Micro Shure: les plus grandes voix l’ont choisi
Comment un petit fabricant de pièces détachées pour radios né en 1925 à Chicago est-il devenu le leader mondial de la captation du son et la référence absolue des musiciens, chanteurs, animateurs radio, mais aussi des entreprises et des gouvernements?
“Touchez-le”, suggère Michael Pettersen en nous tendant un micro au manche passablement usé. “Votre ADN est maintenant mêlé à celui de Jimmy Hendrix, c’est le modèle SM56 qu’il a utilisé au Newport Pop Festival en juin 1969”, nous révèle l’historien de cette entreprise aussi secrète que mythique, installée au nord de Chicago. Et on n’est pas au bout de nos surprises. Quelques rayonnages plus loin, on tombe sur le SM57 utilisé par Barack Obama à la Maison-Blanche, puis sur le SM58 de Roger Daltrey (The Who). “Et voici le micro-casque avec lequel Michael Jackson a enregistré son album ‘Thriller’ en 1982”, poursuit, intarissable, le gardien de cette caverne d’Ali Baba.
Les enregistrements à domicile et les podcasts ont connu un engouement incroyable. Ce sont pour nous une opportunité majeure.
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Déambuler dans les archives de Shure revient un peu à remonter le cours de l’histoire. D’Elvis Presley à Martin Luther King, du pape François au dalaï-lama, depuis les Beatles, David Bowie, Patti Smith ou Bruce Springsteen jusqu’à chaque président des Etats-Unis à partir de 1965, tous se sont servis d’un de ses micros pour faire entendre leur voix. En 2022, les installations sonores des deux événements les plus regardés outre-Atlantique, le Super Bowl et les Grammy Awards, étaient signées Shure.
L’effet inattendu des confinements
En France, aux concerts de la chanteuse de jazz Melody Gardot comme à ceux du rappeur Orelsan, du théâtre Mogador aux studios de Radio France, de Bercy et Matignon aux salles de conseil d’Engie, du Crédit Agricole ou de L’Oréal, des amphithéâtres d’HEC à ceux de l’Edhec, on retrouve aussi les micros de la marque américaine. Jusque sur les plateaux télé. Comme l’iconique Super 55 trônant à côté d’Alain Chabat lors de son récent Late Show sur TF1. Le studio d’enregistrement du podcast des Echos n’échappe pas à la règle. “Shure est LA référence, avec des micros aussi performants qu’increvables, confirme son ingénieur du son, Willy Ganne. Notamment le modèle SM7B, devenu un standard pour la captation de la voix.”
Considéré comme le maître absolu de la prise de son live – et non de sa restitution, Shure ne fabrique pas d’enceintes -, ce groupe 100% privé est aujourd’hui le leader mondial incontesté de sa catégorie. Il ne publie aucun résultat, mais son chiffre d’affaires aurait franchi, en 2022, la barre du milliard de dollars. Loin devant son principal concurrent, l’allemand Sennheiser.
Merci le covid et les confinements? Un peu tout de même. Certes, la pandémie a d’abord stoppé net les concerts et les spectacles partout dans le monde. Un coup dur pour Shure. “Mais les enregistrements à domicile et les podcasts ont connu un engouement incroyable et les visioconférences sont devenues la norme. Ces nouveaux loisirs et modes de travail hybrides sont pour nous une opportunité majeure, car ils passent tous par le son, un bon son”, souligne Christine Schyvinck, PDG depuis 2016, dont le bureau offre une vue imprenable sur la skyline de Chicago, aveuglante dans un ciel bleu d’hiver sans nuage. Une fois de plus, cette entreprise bientôt centenaire aura su se réinventer.
On ne travaille que sur des innovations de rupture.”
Un bon son? Au début des années 1930, c’est déjà cette intuition qui va pousser le jeune Sidney Shure à révolutionner les micros inventés à la fin du 19e siècle. En 1925, ce fils d’émigrés juifs de Russie s’était d’abord lancé dans la distribution de kits de composants pour radios. Pas pour longtemps. En 1929, son commerce fut laminé par la Grande Dépression, d’autant que les radios commençaient à être fabriquées à grande échelle en usine. Mais qu’est-ce qui garantit à leurs auditeurs une bonne qualité de son, se demande alors Sidney? Avant tout, un bon micro en studio. Ce sera son nouveau business.
Une qualité exigée par l’armée
Son premier modèle sort en 1932, mais c’est en 1939 qu’il frappe un grand coup avec l’Unidyne 55. Son design chromé, aujourd’hui merveilleusement vintage, et ses performances inégalées vont séduire les plus grands artistes: Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Billie Holiday… et bien d’autres après eux. En 1942, nouveau tournant: Shure devient le fournisseur officiel des forces armées américaines avec des modèles capables de résister aux conditions les plus extrêmes. Or, dès 1944, Sidney Shure décide d’appliquer ces normes draconiennes à tous ses produits. Une exigence technique qui va faire son succès. Il s’impose aussi une règle d’or: fuir la Bourse pour réinvestir tous les profits dans la R&D, sans comptes à rendre ni dividendes à distribuer.
A la sortie de la guerre, l’entrepreneur de Chicago flaire un nouveau marché: les cellules de lecture équipant les tourne-disques, en plein essor. Les pointes diamant Shure seront les premières à pouvoir lire indifféremment des 78 comme des 45 et 33 tours. “Jusqu’à la fin des années 1970, elles vont générer 60% des ventes”, confie l’historien Michael Pettersen.
Ce qui n’empêche pas Shure de continuer à inventer de nouveaux micros. Mobiles, sans fil, analogiques, numériques… Chaque lancement conforte le groupe dans sa position de leader. Ultime tournant pris dans les années 2000: les installations dédiées aux espaces collaboratifs, notamment dans les entreprises. Des clients particulièrement exigeants. “Depuis le covid, alors que nous avons supprimé les câbles et les équipements sur les tables, Shure a su nous proposer les meilleurs systèmes de captation sonore, à la fois invisibles, mobiles et compatibles avec les réunions hybrides”, témoigne Sébastien Balloy, responsable audio au sein de la cellule IT de Thales.
Plus de 500 brevets
Pour répondre à ces nouveaux besoins, de l’autre côté de l’Atlantique, les ingénieurs du groupe américain mettent les bouchées doubles. Ce matin de décembre, il fait un froid polaire à Niles, dans la proche banlieue du nord de Chicago, siège du principal laboratoire de recherche. Une véritable usine à brevets. “On en détient plus de 500”, révèle Chad Wiggins, vice-président innovation qui chapeaute une trentaine d’acousticiens, physiciens et développeurs de logiciels. Bienvenue chez les supergeeks. Shure ne les recrute pas, il les aimante…
“ On ne travaille que sur des innovations de rupture”, précise John Born, pilote du développement des produits. La plupart nécessitent d’ailleurs plusieurs années de travail. Comme le Microflex Advance 920, une première mondiale commercialisée en 2022 qui devrait révolutionner la qualité sonore des visioconférences, des salles de conseil et des amphithéâtres.
Micros intelligents
“Ça se passe au plafond”, nous indique Chad Wiggins, en désignant des dalles blanches d’apparence ordinaire. Sauf que chacune d’entre elles est truffée de mini-micros. Contrôlés par ordinateur à grand renfort d’intelligence artificielle, ceux-ci peuvent suivre une personne qui parle tout en se déplaçant dans la pièce. Ou passer d’un intervenant à l’autre autour d’une table de réunion. Fini les attentes du micro sans fil – quand ses piles sont chargées… – avant de pouvoir s’exprimer. En outre, la voix de l’intervenant est automatiquement amplifiée et audible partout dans la salle. Autant de fluidité gagnée dans les échanges. Mieux, les bruits parasites sont, eux, neutralisés. Porte qui claque, personne qui se mouche, bavardage…
“Un équipement très prisé des groupes du Cac40 pour leur salle de conseil d’administration”, précise Guillaume Le Royer, à la tête de Shure France. Comptez 100.000 euros pour le top du top. Les facs et les grandes écoles aussi pourraient se laisser tenter. “La sensation de proximité avec celui qui parle est impressionnante, même à l’autre bout d’un amphi”, apprécie Christian Allio, directeur du service audiovisuel de l’université Rennes 2, qui l’a récemment testé. “Nos clients doivent être débarrassés de la sempiternelle question ‘Vous m’entendez bien? ‘ qui fait perdre tant de temps et d’attention”, insiste la boss de Shure, Christine Schyvinck.
Idéal pour les réunions hybrides
Nouvelle étape dont nous avons eu la primeur dans des bureaux test à Chicago? Ces dalles peuvent désormais synchroniser la position de celui qui s’exprime avec le cadrage de la caméra, qui va alors se fixer automatiquement sur lui. Un vrai plus pour les grandes réunions hybrides où certains sont présents et d’autres à l’écran.
Mais il ne suffit pas de multiplier les innovations. Encore faut-il qu’elles tiennent dans le temps. Pour s’en assurer, les prototypes sont soumis à des tests impitoyables. Celui des variations de température, par exemple. Durant 20 jours, les pièces détachées sont enfermées dans des armoires où le thermomètre passe de 100 à -20 °C. “La moindre trace de moisissure peut altérer le son”, précise John Born.
On a mobilisé une équipe de 10 ingénieurs pendant 18 mois pour développer un nouveau robot, sans doute le plus performant du marché.
Les appareils doivent aussi survivre à une plongée dans l’eau à trois mètres de profondeur pendant 30 minutes. Une résistance exigée par les chaînes de télévision pour leurs émissions de téléréalité et d’aventure. Sur les scènes de spectacle et les tournages de film, ce sont les cordons reliant les micros-cravates des comédiens à leur boîtier transmetteur qui posent souvent problème. Pas assez solides. Qu’à cela ne tienne, après cinq ans de recherche, les ingénieurs de Shure ont mis au point un câble aussi fin qu’inusable. “Lesté dans le vide avec des poids, il cède après 100.000 tractions… contre 2.000 pour des produits courants”, assure John Born.
Actionnariat atypique
Ce n’est pas tout. Obsédé par la fiabilité de ses produits – “On était durable bien avant l’heure”, relève Erik Vaveris, vice-président marketing -, Shure n’a jamais délégué leur fabrication à des sous-traitants. S’il n’a plus d’usine aux Etats-Unis, le groupe possède deux méga complexes à Juarez, au Mexique, et à Suzhou, près de Shanghai, en Chine. “Cela nous permet de protéger nos innovations et d’élever notre niveau d’exigence au maximum”, relève Christine Schyvinck.
Nos équipes sont très impliquées et fidèles à l’entreprise.”
Le siège de Niles abrite d’ailleurs une mini-usine pilote où sont mis au point des équipements industriels dernier cri. Car l’assemblage d’un micro nécessite plusieurs centaines d’étapes. Certaines d’une minutie extrême, comme la pose automatique de microgouttes de colle à grande vitesse. “On a mobilisé une équipe de 10 ingénieurs pendant 18 mois pour développer un nouveau robot, sans doute le plus performant du marché”, commente le patron de la R&D, Chad Wiggins, en nous dévoilant la précieuse machine.
Un investissement à combien de centaines de milliers de dollars? On n’en saura rien. Les chiffres sont une denrée rare chez Shure. C’était déjà le cas quand l’entreprise était la propriété exclusive de Sidney et Rose Shure. Ça l’est toujours depuis qu’au décès de cette dernière, en 2016, son capital a été intégralement transféré à un trust. “Sans pression sur les résultats, cela nous permet d’anticiper les attentes du marché à long terme et de nous concentrer sur nos innovations”, apprécie Christine Schyvinck. Un paradis pour ingénieurs… Explorer, tâtonner, sans le couperet de la rentabilité immédiate. Sans s’interdire aucune piste.
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Mais cet actionnariat atypique a un autre avantage à ses yeux. “Nos équipes sont très impliquées et fidèles à l’entreprise.” Les employés y sont d’ailleurs appelés des “associés”. Tout un symbole. Et ils sont bichonnés. “Il y fait très bon travailler”, apprécie Christophe Bouillot, de Shure France. Sans autre détail sur les salaires ou les avantages sociaux, réputés généreux. Là aussi, la discrétion est de mise. Moyennant quoi, les carrières longues et les promotions internes sont la règle. “Après 47 ans de maison et une dizaine de postes, j’arrive chaque lundi matin avec le même enthousiasme”, nous assure le responsable des archives, Michael Pettersen.
Quatre présidents en 100 ans
Une longévité qui bénéficie aussi aux distributeurs de Shure partout dans le monde. “Nous sommes partenaires depuis 2004”, rappelle Gérard Garnier, fondateur d’Algam, leader en France dans l’audio professionnel. “Et en 97 ans, je ne suis jamais que la quatrième présidente de l’entreprise”, relève Christine Schyvinck, 34 ans d’ancienneté, en nous raccompagnant.
Car pas de temps à perdre, il lui faut maintenant aller répéter avec son orchestre. “Nous nous retrouvons chaque année pour une grande fête de Noël où tous les musiciens de l’entreprise – et ils sont nombreux – sont invités à se produire”, nous précise cette joueuse de cor. Avec des micros maison, cela va sans dire.
Nathalie Villard (“Les Echos” du 20 janvier 2023)
Une entreprise qui ne pourra jamais être vendue ni cotée
Depuis sa création en 1925, Shure a toujours été la propriété de son fondateur, Sidney, étendue à son épouse, Rose, après leur mariage en 1954. De son vivant, le couple, sans enfants, s’était engagé à ne jamais vendre la société, ni la coter en Bourse. Une consigne qui leur a survécu. En 2016, à la mort de Rose Shure (son époux est décédé en 1995) et selon son testament, le capital de l’entreprise et les droits de vote pour désigner le conseil d’administration (board of directors) ont été transférés à un employee trust représentant les 3.000 salariés du groupe. Ce conseil désigne le chief executive officer qui dirige l’entreprise. Quant aux dividendes, ils sont versés au Shure Charitable Trust, un organisme à but non lucratif qui perçoit ainsi quelque 4 millions de dollars par an. Une somme reversée à des associations caritatives, dont le Jewish United Fund of Metropolitan Chicago qui vient en aide à plus de 500.000 habitants de la ville.
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