Paul Stoffels, CEO de Galapagos: “L’autosatisfaction n’est pas de mise dans notre branche”
Le Belge le plus puissant de la pharmacie, ex-directeur scientifique de Johnson & Johnson (J&J), a pour mission de redresser la barre de la société biotech Galapagos, dont il est devenu CEO en avril dernier.
Jamais un Belge n’avait grimpé aussi haut dans la hiérarchie pharmaceutique internationale. Paul Stoffels a officié ces 10 dernières années en tant que chief scientific officer et vice- président de Johnson & Johnson, premier groupe mondial de santé et maison mère de Janssen Pharmaceutica. Il fixait l’agenda des innovations du groupe et dirigeait une équipe de 15.000 scientifiques, y compris le développement du vaccin monodose contre le Covid-19. Après avoir annoncé son départ de J&J en octobre dernier, il a créé la surprise en acceptant le poste de CEO de la biotech malinoise Galapagos qu’il a cofondée en 1999 avec Onno van de Stolpe.
Sauver des vies humaines grâce à un médicament, c’est à la fois extra- ordinaire et addictif.
L’enthousiasme suscité par l’annonce de Paul Stoffels et la remontée vertigineuse du cours de l’action Galapagos, qui avait fortement chuté, en disent long sur sa réputation. Sous la houlette du Campinois, J&J a en effet développé quelque 25 nouveaux médicaments dont sept jugés essentiels par l’Organisation mondiale de la santé. Et durant sa longue carrière, Paul Stoffels a participé au développement de trois des principaux médicaments contre le sida.
Profil
- Naît à Turnhout en 1962
- Etudes de médecine, spécialisation en maladies tropicales (Hasselt et Anvers)
- Travaille quatre ans comme médecin- chercheur VIH en Afrique
- 1990: dirige la recherche VIH pour Janssen Pharma puis directeur R&D maladies infectieuses et dermatologie
- 1995: départ de Janssen Pharma et cofondation de Virco
- 1997: président de Tibotec puis CEO de Tibotec-Virco
- 2002: responsable virologie chez J&J puis global head pharmaceutical R&D puis worldwide chairman pharmaceuticals
- 2012: CSO & vice chairman du comité exécutif de J&J
- Avril 2022: CEO de Galapagos
TRENDS-TENDANCES. Depuis quand aviez-vous l’intention de quitter J&J?
PAUL STOFFELS. C’était prévu bien avant la pandémie. Le transfert se préparait déjà depuis trois à quatre ans. Pourquoi? Je passais 300 à 400 heures par an dans l’avion entre Bruxelles et les Etats-Unis. Ce rythme infernal et le décalage horaire finissent par user. Les deux dernières années ont été particulièrement éprouvantes, à cause du vaccin et des responsabilités à assumer au niveau mondial pour le développement des médicaments contre le covid. Je devais absolument décrocher de cette vie de fou et essayer de mener à bien la plupart des activités dans le même faisceau horaire.
Comment avez-vous fait pour tenir le coup?
L’impact considérable de mon travail sur les soins de santé et la qualité de vie de mes congénères ont boosté ma motivation. Sauver 100.000 à 500.000 vies grâce à un médicament, c’est à la fois extraordinaire et addictif. Quand on arrive à développer sans cesse de nouveaux médicaments et à résoudre les grands défis médicaux, on s’accroche. Pour un cycliste, cela revient à essayer de remporter le Tour des Flandres chaque année. ( rires)
J&J va vous manquer, pensez-vous?
Bien sûr, mais à l’instar du footballeur qui mène une carrière internationale, il faut savoir décrocher au bon moment. Je continue dans une autre équipe, de même niveau. Ce n’est plus la Champions League mais la Jupiler Pro League en Belgique (rires).
Pourquoi Galapagos?
Les pièces du puzzle se sont emboîtées naturellement. On m’a proposé d’intégrer le conseil d’administration à plusieurs reprises. On m’a ensuite présenté la présidence dès que je serais retraité. C’était un super défi à relever. Après la décision d’Onno (van de Stolpe) de se retirer, le poste de CEO m’a été proposé.
Auriez-vous mis un terme définitif à votre carrière sans la proposition de Galapagos?
J’avais l’intention de mettre un terme à mes activités opérationnelles. La plupart de mes collègues deviennent consultants ou administrateurs. Après l’annonce de mon départ de J&J, j’ai reçu des dizaines de propositions de fonctions managériales. Mais j’avais envie de plus, de prendre part à l’action. Galapagos est le scénario idéal. J’ai été étroitement impliqué dans sa fondation et je connais quasi toute l’équipe. Tous les éléments sont réunis pour parvenir à développer de nouveaux médicaments et la structure du bilan est suffisamment forte pour poursuivre notre activité pendant des années sans levée de fonds. C’était un facteur déterminant. Je ne voulais pas entrer dans une société qui m’obligerait à m’envoler directement pour New York afin de remplir les caisses.
N’a-t-il jamais été question de succéder au CEO Alex Gorsky à la tête de J&J?
Jamais. Nous étions proches mais en Amérique, surtout dans le premier groupe pharmaceutique du monde, la fonction de CEO est hautement politisée. Les questions politiques, le remboursement des médicaments, la législation… cela ne m’intéresse pas du tout. Seuls le développement de nouveaux médicaments et le progrès scientifique me passionnent. Comment voulez-vous participer au progrès scientifique en tant que directeur commercial et administratif d’une grande entreprise? Cela pourrait se faire à condition de trouver l’énergie, ce qui n’est pas mon cas. Par contre, je n’ai aucun mal à trouver l’énergie nécessaire pour lutter contre la tuberculose, ebola, le covid, le VIH ou le cancer.
Gilead ne peut pas reprendre Galapagos, pas plus que d’autres groupes.
La biotechnologie est une succession de succès retentissants et d’échecs cuisants. Se pourrait-il que les choses ne soient finalement pas aussi simples chez Galapagos?
Un revers est toujours possible. Je le sais par expérience. Mais j’ai aussi appris à anticiper les risques et à les limiter au strict minimum pendant la phase recherche et développement. Les fondements du développement médicamenteux sont les mêmes dans toutes les entreprises, petites et grandes. A cette nuance près que chaque projet individuel fait l’objet de plus d’attention dans une petite entreprise.
Il y a trois ans, la société américaine Gilead a investi 4,5 milliards d’euros dans Galapagos et promis de s’abstenir de toute offre d’acquisition en échange d’une plus grande participation et l’accès aux actifs. Qu’avez-vous l’intention de faire avec tous ces milliards?
Nous ne prévoyons pas de grandes acquisitions dans l’immédiat, ni de produits late stage, c’est-à-dire quasi prêts pour la commercialisation, ni de produits déjà commercialisés. Nous ne sommes pas ce genre d’entreprise. Nous devons être efficaces et créer une valeur optimale avec des produits en début de pipeline, dans ou en dehors de la société. Galapagos suscite beaucoup d’intérêt. Nous recevons régulièrement des propositions de collaboration. Etant donné la mauvaise conjoncture actuelle et la difficulté de nombreuses entreprises à trouver des fonds, des entreprises financièrement solides comme la nôtre ont toutes les chances de se démarquer dans le monde scientifique. C’est une formidable opportunité.
Galapagos dépense énormément en recherche et développement. Il faudra de l’argent frais, tôt ou tard.
Absolument. La pression est énorme. Chaque euro investi doit servir à construire l’avenir. Il en va ainsi chez J&J comme dans toute entreprise. Tel est le défi. Ce n’est jamais gagné. L’autosatisfaction n’est pas de mise dans notre branche.
Où en sera Galapagos dans cinq ans, d’après vous?
Nous devrions réaliser deux ou trois avancées significatives et avoir plusieurs nouveaux médicaments en phase de développement. Une promesse assez ambitieuse, j’en conviens, mais Galapagos se profile comme une société en pleine expansion avec un solide pipeline qui aboutira à la commercialisation de plusieurs nouveaux médicaments.
La guerre en Ukraine a-t-elle un impact?
Un impact limité sur les études cliniques. L’Ukraine a toujours joué un rôle important dans les études cliniques, avec un solide réseau de sites d’études pour tout le secteur pharmaceutique. Nous trouverons bien une solution. C’est accessoire par rapport à la situation dans le pays. Il faut d’abord mettre fin à la guerre.
Galapagos avait aussi l’intention de construire un nouveau siège à Malines. Ce projet est-il toujours à l’ordre du jour?
Oui, nous avons besoin d’une nouvelle implantation. Les locaux de R&D, vieux de plus de 30 ans, sont surannés. Le nouveau bâtiment sera toutefois plus modeste que prévu.
Vous avez longtemps séjourné aux Etats-Unis. Galapagos serait-elle plus grande si elle avait été implantée aux USA?
Non. Galapagos n’existerait même pas si elle s’était exilée en Amérique. Onno a pris un chemin inhabituel vu le peu de capitaux disponibles chez nous. Il en a fait une société de services dans un premier temps. Cela n’aurait jamais marché de l’autre côté de l’Atlantique.
Votre transfert pourrait-il déboucher sur l’absorption de Galapagos par J&J?
Impossible en l’état actuel des choses. Onno l’a écrit noir sur blanc dans le deal conclu avec Gilead. Gilead ne peut pas reprendre Galapagos, pas plus que d’autres groupes. Avec cet énorme avantage que nous pouvons nous concentrer entièrement sur notre pipeline et la création de valeur. Ma mission consiste également à faire de Galapagos une entreprise européenne solide sur le long terme. Je serais très fier de contribuer à l’émergence d’une grande entreprise biotechnologique en Europe, qui ne soit pas reprise par un autre groupe.
C’est le cas de la société gantoise argenx. J&J ne s’y est jamais intéressée?
Elle n’a jamais été “à reprendre”. Tim ( Van Hauwermeiren, CEO d’argenx, Ndlr) a su tenir la barre seul, c’est fantastique. J&J n’a jamais réalisé beaucoup d’acquisitions importantes. Nous avons toujours collaboré par le biais de licences avec les entreprises pour assurer le succès de leur médicament. J&J a constamment quantité d’entreprises en point de mire.
La philosophie “Pensez grand” prônée par Onno van de Stolpe n’est pas gravée dans l’ADN des Européens, selon lui. Partagez-vous ce point de vue?
Galapagos et argenx sont la preuve que si. De nombreux family offices aimeraient investir. Le capital à risque existe bel et bien en Europe, quoique dans des proportions moindres qu’en Amérique.
L’avenir du hub d’innovation Janssen Pharma à Beerse vous paraît-il plus incertain depuis que vous n’en exercez plus le contrôle au siège de J&J à New Brunswick, dans le New Jersey?
Non. Ma présence ou non ne fait aucune différence. L’équipe américaine rassemble de nombreuses personnes compétentes et la branche belge est toujours aussi fondamentale. Quant à savoir si elle poursuivra dans la même voie, cela dépendra entièrement de la capacité d’innovation de la Belgique. Elle est considérable et extrêmement importante pour Janssen ( désormais le nom fédérateur de toutes les activités pharmaceutiques au sein de J&J, Ndlr) au niveau mondial. Il ne devrait donc pas y avoir de changement.
Vous avez dirigé le développement du vaccin contre le coronavirus de J&J. Votre vaccin n’a pas reçu toute l’attention qu’il méritait. Comment l’avez-vous vécu?
Assez mal. Mais bon, la saga des vaccins est loin d’être terminée. Le covid continue à faire de nouvelles victimes. Les vaccins actuels ne garantissent pas une protection à vie. Il va falloir renouveler la vaccination chaque année, administrer un booster. Les nouvelles technologies vaccinales devront donc être revues et corrigées. Nous travaillons en ce sens. Nous savons que les vecteurs adénovirus sont plus lents ( J&J utilise un virus vivant mais rendu inoffensif pour véhiculer les protéines du coronavirus dans les cellules de l’organisme afin de déclencher une réponse immunitaire, Ndlr). Dans le cas du virus zika par exemple, on constate que notre vaccin provoque la création de nombreux anticorps pendant trois ans. Idem pour l’ebola et le HIV. S’il s’agit de trouver un vaccin censé offrir une protection de plusieurs années, on a été un peu vite en besogne en affirmant que le vaccin à messager ARN est LA solution. Le vecteur adénovirus est une plateforme dont l’utilité est indéniable.
Je suis très heureux d’être revenu en Belgique. Il y a du pain sur la planche.
Aurions-nous mis tous nos oeufs dans le même panier?
Absolument mais c’était une nécessité pour vacciner un maximum en un minimum de temps. C’était la meilleure chose à faire à ce moment-là. Notre vaccin n’a pas été mis au rancart, contrairement à ce qui a été dit. Nous avons vacciné des centaines de milliers de professionnels de la santé en Afrique. Son efficacité contre les variants beta, delta et omicron est avérée. Mais un effet secondaire plutôt rare a été monté en épingle. En temps normal, cet inconvénient aurait pu être parfaitement géré mais c’était impossible au plus fort de la crise. Du fait notamment des alternatives disponibles, comme les vaccins à ARN messager. Une sacrée déconvenue.
Que pensez-vous de cette invitation à la levée temporaire des brevets sur les vaccins contre le coronavirus?
Ce n’est pas la solution. Cela va beaucoup trop loin. La levée des brevets aura pour effet de freiner la création de vaccins. Outre le développement de notre technologie, nous avons encouragé nos équipes à ouvrir des usines en Inde et en Afrique du Sud. Un jour, je prendrai le temps de le faire savoir mais cet engagement de notre entreprise n’a jamais été mis en lumière. Supposons que vous construisiez des usines de vaccins dans 25 pays et que vous y investissiez des sommes colossales. Que vont-elles devenir l’année prochaine? La pandémie sera terminée avant qu’une telle usine soit construite, validée, approuvée et opérationnelle. Vous vous retrouvez alors avec un éléphant sur les bras, axé sur une technologie bien précise. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce genre d’usine ne peut pas produire d’autres vaccins.
De quoi êtes-vous particulièrement fier?
D’abord et surtout du portefeuille de produits VIH, développé de mon temps chez Tibotec, avec Rudi Pauwels. Chaque jour, nous prolongeons la vie de 400.000 à 500.000 personnes. Je suis aussi très fier de la bedaquiline contre la tuberculose, une des maladies les plus graves. Un demi-million de patients ont déjà bénéficié de ce traitement cette année. Je suis aussi très fier de l’antipsychotique injectable à action prolongée contre la schizophrénie, et du daratumumab, une immunothérapie contre le cancer. Le dernier produit auquel j’ai participé est le Carvykti, un médicament tout simplement spectaculaire, validé le mois dernier.
Galapagos sera-t-il le point d’orgue, sans jeu de mots, de votre carrière?
Oui. Je m’y consacrerai corps et âme ces cinq prochaines années. Et pour ce qui est de l’orgue, j’en suis toujours aussi fan. Même si je ne joue plus chaque dimanche à l’église, comme avant. Je me contente de parrainer les jeunes organistes. J’ai créé une fondation qui les aide à graver un premier disque et donner un premier concert. Je tiens beaucoup à pérenniser la musique pour orgue et les orgues en général. J’ai installé chez moi un magnifique orgue de chambre, hérité de mon beau-père.
Pensez-vous jouer un rôle de précurseur pour l’ensemble du secteur?
Je m’y attelle en tout cas, en parlant avec les entrepreneurs et en faisant entendre ma voix aux autorités gouvernementales. La Belgique offre de formidables opportunités comme incubatrice de nouvelles entreprises du genre de Galapagos et argenx, et pourrait devenir durablement un terrain propice à la pharmacie et la biotechnologie de demain. Je suis très heureux d’être revenu en Belgique. Il y a du pain sur la planche.
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