Outre le manque à gagner, les restaurateurs souffrent de ne plus vivre de leur passion

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Qu’ils aient mis en place un service traiteur ou non, les restaurateurs ne ressortiront, à coup sûr, pas gagnants de la crise du coronavirus. Le bilan financier est soit négatif, soit très serré mais, pour tous, l’envie de reprendre un rythme digne de leur vie d’avant est plus forte que jamais.

“Ce que l’on fait aujourd’hui, c’est un autre métier, c’est purement accessoire. Le service traiteur a davantage été un outil mental et de structure”, explique d’emblée Nicolas Decloedt, de “Humus et Hortense”, à Ixelles. Si ce dernier a lancé la formule des menus à emporter dès le début du premier confinement, “principalement pour s’occuper et motiver les équipes”, celle-ci ne présente pas de grands atouts financiers, précise-t-il.

Même les menus plus gastronomiques du deuxième confinement n’ont pas réussi à combler le manque du métier. “Nous aimons le détail et le haut niveau, ce qui n’est pas possible en mode traiteur. On est obligé de faire des compromis et ça ne nous fait pas plaisir. On aime le contact avec le client donc, aujourd’hui, notre travail est frustrant.”

Même constat pour un Karen Torosyan (“Bozar”* à Bruxelles) persévérant mais amer. “Traiteur, ce n’est pas mon métier. Je n’ai aucune intention de le devenir et je n’ai pas la prétention de l’être. D’ailleurs on ne s’invente pas un métier en période de crise. Je me suis juste adapté à la situation actuelle, je ne me suis pas ‘réinventé’ comme certains le disent. Je me bats pour rester qui je suis, pour rester authentique; je ne veux pas être réduit à un sac à emporter.”

Le take-away ne fonctionne pas toujours

Si le chef étoilé a réussi avec brio à mettre en barquette sa cuisine particulière – “son ADN” fait de tourtes, pithiviers et autres pâtés en croute – tout en gardant l’esprit qualitatif du restaurant grâce, notamment, à un packaging durable et haut de gamme, l’homme est “comme une carotte dans un pot-au-feu bouillant. J’ai envie de récupérer ma vie d’avant, mon restaurant, mes clients. Je ne suis pas aigri ou fatigué, mais ‘rendez-moi juste ma vie’.”

“Tout le monde a tenté le take-away: pour certains ça n’a pas fonctionné du tout; pour d’autres, ça met juste du beurre dans les épinards ; et pour les derniers, ils pensent même à se reconvertir”, souligne Michael Palmeri, comptable et coach financier.

C’est le cas de Maxime Maziers de chez “Bruneau”. Celui-ci avait déjà décidé de mettre en place un service traiteur avant l’apparition du coronavirus en Belgique. C’est son épouse, d’origine chinoise, qui lui a soufflé l’idée de plats à emporter en plus de l’activité du restaurant gastronomique, une idée qui s’est imposée au vu de la situation dans son pays natal. Ce service-là a permis de dégager un “bilan pas mauvais tant niveau financier que pratique”, même si la trésorerie reste “serrée”, admet-il. Le personnel a ainsi été diminué de moitié et fonctionne selon un mode de roulement. “Les employés de la salle nous aident en cuisine ou à la livraison. Ça crée une bonne dynamique, une synergie. Ça renforce l’équipe et c’est bénéfique pour l’avenir aussi”, souligne-t-il, positif.

Un bilan financier loin d’être au beau fixe

Pour le secteur dans son ensemble, le bilan financier actuel est loin d’être au beau fixe et il y a peu de chances qu’il retrouve des couleurs immédiatement à la réouverture. “Il faudra travailler dur pendant au moins deux ans pour retrouver une stabilité financière”, estime Bogdan Streinu, du “Rossini”, qui jouxte la place De Brouckère. Si le propriétaire des lieux a consenti une ristourne de 50% sur le loyer, c’était à condition que le chef n’entame pas de service traiteur. Après avoir réalisé de gros investissements (cave à vins, nouveau four, engagement d’un sommelier…), Bogdan a tout de même tenté l’aventure du take-away/livraison “mais ça n’a duré que deux semaines: il y avait beaucoup de frais de déplacement, de marchandises, de personnel, en plus du loyer qui a repris à 100%. Ce n’était pas tenable sur le long terme.” En outre, les clients ne se déplacent pas au centre-ville pour aller chercher leur commande et il y a peu de résidents, estime-t-il.

La localisation du restaurant sera d’ailleurs déterminante pour la reprise, selon Michael Palmeri. “Pour certains de mes clients, à savoir les établissements de l’hyper-centre ou ceux proches des zonings, la réouverture ne va clairement pas être évidente si le télétravail perdure et, avec lui, la non-reprise des lunchs d’affaires. Le redémarrage dépendra donc fortement de la zone géographique et de la clientèle”, souligne M. Palmeri.

Quant aux perspectives de réouverture proprement dite, les avis sont partagés. Certains, comme le chef du “Rossini”, sont plutôt favorables à une date crédible et sûre sans possibilité de refermeture ultérieure. “Il nous faut une certaine stabilité, rouvrir pour de bon. Le 1er avril me semble une bonne idée, stratégiquement parlant, car c’est une nouvelle saison, plus légère, avec les jets de houblon notamment et le retour des terrasses.” A contrario, Maxime Maziers se prononce, lui, pour “une réouverture, dès que possible, même précoce. Quinze jours d’activités, c’est 15 jours de gagnés”.

… mais il y a du positif

Nicolas Decloedt, de “Humus et Hortense”, retire pour sa part quelques enseignements positifs de cette période. C’est le cas de la mise en place d’un double service en raison de la perte de tables entre les deux confinements, du fait des règles à respecter. “Ce double service va perdurer. On a également adapté notre structure de service, ce qui nous a fait gagner du temps: elle est plus fluide, plus logique. Mais notre unique envie est de reprendre notre passion, et vite”, conclut le chef qui vient de remporter une étoile verte au guide Michelin.

“Je me bats corps et âme pour assurer mon avenir mais il ne faut pas que ce lendemain soit trop lointain. Je veux retrouver mon équipe au complet et remettre mon pot-au-feu à feu vif, bouillonnant, et me plonger dedans”, se figure en guise de conclusion le chef de “Bozar”*.

L’inégalité entre Régions des aides à l’horeca toujours pointée

Un an après le début du premier confinement décrété pour lutter contre la pandémie de coronavirus, l’heure est au bilan des aides et primes consenties au secteur horeca par les différents niveaux de pouvoir. Les gérants de ces établissements s’accordent tous à pointer du doigt l’inégalité criante de ce soutien entre Régions.

La première fermeture des restaurants s’est étendue du 14 mars au 8 juin tandis que la deuxième date du 19 octobre, sans aucune perspective de réouverture à l’heure actuelle.

Au-delà du droit passerelle (1.614,10 euros avec charge de famille et 1.291,69 euros sans, même si un service traiteur a été mis en place) versé mensuellement aux indépendants depuis mars dernier par le gouvernement fédéral (doublé depuis octobre), les Régions ont également accordé des primes aux entreprises des secteurs touchés par l’obligation de fermeture aux premier et deuxième confinements. Des allocations de chômage temporaire ont en outre été octroyées aux employés dans l’impossibilité de travailler.

C’est principalement les aides régionales, qui ont fonctionné d’après un système de montant unique, qui sont pointées du doigt.

Au premier confinement, les aides versées s’élevaient à 4.000 euros à Bruxelles, 5.000 euros en Wallonie et 3.000 euros en Flandre accompagnés d’un forfait de 100 euros par jour de fermeture.

Au deuxième en revanche, les montants ont été recalculés: deux fois 1.500 euros à Bruxelles, aide comprise entre 3.000 et 9.000 euros en Wallonie (dépendant du nombre d’équivalents temps plein de la société) et prime égale à 10% du chiffre d’affaires en Flandre.

Le gouvernement fédéral a en outre prévu une dispense de paiement des cotisations ONSS pour les employeurs de l’horeca notamment, à condition d’avoir été actifs au troisième trimestre de 2020.

“Je comprends tout à fait la colère du secteur mais sincèrement, comparé aux autres pays, nous ne sommes pas mal lotis en Belgique. En revanche, c’est bien la première fois qu’on comprend pourquoi les indépendants payent autant de cotisations sociales”, ironise Michael Palmeri, comptable et coach financier, qui compte plusieurs clients actifs dans l’horeca.

Les demandes pour le droit passerelle ont ainsi tourné autour des 40.000 durant les mois de confinement (mars, avril, mai, octobre, novembre et décembre), atteignant un pic de 42.953 en avril dernier, selon les données provisoires – les indépendants ayant encore l’occasion d’introduire une demande et de récupérer des paiements – transmises par le cabinet du ministre compétent, David Clarinval.

En ce qui concerne le droit passerelle, “on est même dans le top de ce qui se fait en Europe. C’est carrément bénéfique pour certains, principalement ceux qui disposent de petits commerces. Pour ceux dont les frais fixes sont importants, c’est différent parce que la société continue de leur coûter et les aides régionales ne suffisent pas. En Flandre toutefois, le système mis en place n’est pas incohérent”, estime M. Palmeri. “Les Flamands sont maintenant plus rigoureux dans la demande de primes qu’en Wallonie et à Bruxelles parce qu’ils ont donné davantage lors du premier confinement.

“Nous n’avons pas été si mal soutenus”, estime pour sa part Nicolas Decloedt, de “Humus & Hortense”, à Ixelles, qui juge que si ce soutien ne fut “pas top”, il n’a pas été “dégueulasse non plus”.

“Je n’ai jamais attendu d’aides, mais je mesure au millimètre près depuis le premier jour”, rétorque quant à lui Karen Torosyan (“Bozar”* à Bruxelles). “Tout ce que je gagne aujourd’hui, chaque centime, c’est ce que je ne perds pas. Je prends le problème à l’envers.”

Un avis que ne partage pas le président de la Fédération Horeca Wallonie, Thierry Neyens. “J’ai reçu de multiples clignotants ces derniers temps, on est clairement dans les semaines de trop. La rage gronde par rapport aux disparités entre Régions. Je ne sais plus tenir la base, le secteur va éclater. On ne peut pas tenir les gens à genoux éternellement. Je ne connais d’ailleurs pas un autre secteur qui aurait accepté cette situation”, déplore celui qui attendait des annonces lors du dernier comité de concertation du 26 février. Le silence radio des autorités “a allumé la mèche”, estime-t-il.

Le président regrette entre autres l’absence de nouvelles indemnités – Thierry Neyens refuse en effet d’utiliser le terme “aide” alors que le secteur a été contraint de fermer – de la part du gouvernement wallon depuis le 15 décembre dernier. “Il est pourtant question d’une enveloppe, annoncée il y a un mois, comprise entre 3.000 et 10.000 euros par entreprise.”

Par ailleurs, un protocole clair et équitable est attendu pour la reprise de tout le secteur, identique dans toutes les Régions, souligne-t-il au nom de sa fédération. Des questions demeurent quant aux aérosols, au nombre de tables permises, aux heures de fermeture, aux terrasses… “mais il faut que ce soit coordonné entre Régions, sinon il y aura indéniablement des flux entre celles-ci”.

“Si les aides ne sont pas calibrées et la distribution non équitable, le risque est grand de voir se développer un horeca à deux vitesses, avec la perte d’un patrimoine et de sa diversité car les gros rapaces rôdent déjà”, prévient encore le président.

Thierry Neyens redoute enfin une pénurie de main-d’oeuvre à venir et des réorientations professionnelles en séries. “Pour certains jeunes en formation, les stages n’ont pas été possibles et d’autres vont quitter le secteur pour une plus grande stabilité. Aujourd’hui, on enregistre déjà de 5 à 10% de démissions.”

Sur les 33.000 emplois que comptait le secteur dans la capitale, 3.000 ont été perdus, abonde Fabian Hermans, administrateur de la Fédération Horeca Bruxelles. Ce dernier demande une aide sous la forme d’une réduction de charges salariales pour faire revenir les travailleurs dans le secteur. “Nous craignons encore de perdre 10.000 emplois en 2021. Et la moitié seront des gens qui vont s’en aller parce que plus personne ne croit dans l’horeca. On le voit dans les formations, où l’on manque de candidats”, avertit Fabian Hermans.

Enfin, en Régions wallonne et bruxelloise, “le taux de faillites s’élève à 10% aujourd’hui mais, s’il n’y a pas de réactivité de nos responsables avec un grand ‘R’ par rapport à nos besoins, ce pourcentage montera à 30% d’ici la fin de l’année”, assure encore M. Neyens.

La Fédération Horeca Bruxelles demande une réouverture des cafés et restaurants le 1er avril, à la veille du début des vacances de Pâques, avec une augmentation progressive de la bulle.

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