Rolf Driesen (CEO de Deloitte Belgium): “Les entreprises ont besoin d’un cadre stable pour se développer”

Rolf Driesen is CEO van Deloitte © D.R.
Alain Mouton Journaliste chez Trends  

Ces dernières années, Deloitte Belgium a enregistré une croissance dont de nombreuses entreprises ne peuvent que rêver. La combinaison des chocs macroéconomiques, de transition énergétique et de numérisation incite de plus en plus d’entreprises à demander ses conseils. “Les entreprises étrangères aussi font souvent appel à l’expertise de Deloitte Belgium”, note son nouveau CEO Rolf Driesen.

Le prestataire de services professionnels Deloitte Belgique a enregistré un chiffre d’affaires de 785,6 millions d’euros sur l’exercice 2023, en hausse de 11,3%. Pour Rolf Driesen, la première période depuis son accession au poste de CEO le 1er juin – jour où il a pris la succession de Piet Vandendriessche – se clôture donc sur des résultats agréables. Deloitte a en fait poursuivi sur son élan des années précédentes : entre 2016 et 2022, le chiffre d’affaires a bondi de 432 millions à 706 millions d’euros. Rolf Driesen, qui dirigeait la branche consultance avant de devenir CEO, voit plusieurs raisons à cette croissance soutenue. “ Depuis 2016, l’économie est en proie à une véritable révolution numérique, explique-t-il. Cette révolution a impulsé une forte dynamique au sein de notre secteur. On nous demande beaucoup de conseils sur ces changements. ”

TRENDS-TENDANCES. Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?

ROLF DRIESEN. De nombreuses entreprises ont dû passer d’une chaîne logistique analogique à une chaîne pilotée par le numérique. Chez d’autres, il a fallu créer des webshops en remplacement des canaux traditionnels. Des entreprises nous ont demandé s’il fallait privilégier les supply chains locales ou globales. Le débat climatique fait également rage au sein des entreprises, on nous confie de nombreuses missions de conseil à ce propos. Une nouvelle directive européenne, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), sera bientôt sur la table. Elle obligera les grandes entreprises à intégrer à leur rapport de gestion des informations détaillées sur leur impact sur l’humain et l’environnement. Nous répondons également à de nombreuses questions à ce sujet.  Deloitte se compose de six business units. Trois d’entre elles fournissent des services réglementés : révisorat d’entreprise, expertise comptable et services juridiques et fiscaux. Les trois autres sont la consultance, le conseil financier et le conseil sur la gestion des risques. Ces dernières unités ont été très demandées ces dernières années.

Deloitte est leader sur le marché du Big Four (qui comprend également KPMG, PwC et EY) en Belgique. Comment l’expliquez-vous ?

Deloitte Belgique a accumulé une grande expérience dans toute une série de domaines, comme le transfer pricing, la gestion documentaire et la gestion des entrepôts. Des clients du reste de l’Europe font également appel à notre expertise et cela se traduit dans nos résultats. En 2023, nous avons réalisé 26% de notre chiffre d’affaires avec des clients hors Belgique. Nous faisons partie de Deloitte Europe du nord et Europe du sud : la Belgique est certes un petit pays, mais on nous demande souvent de fournir des solutions à des clients établis en Scandinavie ou dans le Moyen-Orient, par exemple.

En 2023, nous avons réalisé 26% de notre chiffre d’affaires auprès de clients hors Belgique .

Comment expliquer votre croissance? N’entre-t-elle pas en contradiction avec l’incertitude économique provoquée par la pandémie, la crise énergétique et la flambée inflationniste ?

Il faut être plus nuancé. Par exemple, 2022 a été une année à deux visages. Le premier semestre a été marqué par une forte croissance, mais nous avons ressenti un net ralentissement au cours des six derniers mois. Plusieurs éléments ont incité les entreprises à se mettre sur la réserve, comme l’incertitude géopolitique, la hausse des coûts de l’énergie ou la flambée inflationniste, avec l’indexation des salaires qui y est associée. Ce sont surtout les grandes multinationales qui ont mis un frein à leurs investissements – beaucoup moins les entreprises locales. Nous sommes dès lors très heureux de desservir un vaste éventail de clients : des entreprises internationales, mais aussi des PME et le secteur public.

De plus, Deloitte possède un portefeuille de services très équilibré. La croissance économique a moins d’impact sur les services réglementés – compliance et comptabilité restent indispensables quelle que soit la conjoncture. Le pur conseil est plus influencé, et dans ce domaine, nous avons ressenti les réticences des entreprises. Les activités réglementées ont ainsi enregistré une croissance aussi rapide que le conseil, et peut-être sera-ce à nouveau le cas l’année prochaine. Alors qu’auparavant, les missions de consultance se distinguaient par une croissance plus rapide. 

Vous attendez-vous à ce que cette croissance se prolonge au cours des années à venir ?

Je pense que les entreprises se montreront plus prudentes à court terme. Je m’attends encore à quelques turbulences au cours des deux prochaines années, mais j’espère que nous pourrons ensuite retrouver un environnement plus normal et poursuivre sur la voie empruntée avec un portefeuille équilibré. Le gros défi, c’est de trouver des talents. La population active se contracte et le nombre de diplômés va diminuer d’ici 2030. Nous y répondons en faisant jouer notre taille et en intensifiant les connexions entre les pays. Les hubs de compétences en Europe et en dehors collaborent davantage. Nous pouvons ainsi amortir la pénurie de collaborateurs en Belgique. 

Nous recrutons toujours des économistes et des juristes, nous en aurons de toute manière besoin. Mais toutes nos activités, qu’il s’agisse d’audit ou de conseil fiscal, ont un côté technologique. Nous recrutons donc également des profils STEM (science, technology, engineering, mathematics, Ndlr). Tout devient plus analytique. Le problème est que l’offre de ces profils se réduit également. Il est d’autant plus important de proposer des chemins de carrière clairs à nos collaborateurs.

Vous prévoyez de recruter 1.000 personnes l’an prochain. Dire que ce ne sera pas facile dans ces circonstances relève donc de l’euphémisme…

Nous sommes près de 6.000 chez Deloitte Belgium. Chaque année, notre taux de rotation s’établit entre 12 et 14%. Nos recrues veulent devenir auditeurs ou consultants et nous quitter pour une entreprise industrielle après quatre ou cinq ans. Certains reviennent, aussi. Nous devons ainsi remplacer 600 à 700 personnes chaque année. Et il faut y ajouter une croissance nette de 300 à 600 personnes. Cette année, nous avons recruté 1.300 personnes.

Les femmes représentent 35% des nouveaux “partners” Deloitte. Vous êtes-vous fixé des objectifs en la matière ?

En 2016, quand nous n’avions que 8% d’associées, mon prédécesseur Piet Vandendriessche avait établi un plan. L’objectif était d’atteindre les 20% fin 2023 et les 30% en 2030. C’est une ambition saine, qui doit pouvoir être réalisée sans quotas. Deloitte compte aujourd’hui 22% de partners féminins. Nous devrons donc dépasser les 30% de nouveaux partners féminins au cours des années à venir pour accroître leur poids dans le total. Nous observons déjà un rapport 50/50 dans les recrutements de profils juniors et de collaborateurs plus expérimentés. Mais ces rapports doivent rester favorables au fil de la carrière, ce qui n’était pas le cas auparavant. A l’époque, quand il y avait dix managers à table, on comptait peut-être une femme. Dès qu’elles sont trois, la discussion évolue, on a une perspective différente qui mène à de meilleures décisions. Mais la diversité de genre n’est qu’un aspect, nous travaillons également à la diversité culturelle.

Est-ce plus facile depuis que vous vous tournez vers l’international pour compenser la pénurie de talents ?

Absolument. J’ai donné aujourd’hui une présentation pour de nouvelles recrues chez Deloitte. Nous comptons déjà 85 nationalités, nous avons une population très diverse. Et tous ces gens ont assurément le potentiel de devenir associés à terme.

Comment fixez-vous les nor­mes ESG pour votre organisation ? Manifestement, un bureau de conseil comme Deloitte se fixe des objectifs pour réduire ses émissions de CO2.

Nous sommes dans la dernière phase de rédaction de notre rapport d’impact. Piet Vandendriessche a compris très tôt que Deloitte pouvait donner l’exemple, que nous pouvions montrer que nous prenions la transition verte au sérieux : électrification du parc de véhicules, analyse des possibilités de réduire le nombre de kilomètres parcourus… Et chaque nouveau bâtiment sera également passif ou neutre d’un point de vue climatique. La tâche la plus compliquée consiste à limiter nos voyages d’affaires, qui présentent une grosse empreinte écologique, car ils sont dictés par nos clients. Nous avons pu traiter de nombreux dossiers en ligne pendant la pandémie, mais à présent, nous ressentons la pression de clients qui veulent à nouveau nous voir physiquement. Il faut y réfléchir ensemble dans un esprit constructif. On peut par exemple se demander s’il est pertinent de prendre l’avion avec toute l’équipe. C’est indispensable pour des projets complexes, mais pas pour les missions ordinaires.

ESG comprend également un volet “social”, notre responsabilité vis-à-vis de nos collaborateurs et de la société. Ici, un collaborateur qui nous quitte emporte en fait un mini-MBA dans son sac à dos. Je dois encore mentionner le programme britannique Bright Starts qui s’adresse à des jeunes sans diplôme. De jeunes qui, par exemple, n’ont pas eu suffisamment d’opportunités en sortie de secondaire et ne sont pas arrivés à l’université. Nous les recrutons sur la base d’un test de motivation et essayons d’en faire des professionnels Deloitte grâce à des formations ciblées. Jusqu’ici, l’expérience est un succès. La rotation est très faible, et un premier collaborateur issu de ce programme a récemment été promu associé Deloitte. Quelqu’un qui n’avait donc pas de diplôme à l’origine.

Deloitte est en contact permanent avec les entreprises belges, qu’il s’agisse de multinationales ou de PME. Quelles sont leurs principales préoccupations ?

Les incertitudes géopolitiques et macro-économiques ne se sont pas encore dissipées. C’est un sujet standard au début de chaque entretien avec un dirigeant d’entreprise. D’autres sources de préoccupation sont la difficulté à trouver des collaborateurs adéquats ou l’équilibre entre le travail à domicile et le travail en bureau. Une autre remarque très entendue est l’importance d’un cadre fiscal et réglementaire stable. La Belgique qui entreprend – disons les PME, scale-up et start-up – a besoin d’un cadre stable pour se développer. Dans ces entreprises, on note d’ailleurs beaucoup moins l’impact des incertitudes liées à l’inflation et la crise énergétique. Eux veulent surtout entreprendre. Deloitte essaie d’aider les entreprises qui enregistrent la plus forte croissance avec son programme Fast 50. Nous avons aussi le programme Best Managed Companies pour les entreprises familiales plus développées. Je tire mon chapeau à des entreprises comme Soudal et Golazo qui crée énormément de valeur dans le cadre économique belge.

Un collaborateur qui nous quitte emporte un mini-MBA dans son sac à dos.

Dans quelle mesure l’incertitude actuelle est-elle un frein aux investissements ? Impacte-t-elle les entreprises dans leur décision de rester en Belgique ?

Les entreprises familiales ancrées ici continueront à investir et à créer de la valeur en Belgique. Même s’il arrive à l’une ou l’autre d’entre elles de franchir la frontière vers les Pays-Bas ou la France. Les plus grandes multinationales voient la Belgique comme un endroit intéressant pour faire des affaires, car ce pays est riche en main-d’œuvre intelligente et flexible. Et tant que l’output est proportionnel aux coûts, ces derniers ne constituent pas un problème. Heureusement, nous disposons en Belgique d’un grand nombre de niches qui recèlent énormément de connaissances et de savoir-faire. Pensez aux biotechs, à l’industrie pharmaceutique et aux soins de santé.

Quels sont les défis et opportunités de l’intelligence artificielle (IA) générative ? Constatez-vous encore beaucoup de méfiance ?

L’IA générative est un nouveau sommet que nous devons gravir, comme à l’époque de l’Internet et du smartphone. Et oui, cette technologie va nous aider, même s’il est légitime de s’interroger sur les risques qu’elle comporte. L’IA a déjà un impact sur nos activités. Notre pôle Audit examine les comptes financiers et rend un avis au terme d’une série d’analyses et de contrôles. Si l’on fait appel à l’IA générative dans ce processus, il faut être parfaitement certain qu’elle est efficace et fiable. Le relatif conservatisme que l’on remarque est dès lors justifié. D’un autre côté, les clients de nos activités de consultance veulent que nous les aidions à intégrer cette technologie dans leur organisation, afin de pouvoir améliorer leurs processus opérationnels, comme la gestion des stocks. Nous sommes donc confrontés à un champ de tension : comment exploiter le potentiel de l’IA en matière d’innovation tout en tenant compte des risques ? Nous développons nos propres outils. Ils sont actuellement en phase de test et nous pourrons bientôt les utiliser.

Vous provenez de la branche Consultance. A quel point votre rôle de CEO est-il différent ?

J’ai dirigé cette branche pendant sept ans, elle représente environ 35% de nos activités. Le CEO est généralement choisi au sein de la plus grande business unit, ce qui a donc à nouveau été le cas. La différence est : quand on dirige une business unit, on veut en maximiser le succès. Mais aujourd’hui, je dois également regarder au-delà des branches. Mon travail consiste à veiller à ce que chacune de ces unités ait une trajectoire de croissance.
En outre, j’essaie de favoriser la collaboration multidisciplinaire, ce n’est pas sans importance. Les problèmes d’un client sont rarement isolés. Un exemple : un client arrive chez nous avec un problème de chaîne logistique et se demande s’il doit conserver son réseau d’entrepôts. Chez Deloitte, nous allons rechercher des gains d’efficacité et, par exemple, voir dans quelle mesure ces entrepôts peuvent être automatisés. Et s’il s’avère que certains entrepôts doivent être déplacés dans d’autres pays, nous passons au crible les conséquences fiscales. C’est ainsi que nous investissons notre expertise disciplinaire pour nos clients.

Avez-vous déjà visité l’ensemble des “business units” et des 11 bureaux en Belgique ?

C’était ma première tâche. Nous avons 250 partenaires en Belgique, et dans les 100 premiers jours de mon mandat, j’avais vu la moitié d’entre eux. Depuis octobre, nous menons une grande tournée des bureaux pour discuter de l’avenir. Deloitte n’a ni usine, ni machine. Nos atouts, ce sont nos collaborateurs. Il faut dialoguer avec eux, et les impliquer. Je veux maintenir une distance aussi faible que possible avec la direction.

PROFIL
1994 : Master Ingénieur commercial (Université de Hasselt)
1995 : Master Finance (Vlerick Business School)
1995-1996 : chercheur scientifique Vlerick Business School
1996-1998 : Controller chez Air Products & Chemicals
1998-2002 : Manager chez Arthur Andersen
2002-2006 : Senior Manager Consulting Deloitte Belgium
2005-2010 : Human Capital Leader Deloitte Belgium
2010-2016 : Talent Partner Consulting Deloitte Belgium
2016-2023 : Managing Partner Consulting Deloitte Belgium
• Depuis le 1er juin 2023 : CEO Deloitte Belgium

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