiques restent un frein important au développement des entreprises du secteur. “Le plus gros problème, c’est que la filière est inexistante, regrette Matthias Gosselin. En plus des producteurs, il faudrait également des distributeurs, mais aussi des personnes spécialisées dans la reproduction d’insectes ou l’élaboration de recettes.”
“Pour une fois, la Belgique était précurseur.”
Si ces acteurs font défaut en Belgique, les transformateurs en revanche sont assez nombreux. Ces derniers sont d’ailleurs les principaux clients d’Entomobio à qui l’entreprise vend sa poudre d’insectes. Dans sa ferme, Antoine Mariage et son équipe élèvent une seule et unique espèce d’insectes. “De la même manière qu’un éleveur de bovins n’élève pas des poulets”, relève Xavier Leseultre. Le choix du ténébrion est davantage pragmatique : pas de risque que ces derniers sortent des bacs contrairement à des grillons, sauterelles ou des mouches. “Ça demande d’emblée une autre infrastructure”, soutient Xavier Leseultre.
La production d’Entomobio reste modeste : environ 1.000 tonnes de produit fini par mois et 3.000 si l’on compte le frais – les insectes perdant automatiquement un tiers de leur masse une fois déshydratés pour la transformation. “Ce n’est rien du tout quand on sait que le marché européen va bientôt friser les 500.000 tonnes”, concèdent les cofondateurs.
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Des insectes transformés
Aujourd’hui, très peu d’insectes sont proposés directement à la consommation. “Il y a encore un problème d’acceptabilité lié à la culture”, souffle Matthias Gosselin. Les entreprises préfèrent alors les transformer de manière à rendre les insectes invisibles. Selon une étude de l’université de Gand, 66% des Belges déclarent être ouverts à la consommation de produits à base d’insectes, mais préfèrent ne pas les voir. Les insectes sont très polyvalents et peuvent être incorporés directement dans les aliments sous forme d’insectes entiers bouillis, frits ou séchés. Ils peuvent aussi être transformés en poudre (ce que fait Entomobio) ou en pâte pour augmenter la valeur nutritionnelle des aliments. L’offre de ces produits s’est d’ailleurs multipliée ces dernières années : crackers pour l’apéritif, barres protéinées, granola pour le petit-déjeuner, etc. Impossible de deviner la présence de petites bêtes à six pattes dans les produits commercialisés. “Nous utilisons de la farine de grillon”, expliquent les cofondateurs de Kriket, une start-up bruxelloise qui commercialise des barres protéinées à base d’insectes. Trouver les produits adéquats a été un travail de fourmi pour ces start-up. “Il est très difficile de modifier les habitudes alimentaires dans des moments de consommation comme le dîner ou le souper”, estime Livia Durazzo, responsable des ventes chez Yuma. La start-up a ainsi fait le choix de proposer des produits pour l’apéritif qui est “un moment de partage pendant lequel les consommateurs sont davantage ouverts à la découverte”. C’est d’ailleurs grâce à ces produits que les insectes ont fait leur retour dans les supermarchés puisque Yuma est distribué nationalement chez Delhaize depuis un peu plus d’un an.
Retour puisque, il y a 10 ans déjà, la grande distribution présentait des insectes en rayons. Faute de succès, ces produits ont été retirés l’année suivante. A l’époque, Delhaize proposait des tapenades à base de vers de farine et, si au début, les produits ont fonctionné grâce à la nouveauté, l’effet de mode est très vite passé. “Après quelques mois à peine, les ventes ont baissé et les produits ont finalement été retirés”, explique Karima Ghozzi, porte-parole de Delhaize. Même constat pour les autres chaînes de la grande distribution qui ont progressivement ôté ces produits des rayons. “C’était trop tôt, estime Micheel Van Meerveene, cofondateur de Kriket. Les produits étaient trop chers et très peu adaptés.”
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Un prix encore trop élevé
Aujourd’hui, le prix des insectes n’est pas régulé. “Il n’y a pas encore de marché ouvert, on a tout au plus un prix indicatif, confirme Xavier Leseultre. Pour comparaison, à protéines et taux nutritionnels comparables, on est proche du prix du bœuf sorti de l’abattoir.” Ça, c’est dans le cas d’un modèle business to business. “Il y a des économies d’échelle qui n’ont pas encore été atteintes”, relèvent les cofondateurs d’Entomobio.
Concernant le business to consumer, le prix de vente des produits à base d’insectes reste assez élevé et ne peut encore satisfaire les besoins alimentaires de base. Le prix des insectes a cependant évolué à la baisse ces dernières années grâce à l’expertise et le savoir-faire acquis par les producteurs. “Les productions restent petites, mais il y a beaucoup moins de pertes qu’auparavant”, explique Micheel Van Meervene qui se rappelle avoir payé 100 euros le kilo lorsqu’il a commencé son activité il y a six ans. “Aujourd’hui, on tourne autour des 30 euros.”
Et le prix va sans aucun doute devenir compétitif avec les autres protéines à mesure que le marché va croître. En 2020, le marché des insectes à destination des humains était évalué à 0,4 million de dollars. Les projections estiment qu’il atteindra 1,5 million en 2026 et 7,5 d’ici 2030, stimulées par une hausse de la demande des consommateurs pour des aliments riches en protéines. Le projet wallon Insecta étudie d’ailleurs la possibilité de créer des compléments alimentaires sous forme de poudre ou gélules destinées aux sportifs de haut niveau ou aux personnes âgées dont les besoins en protéines varient.
Pourtant, c’est actuellement dans la nourriture animale que se trouve la croissance. Logique dans la mesure où l’augmentation de la population mondiale entraînera une demande accrue de nourriture (viande, poisson ou œuf) et par conséquent une demande de protéines pour nourrir le bétail. “Il y a beaucoup moins de contraintes au développement de ce marché”, souligne Matthias Gosselin qui ajoute que les consommateurs sont moins réfractaires aux insectes s’ils sont destinés à nourrir les animaux.
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production animale représente 70% de l’utilisation des terres agricoles. La demande mondiale de produits d’élevage devrait alors plus que doubler entre 2000 et 2050 (de 229 millions de tonnes à 465). “Les insectes représentent par conséquent une opportunité afin de répondre à cette demande croissante”, ajoute le professeur d’entomologie.
Pour cela, il faudrait un volume conséquent afin de remplacer la farine de poisson et le soja qui sont aujourd’hui privilégiés pour nourrir les animaux. Le volume actuel ne permet pas d’être compétitif au niveau du prix pour l’alimentation d’animaux d’élevage. Cependant, la volatilité des prix mondiaux est un avantage pour les éleveurs d’insectes puisque, réalisée en environnement contrôlé, la production d’insectes peut offrir un prix plus stable. “Le prix de notre protéine d’insectes est confidentiel, mais disons que c’est trois fois le prix du poulet pour le moment”, précise Elise Desimpel, responsable développement produit d’Imby Pet Food, spécialisée dans les croquettes à base d’insectes pour les animaux de compagnie. “La tendance est cependant à la baisse et il y a une opportunité de capacité croissante”, relève-t-elle.
Concurrence internationale
Le recours aux insectes tant pour l’alimentation humaine qu’animale est une véritable opportunité en matière de durabilité. “Avec les insectes, rien ne se perd”, affirme Antoine Mariage. Ces derniers sont cultivés à partir de déchets organiques, restes de céréales, drêches de bière, etc., et transforment donc les résidus qui seraient normalement jetés en protéines consommables. “C’est ce que j’appelle le surcyclage, du recyclage à valeur ajoutée”, explique Matthias Gosselin.
Sans aucun doute, l’impact environnemental des insectes est bien moindre que celui des bovins, moutons ou poulets. Non seulement ils consomment moins d’eau – 60 litres pour 100 grammes de protéines contre 901 litres pour un mouton – mais ils occupent également moins de terres grâce à la méthode d’agriculture verticale. De plus, les insectes sont très efficaces pour convertir les aliments en protéines. Les grillons, par exemple, ont besoin de 12 fois moins de nourriture que les bovins, quatre fois moins de nourriture que les moutons et deux fois moins de nourriture que les porcs et les poulets pour produire la même quantité de protéines.
Les consommateurs sont moins réfractaires aux insectes s’ils sont destinés à nourrir les animaux.
Faute d’éleveurs belges spécialisés dans la nourriture pour animaux, les start-up belges Imby et Bazoef se fournissent auprès d’entreprises françaises pour leurs croquettes à base d’insectes pour animaux de compagnie. La Belgique se retrouve en effet entre les deux plus gros pays producteurs d’insectes à destination des animaux. D’un côté, les Pays-Bas et leur géant Protix et de l’autre, la France avec InnovaFeed et Agronutris qui possède la plus grande usine d’élevage d’insectes au monde et qui se situe à environ une heure de route de la Belgique. “Il y a eu des investissements colossaux en la matière, ça va être compliqué à concurrencer”, poursuit Matthias Gosselin.
Une situation assez paradoxale pour le professeur d’entomologie qui rappelle que la connaissance scientifique est presque exclusivement belge en la matière. “Nous avons les cerveaux et la connaissance en Belgique, mais nous n’avons ni les sociétés ni les investisseurs”, déplore le chercheur. En d’autres termes, pas d’écosystème industriel.
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Des innovations médicales
En attendant, la recherche continue de progresser en Belgique. “Il y a encore de nombreuses innovations possibles avec les insectes”, précise le professeur. Au niveau de l’agriculture par exemple, les déchets produits par les insectes, mais également leurs mues peuvent servir de fertilisant (le frass) et ainsi augmenter la fertilité du sol et diminuer le besoin en engrais. Grâce à sa forte teneur en matière organique, le frass permet d’améliorer les rendements.
“Pour moi, les plus grandes innovations pourront être réalisées grâce à la chitine”, ajoute Matthias Gosselin. La chitine est un polymère naturel présent dans les exosquelettes des insectes et qui, après extraction, est transformée en chitosane. “Ça joue un rôle de maille”, illustre le professeur. Ce composé peut être utilisé afin de créer des bioplastiques dégradables dans le temps et d’origine végétale afin de remplacer les polymères pétrochimiques du plastique. La chitine peut également être exploitée dans le domaine médical : le composant entre dans la fabrication de fils de suture et de prothèses par exemple. Le chitosane étant biocompatible, sa présence dans un organisme entraîne des réactions inflammatoires et des réactions de rejet très limitées. “Il possède aussi des vertus cicatrisantes et peut dès lors être exploité dans les cosmétiques”, souligne Matthias Gosselin.
En Belgique, une seule entreprise wallonne, à savoir Kitozyme, utilise le chitosane, mais celui-ci est issu des champignons. Aujourd’hui, la grande majorité de la chitine est extraite principalement de la carapace de la crevette, avec une production industrielle majoritairement concentrée en Asie. “D’un point de vue de la durabilité, c’est très mauvais et là encore les insectes présentent une opportunité durable et économique si l’on crée une filière”, ajoute-t-il.
Et dans le bioplastique et le domaine médical, il n’est pas encore trop tard pour que les entreprises belges s’y mettent.
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