François Michel, CEO de John Cockerill: “Le pessimisme ne mène à rien, la Wallonie a tout pour réussir”

François Michel, CEO de John Cockerill
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Ce Français à la force tranquille est à la tête d’une entreprise historique, dont la taille va doubler en deux ans. Ses deux piliers de croissance stratégique sont la défense et l’énergie. “Le rôle des entreprises pour donner confiance en l’avenir de nos sociétés est très important”, insiste-t-il.

Nommé CEO de John Cockerill en 2022, François Michel dirige ce pilier de l’industrie wallonne à un moment de croissance historique. Il parle avec une force tranquille et un optimisme pragmatique du doublement de ses activités, mais aussi de l’espoir qu’il cultive pour la Wallonie et l’Europe. Un entretien qui fait du bien.

TRENDS-TENDANCES. Votre entreprise, John Cockerill, va doubler de taille en deux ans. C’est vertigineux, non?

FRANÇOIS MICHEL. Nous som­mes effectivement dans une phase de très forte croissance. Une moitié de celle-ci vient de la croissance organique de nos opérations : nous prenons de plus en plus de comman­des dans les secteurs dans lesquels nous investissons depuis 20 ans. L’autre moitié vient de l’élargissement de nos activités et d’acquisitions. Nous avons repris une partie des équipes de Hamon dans le refroidissement : tout se passe très bien, on va faire notre meilleur exercice cette année. Et en matière de défense, nous espérons finaliser l’acquisition d’Arquus cet été.

François Michel, CEO de John Cockerill

Sans oublier les projets importants dans le secteur de l’hydrogène, considéré comme une énergie du futur.

En effet, mais quand je parle d’un doublement de taille, c’est hors décollage significatif des ventes de l’hydrogène. C’est un domaine majeur en termes de technologies et d’investissements, mais pas encore en termes de ventes à l’échelle du groupe.

Vous défiez le discours actuel sur les difficultés de l’industrie : passez-vous au-dessus ?

L’industrie de façon générale, et l’industrie de haute technologie comme la nôtre en particulier, ne sont pas des métiers faciles. On continue de se battre pour innover toujours plus, pour trouver de nouveaux marchés et pour traiter les problèmes de compétitivité que l’on peut avoir en Europe occidentale. Oui, être industriel, de nos jours, comporte un certain nombre de challenges. Mais on y travaille. Et nous démontrons que cela n’empê­che pas une croissance soutenue.

Vous concentrez-vous sur des secteurs stratégiques ?

Les secteurs qui connaissent une croissance vigoureuse s’inscrivent dans la ligne de l’histoire de John Cockerill, forte de 200 ans. Il y a une grande continuité. L’énergie et la défense sont des secteurs stratégiques qui portent la croissance du groupe et dans lesquelles les perspectives sont très positives. Mais il est aussi fondamental d’avoir confiance dans notre force collective, pour être capable de prendre des décisions courageuses quand il faut des discontinuités.

En d’autres termes, il faut se réinventer ?

Oui, il faut pouvoir se réinventer. On fait de l’énergie et de la défense depuis 200 ans, mais on ne le fait pas de la même manière aujourd’hui qu’hier.

En reprenant Arquus, une entreprise française qui produit des blindés légers, cherchez-vous à créer un champion européen de la défense ?

C’est avant tout un projet industriel : nous concevons les tourelles de chars les plus réputées du marché et nous nous rapprochons d’un producteur de véhicules comme Arquus, ce qui permettra de maîtriser l’ensemble de la chaîne. Cette consolidation crée un acteur très important, dont le chiffre d’affai­res va atteindre un milliard d’euros à très brève échéance. A partir de là, on peut considérer qu’il y aura d’autres mouvements stratégiques.

Qui sont déjà en discussion ?

Qui sont déjà en discussion, oui. Cela correspond pleinement à ce que souhaitent nos gouvernements : renforcer l’industrie pour mieux protéger nos pays en cas de menace.

François Michel, CEO de John Cockerill

Le changement de paradigme dont on parle politiquement se concrétise-t-il donc ?

Ceci en est une traduction très concrète, fondée sur une synergie industrielle. Les gouvernements belge et français prolongent une alliance qui s’inscrivait déjà dans les programmes communs d’équipements des forces armées belges.

L’agression russe de l’Ukraine est-elle un accélérateur ?

En tout cas, cette résurgence de menaces réelles aux frontières extérieures de l’Union nous oblige, en tant que membre de l’industrie de la défense, à prendre nos responsabilités. Nous allons nous organiser pour faire face à ces risques. En nous rapprochant d’Arquus, nous espérons aussi mieux exporter, mieux travailler avec de grands pays émergents hors d’Europe pour pouvoir amortir ensemble les coûts de développement du matériel, et avoir du matériel moins cher pour l’ensemble de nos forces armées.

L’Europe est-elle donc vraiment le niveau où il faut agir, désormais ?

Le marché européen en tant que tel ne sera jamais suffisant. Réaliser une consolidation européenne sans envisager un partenariat avec de grands pays émergents ne serait pas la bonne solution. Nous, Européens, devons travailler main dans la main avec de grands pays émergents qui sont nos alliés, partout dans le monde. On doit avoir des projets ouverts vers l’extérieur, des plateformes communes, c’est ce qui va nous permettre d’avoir une industrie compétitive. Pour prendre une image, si l’on avait développé l’industrie automobile uniquement en Europe, il n’est pas sûr qu’on l’aurait conservée. Il faut faire pareil dans la défense.

Ainsi que dans l’énergie ? Vous développez avant tout l’hydrogène aux Etats-Unis et en Inde, non ?

Exactement. A peu près 10 % des projets que l’on regarde sont en Europe, 90 %, en dehors. En outre, les projets démarrent plus lentement en Europe que dans le reste du monde. La stratégie qui consiste à rester concentré sur nos propres besoins n’est pas la bonne et nous avons la chance, chez John Cockerill, de travailler main dans la main avec des partenaires partout le monde depuis 200 ans. Parfois, ils sont beaucoup plus puissants que nous, mais ils apprécient de travailler avec nous parce que nous apportons des technologies solides.

“Je ne suis absolument pas pessimiste, il n’y a aucune raison de l’être.”

Avez-vous des projets importants d’usines d’électrolyseurs ?

Nous avons deux usines en opérations en Chine et en Europe. Nous en construisons déjà en Inde et aux Etats-Unis, et nous avons des accords pour en construire très prochainement au Moyen-Orient. Bien sûr, nous nous assurons d’avoir une base européenne répartie entre la France et la Belgique, pour assurer notre souveraineté sur le contrôle de la technologie, mais il faut être réaliste : 90 % de ces activités se feront hors d’Europe et nous ins­tallons des bases près de ces marchés pour mieux les servir.

Le projet en Belgique a-t-il pris du retard ?

Le marché européen de la demande d’électrolyseurs ne justifie pas encore que l’on accélère la montée en cadence de la production. Mais dès qu’il le justifiera, et on espère que ce sera le plus vite possible, nous construirons une usine pleine et entière.

Est-ce un regret de constater que l’Europe est à la traîne ?

Je me réjouis de voir l’Europe s’emparer avec sérieux et vigueur du sujet de l’approvisionnement énergétique. Compte tenu de nos institutions, c’est vrai que l’on a tendance à faire les choses de façon plus raisonnée, plus lente et plus bureaucratique. Est-ce que je le regrette ? Dans une certaine mesure, mais pas excessivement. Le plus important, c’est que la direction soit tracée, que l’Europe lance des travaux sur l’hydrogène, avec un certain nombre d’outils sectoriels et financiers.

Si je devais faire un commentaire, ce serait de dire que l’on n’a peut-être pas besoin d’autant de subventions à l’échelle européenne, on a davantage besoin de politiques industrielles sectorielles. Le plus efficace, pour faire émerger de grands secteurs ou de nouvelles énergies, c’est de déterminer certaines parts du marché qui vont lui permettre de se développer très vite. C’est évidemment plus compliqué à 27 que dans des zones plus centralisées, mais je n’ai aucun doute sur le fait que le marché de l’hydrogène vert européen va se développer de façon importante.

Il est question d’un pacte européen pour la compétitivité, est-ce vital ?

Oui. Nous avons les technologies les plus avancées au monde. En Europe, et en Belgique en particulier, nous avons un savoir-faire dont aucune autre zone ne dispose. Le paradoxe, c’est que l’on compte sur un partenariat avec d’autres régions du monde, davantage que sur notre marché domestique. Ce paradoxe s’explique en partie par la question énergétique, mais il faut reconnaître que certains outils sont moins efficaces chez nous qu’ailleurs.

Donc, un tel pacte serait décisif ?

Oui, c’est une réflexion importante. Nous, industriels, avons besoin de vitesse et de marchés clairs sur lesquels nous pouvons parier et investir. La réflexion sur l’industrie et la compétitivité se trouve au cœur du projet de la présidence belge de l’Union européenne, qui est très fort. Il y a un véritable consensus, parmi les grands décideurs européens, sur la nécessité de croire en nos capacités. Je suis convaincu que c’est un changement considérable par rapport à la naïveté d’il y a 20 ans. En tant que chef d’entreprise, je suis extrêmement confiant.

François Michel, CEO de John Cockerill

Mais n’est-il pas vrai que nous avons raté certains virages et que nous n’avons pas fait le nécessaire pour nous doter de matières premières ?

C’est vrai, on a raté des virages, comme celui du photovoltaïque. Nous avons échoué à protéger une partie de nos chaînes d’approvisionnement, parties notamment pour l’Asie, dans des pays qui ont des politiques industrielles très for­tes, subventionnées par l’Etat et avec une clarté de stratégie dont nous avons manqué. Mais aujourd’hui, les décideurs veulent mener des stratégies industrielles de tout premier ordre. C’est particulièrement vrai en Belgique.

John Cockerill a une histoire forte et symbolique pour la Wallonie. Que pensez-vous de la situation actuelle de la Région ?

John Cockerill est une entreprise d’ingénieurs. Nous aimons la matière, nous travaillons dur, nous regardons les chiffres, on n’est pas une entreprise de marketing. Dans cette humilité, nous sommes fiers de nos racines dans la région liégeoise, cela donne un cœur battant à l’organisation. La Wallonie a vécu des transformations économiques très lourdes dans les années 1980 et 1990. D’une certaine manière, on est encore en train de récupérer. Mais je constate que la vitesse de récupération du tissu social wallon est très importante parce que l’ensemble de la R&D a pu subsister, contrairement à d’autres zones du monde qui ont perdu leur savoir-faire.

La Région a fait preuve d’une grande résilience. Cela permet d’avoir les germes d’une nouvelle révolution industrielle, qui est en train de se dessiner. Ce qui se passe est beaucoup plus profond que ce que les gens voient à la surface. Bien sûr, cela va prendre un peu de temps. On ne reconfigure pas une économie en cinq ou 10 ans, ce n’est pas possible. Mais les choses vont dans la bonne direction et le potentiel est considérable : nous sommes dans l’arrière-cour du port d’Anvers, on est extrêmement connecté, on a des outils de formation de premier niveau.

Il faut simplement que l’on traite certains dossiers, comme l’indexation salariale, qui est trop auto­matique et qui a besoin de lissage à certaines périodes. Il faut avoir le courage de poser lucidement la question de la compétitivité du pays par rapport aux pays environnants. Mais au-delà de ça, nous avons davantage d’atouts que nous n’avons de difficultés.

“La décarbonation de nos sociétés passera par l’industrie, par l’innovation et par le travail.”

Votre discours va donc à l’encontre de l’auto-flagellation, que l’on cultive trop souvent ?

Si l’on compare avec des régions qui ont vécu des bouleversements du même ordre, la Wallonie s’en sort bien. Nous sommes dans une phase où nous pouvons réinvestir graduellement. Je ne suis abso­lument pas pessimiste, il n’y a aucune raison de l’être.

Vous êtes Français, vous vivez ici depuis deux ans, c’est une belle aventure ?

Je suis très attaché à mon pays natal, la France. J’ai eu la chance et l’honneur de servir dans la fonction publique, jusqu’au niveau de la présidence (en tant que conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, Ndlr). En ce qui me concerne, et c’est le cas aussi chez John Cockerill, je ne fais pas de différence entre un engagement pour l’entreprise et un engagement pour la Wallonie, la Belgique ou l’Europe. La notion de responsabilité sociétale est au cœur du projet de John Cockerill. C’est d’ailleurs en partie ce qui m’a fait venir ici. C’est ce que je souhaite et c’est ce qui m’est demandé par l’actionnaire. La croissance et le redécollage de John Cockerill s’expliquent par cela aussi, alors qu’il y a 20 ans, on est passé très près d’une quasi disparition.

Pour le reste, j’ai passé une partie de ma carrière un peu partout dans le monde. En Belgique, je constate deux choses. Premièrement, un mode de décision beaucoup plus proche de celui que j’ai connu dans les pays scandinaves, avec moins de formalisme et du pragmatisme. Il ne faut pas perdre ça. Deuxièmement, le système politique est évidemment complexe, mais il m’apparaît très efficace, contre toute attente, pour prendre des décisions. Les politiques sont vraiment à la manœuvre pour aider nos entreprises. C’est un atout essentiel du dispositif belge. Et c’est important à dire, à l’heure où les populismes véhiculent trop d’idées négatives.

Nous sommes en période de grands changements environnementaux, sociaux, géopolitiques. Votre discours est-il plutôt optimiste, face à cela ?

Le pessimisme ne mène jamais à rien. Il faut regarder lucidement les choses qu’il convient d’amé­liorer, comme l’indexation des salaires, que l’on doit adapter de façon raisonnable, mais il n’y a aucune raison d’être pessimiste au sujet de notre capacité à agir sur le monde et d’inventer des solutions de décarbonation. A la jeune génération qui doute souvent de notre capacité, j’ai envie de dire de nous rejoindre : nous travaillons dur au quotidien, mais nous sommes en phase avec cette responsabilité d’agir. Nous investissons avec des échelles de temps de 10 ou 20 ans. La décarbonation de nos sociétés passera par l’industrie, par l’innovation et par le travail. L’Europe a toujours su s’adapter, il n’y a aucune raison que l’on ne parvienne pas à remettre en place des outils industriels souverains.

Vous devriez faire de la politique…

Non, je suis bien à ma place. Mais le rôle des entreprises, pour donner confiance en l’avenir de nos sociétés, est très important. On ne peut pas laisser les jeunes générations douter de notre capacité à défendre nos intérêts.

Profil

• 1979. Naissance en France, polytechnicien de formation
• 2001-2003. Ingénieur chez Alstom
• 2006-2009. Economiste au FMI
• 2009-2012. Conseiller finances publiques du président français, Nicolas Sarkozy
• 2012-2022. Fonctions exécutives chez Saint-Gobain
• 2022. CEO de John Cockerill

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