Notre industrie est-elle oui ou non en perdition ?

La fermeture d’Audi Brussels est le dernier symptôme de la désindustrialisation du pays. © BELGA
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Un débat, surtout en Flandre, est né ces derniers jours entre les économistes Paul De Grauwe, qui estime que l’économie belge a plus que compensé la perte de son secteur automobile, et Geert Noels, qui s’inquiète de la désindustrialisation du pays.

Depuis des années et des années, on s’inquiète de la désindustrialisation de l’Union européenne, et plus spécialement de la Belgique. Chez nous, la disparition en deux décennies du secteur automobile, dont le dernier fleuron, Audi à Bruxelles, vient de fermer ses portes, est le dernier symptôme d’un phénomène jugé inquiétant par beaucoup.

Ce vieux débat a ressurgi, en tout cas en Flandre, à l’occasion d’une passe d’armes entre Paul De Grauwe, professeur à la London School of Economics, et Geert Noels, CEO et cofondateur d’Econopolis. Deux économistes aux vues très divergentes.

“Nous avons plus que compensé la disparition du secteur automobile”, estimait voici quelques jours Paul De Grauwe, lors de l’émission De Afspraak (sur Canvas). La production industrielle a, depuis 2000, augmenté de 75% environ, avec même un bond spectaculaire au moment du covid, lorsque le secteur pharmaceutique du pays a travaillé à plein. “C’est hélas faux”, rétorquait Geert Noels sur Twitter/X.

“La production industrielle n’est pas une bonne mesure de l’importance économique de l’industrie. Les économistes s’intéressent à la valeur ajoutée générée par l’industrie. Et dans le secteur industriel belge, celle-ci n’a augmenté, depuis 2000, que de 15% , alors que la valeur ajoutée de l’ensemble de l’économie belge a augmenté de près de 50% au cours de cette période, soit trois fois plus. L’industrie a donc stagné, incapable de suivre la croissance de l’économie. Il en va de même dans la zone euro, mais dans une moindre mesure”, précise encore Geert Noels, qui ajoute : “Nous ne nous sommes jamais remis de la perte de l’automobile. La valeur ajoutée industrielle de la Belgique est loin derrière celle de la zone euro et la Belgique risque de perdre à nouveau plus que l’Union européenne.”

Portable contre coiffeur

“Production et valeur ajoutée, il faut regarder les deux indicateurs, nous explique Paul De Grauwe. Le premier nous dit que nous avons augmenté la production en termes réels de façon spectaculaire. Le second nous dit que la valeur ajoutée a elle aussi augmenté de 15% à peu près depuis 2000. Malgré le fait que, pendant cette période, une grande partie de la production automobile a disparu en Belgique, nous avons donc continué à augmenter la valeur ajoutée dans l’industrie belge. Ce qui veut dire que nous avons plus que compensé la perte de valeur ajoutée du secteur automobile. Que l’on regarde la production ou la valeur ajoutée, la conclusion reste la même. La perte du secteur automobile est plus que compensée dans le secteur industriel en Belgique.”

On peut quand même s’interroger : pourquoi, dans l’industrie, la création de richesse ne suit-elle pas l’évolution de la production ? “La raison de ce décalage, répond Paul De Grauwe, est que les prix de la production des produits industriels ont tendance à diminuer par rapport aux prix du secteur des services. Donc, je prends souvent comme exemple mon ordinateur portable. Aujourd’hui, on peut en acheter pour 200 ou 300 euros. Quand j’étais plus jeune, j’ai acheté mon premier PC en 1982 ou 1983, avec lequel on pouvait faire très peu de choses, et j’ai payé plus de 2.000 euros. Les prix ont diminué de façon sensationnelle, et c’est le cas de beaucoup de produits industriels. En revanche, dans le secteur des services, on observe souvent la tendance inverse. Les prix tendent à augmenter. Mon coiffeur est plus cher chaque année. Le poids de la valeur ajoutée des produits industriels a donc tendance à diminuer, et le poids des services à augmenter. Est-ce que cela veut dire que nous avons plus de coiffeurs, et qu’il y a plus de coupes de cheveux ? Non. Par contre, on produit beaucoup plus de PC aujourd’hui qu’il y a 20 ans.”

L’effet prix

Et puis, il y a un autre élément. Où mettre la frontière entre industrie et service ? Beaucoup de services à l’industrie ne sont pas répertoriés dans le secteur industriel. Et inversement, des produits industriels comportent beaucoup de services. Les ordinateurs portables ou les smartphones ne sont pas constitués seulement de “hardware”, de matériels, mais aussi de services. “Je n’ai pas fait d’études détaillées, mais la valeur d’un ordinateur portable est à 80% constituée de services logiciels, souligne Paul De Grauwe. Ce que l’on vend comme produit industriel comporte en fait beaucoup de services attachés. De même avec les téléphones portables.”

Cet “effet prix” explique bien des choses, poursuit le professeur à la London School of Economics. “Quand j’ai commencé mes études d’économie dans les années 1970, le secteur industriel représentait encore 40% du PIB. Maintenant, il pèse moins de 20% (en 2023, l’industrie représentait 13,6% du PIB, ndlr). Les prix des produits industriels ont tendance à diminuer. Par conséquent, le poids qu’on donne dans le PIB à tous ces produits industriels a tendance à diminuer chaque année, tandis que le poids qu’on donne aux services a tendance à augmenter.”

Production en hausse

Nous ne nous rendons pas compte de la réalité derrière les chiffres. “Les gens regardent les statistiques et disent que l’industrie disparaît. Mais elle ne disparaît pas, poursuit Paul De Grauwe. Il est important de regarder les données qui nous disent que, en fait, nous produisons davantage que par le passé. C’est d’ailleurs le même phénomène dans l’agriculture, un secteur qui représente à peine 1% du PIB. Or, nous n’avons jamais produit autant de produits agricoles qu’aujourd’hui. Mais dans ce secteur aussi, on peut produire davantage, moins cher, avec de moins en moins de personnes. Cela ne veut pas dire que le secteur disparaît.”

Il y a un phénomène de “destruction créatrice” qui est toujours à l’œuvre, ajoute-t-il. “Les secteurs industriels qui sont sous pression réagissent en disant : il faut nous soutenir parce que si nous disparaissons, toute l’industrie va disparaître. Ce n’est pas ce qui se passe. Le secteur de l’acier a pratiquement disparu en Belgique, mais l’industrie n’a pas disparu. Souvenez-vous : dans les années 1970, on disait qu’il ne fallait pas abandonner la sidérurgie parce que le secteur était stratégique.”

Perte de savoir-faire

Geert Noels est loin d’être convaincu par les explications de Paul De Grauwe. Selon lui, l’exemple des ordinateurs portables n’est pas significatif, nous dit-il. “On ne crée pas d’ordinateurs en Belgique ! Cela n’a rien à voir avec notre production industrielle, ni dans notre pays, ni en Allemagne. Peut-être aux États-Unis. Mais même là-bas, les chiffres de la production ne montrent pas la renaissance de l’industrie.”

Il poursuit : “Ce n’est pas la première fois que je suis en débat avec Paul De Grauwe. Déjà en 2009, quand je disais que nous avions un problème avec l’industrie, Paul De Grauwe répondait que l’avenir était dans les services et disait de regarder les États-Unis. Cependant, les États-Unis ont changé – depuis Obama, Trump, Biden – la direction de leur politique parce qu’ils ont vu que sans production industrielle, un pays perd énormément de savoir-faire et énormément de services connexes supplémentaires. En réalité, nous perdons beaucoup d’emplois dans l’industrie qui ne sont pas remplacés par d’autres emplois aussi intéressants. Les gens ne vont pas faire autre chose, sinon travailler pour le gouvernement. C’est cela, l’avenir ?”

Que mettre à la place ?

Remplacer des industries intensives en énergie devenues non concurrentielles par d’autres activités industrielles ? Geert Noels n’y croit pas. “Nous avions des prix énergétiques suffisamment attractifs. Puis, nous avons changé notre politique énergétique sous Tinne Van der Straeten. Nous avons dit : nous n’en n’avons pas besoin ! Mais abandonner le nucléaire était une décision idéologique. Il y avait suffisamment de raisons de ne pas le faire, surtout après le déclenchement de la guerre en Ukraine.”

“Je voudrais bien savoir ce que nous allons mettre à la place, ajoute Geert Noels. À chaque fois, nous changeons un paramètre. Par exemple, les coûts salariaux. On dit : ce n’est pas important parce qu’on a des activités à valeur ajoutée plus élevée qui ont besoin de l’énergie. Et puis, l’énergie devient trop chère en Belgique. On va faire autre chose. On accumule les coûts et l’on fait semblant que nous avons droit aux activités qui rapportent le plus possible, mais qui, quand même, sont en compétition internationale. Alors je ne sais pas à quelle activité on pense. Aux semi-conducteurs ? Nous n’avons, en Belgique, que l’Imec (le centre de recherche en nanotechnologies et technologies digitales basé à Louvain, ndlr), et il emploie relativement peu de personnel. Il y a très peu d’emplois dans la haute technologie.”

Changer les mentalités ?

“On s’imagine que l’on peut se permettre d’accumuler tous les handicaps de coût et de concurrence. Et puis, par un coup de baguette magique, que l’on va toujours attirer des activités, poursuit Geert Noels. Mais on voit déjà dans les chiffres que ce n’est pas le cas. La Belgique n’a plus la capacité de créer des emplois dans le secteur privé, alors qu’il y a énormément d’emplois dans le secteur public. Et plus on crée d’emplois dans le public, plus les partis politiques en dépendent pour gagner les élections, puisque la majorité de l’électorat est dépendante des subsides et des emplois créés par les politiciens.”

Quand on lui demande ce qu’il faudrait faire, on sent Geert Noels fataliste : “Il est difficile de changer les mentalités, répond-il. Si la mentalité est bonne, on peut encore espérer faire quelque chose. Si la mentalité est pour la décroissance, si nous estimons que nous n’avons pas besoin de l’industrie, nous allons le ressentir lourdement. Il y a une lourde responsabilité qui pèse sur des personnes comme Paul De Grauwe, qui encouragent à abandonner l’industrie et qui sont un peu dans une philosophie de décroissance, une philosophie qui néglige les facteurs de concurrence et pousse la Belgique dans une situation de plus en plus catastrophique.”

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