L’essor des boulangers au levain : “C’est la seule bonne façon de faire du pain”

LINA NASSER "Ce n'est pas le jour de la cuisson que le pain est le plus savoureux, mais le lendemain."

Les boulangers traditionnels se font de plus en plus rares, tandis que les boulangers au levain sont de plus en plus nombreux. Le pain au levain n’est composé que de quatre ingrédients (levain, eau, sel et farine). Il est cependant plus cher que le pain ordinaire, une différence de prix que les amateurs de valeur ajoutée paient sans rechigner.

Si la tendance vient des restaurants de grandes capitales comme Copenhague, Londres et San Francisco, le pain au levain est aussi vieux que le monde. “C’est la seule bonne façon de faire du pain”, affirme Joost Arijs, boulanger à Gand. “Lorsqu’ils ont peaufiné le pain au Hof van Cleve (le restaurant trois étoiles de Peter Goossens, ndlr), ils ont résolument opté pour le levain. Je n’aime d’ailleurs pas ce terme ‘levain’, car notre pain est tout sauf aigre. »

Outre le goût particulièrement intense et riche du pain au levain, il existe de nombreuses autres différences par rapport à un pain classique. “En fait, il s’agit de deux produits complètement différents”, explique Lina Nasser, de la boulangerie artisanale Lina à Anvers. “La principale différence est la fermentation. C’est le cœur de tout et c’est aussi la garantie d’une meilleure digestion”. La fermentation est causée par le levain, un organisme vivant à base de levures et de bactéries naturellement présentes dans la farine. Le levain de base est conservé et nourri en permanence pour le maintenir en vie. Après quoi, le boulanger en prélève chaque fois une petite partie pour en faire une pâte de départ ou une prépâte. “Ensuite, on peut commencer à expérimenter. C’est comme en cuisine”, explique Johan Haiverlain de la boulangerie Brijosh à Tongres.

Des grains étranges et anciens

Il est possible d’ajouter à cette prépâte toutes sortes de céréales, ce que ne fait pas un boulanger traditionnel, explique Joost Arijs. “Parce que les boulangers voulaient économiser du temps et des matières premières, des mélanges de pain prêts à l’emploi comme le Waldcorn ont vu le jour il y a 20 à 30 ans. Le boulanger-pâtissier, quant à lui, préfère s’approvisionner localement en céréales et composer son propre mélange. Cette méthode est non seulement plus savoureuse, mais aussi plus durable, ce qui caractérise également le boulanger au levain. Par exemple, Lina travaille avec un coursier à vélo et tous trois sont fiers de ne pas faire de gaspillage alimentaire. “Personnellement, j’aime travailler avec des céréales anciennes comme l’amidonnier et le kamut, mais l’épeautre et le seigle donnent aussi des pains très savoureux. Ils sont moulus traditionnellement et en petites quantités par un moulin à vent et à eau à Maastricht et un autre en Wallonie. Ce dernier se trouve à proximité de Tongres”, explique Haiverlain. Nasser collabore avec Flourpower, un meunier de Flandre occidentale qui moud les céréales locales exclusivement de manière traditionnelle avec une meule de pierre.

“J’ai lu un jour qu’un pain contenait 33 ingrédients. 33 ? Des améliorants de panification, des arômes et des choses totalement inutiles”
Lina Nasser

Pour les clients, il faut souvent s’habituer à ces grains étranges et anciens. Les clients viennent et demandent simplement un “pain au levain”, explique Joost Arijs. “Lorsque nous leur demandons lequel – nous en avons huit variétés – ils sont un instant déconcertés”. Outre la farine de céréales locales, le pain au levain ne contient que de l’eau et un peu de sel. “J’ai lu un jour qu’un certain pain contenait pas moins de 33 ingrédients. 33 ? Qu’y a-t-il dans tout cela ? Des améliorants de panification, des arômes et des choses complètement inutiles”, s’indigne Nasser.

Des heures de travail décentes

“En Belgique, nous avons très vite adopté la levure de boulangerie. Elle a permis de gagner énormément de temps et de miser davantage sur le volume”, explique Joost Arijs. Mais ce que l’on gagne en temps, on le sacrifie en goût. “C’est vrai”, poursuit Johan Haiverlain. “Avec les grossistes, on peut acheter tout préparé. C’est plus facile, bien sûr, mais le même goût se retrouve alors partout, que vous achetiez un pain à Knokke ou à Bruxelles. Nous fabriquons tout nous-mêmes, de la composition de notre farine à base de céréales anciennes aux pâtes à gâteaux et aux garnitures. C’est ainsi que nous faisons la différence”. L’ironie de la chose, c’est que le temps ne fait que créer de la saveur dans le cas du pain au levain. “Nous laissons notre pâte lever toute une nuit. Plus elle est lente, plus elle est savoureuse”, ajoute Lina Nasser.

LINA NASSER “Nous laissons notre pâte lever toute la nuit. Plus elle est lente, plus elle est savoureuse.” © PHOTOGRAPHIE EMY ELBOW

Cette méthode présente également l’avantage de permettre au boulanger de dormir à des heures normales et de ne pas devoir commencer à travailler au milieu de la nuit pour se coucher épuisé à 10 heures. “L’avantage du levain est qu’il a besoin d’une nuit pour fermenter et lever. Nous commençons donc à cuire à 6 heures du matin, préparons la pâte pour le lendemain et finissons à 15 ou 16 heures. Cela permet de concilier plus facilement travail et vie de famille”, explique Haiverlain. Et de trouver du personnel.

Un point étonnant : aucun de ces trois boulangers n’ouvre ses portes avant 8 heures, alors qu’il est possible de se rendre dans une boulangerie dès 7 heures pour un pain frais. Lina et Joost Arijs ne sont même pas ouverts le dimanche. “Une fausse idée circule à ce sujet: le pain au levain n’est pas le plus savoureux le jour où il est cuit, mais le lendemain. Le taux d’humidité étant beaucoup plus élevé, le pain prend le temps de durcir et ne se dessèche pas aussi rapidement”, explique Nasser. Cela explique aussi pourquoi il est préférable de ne pas couper le pain au levain dans une machine, car l’humidité fait que le pain se recolle rapidement.

Produits locaux et artisanaux

L’attrait pour les produits locaux et artisanaux s’est particulièrement accru pendant la crise sanitaire. “Lorsque nous avons ouvert notre boulangerie il y a cinq ans et demi, nous avons dû expliquer aux gens ce que nous faisions. Pendant la pandémie de coronavirus, il y a eu une demande incroyable de pain artisanal et de pain fabriqué localement, et cette demande n’a pas disparu. Les crises successives ont rendu les gens plus conscients de l’origine de leur nourriture. Nous constatons même que certaines personnes qui ont suivi un atelier chez nous ont réussi à ouvrir une boulangerie au levain. Cela me fait énormément plaisir”, déclare Nasser. Joost Arijs a attendu pas moins de 11 ans que l’air du temps soit propice au levain : “C’était la seule façon pour moi d’ouvrir une boulangerie. Aujourd’hui, l’attention portée à la chaîne courte n’a fait que croître.”

© FOTOGRAFIE EMY ELLEBOOG

Ces boulangers mettent également l’accent sur l’artisanat avec un atelier bien visible des clients. Le boulanger n’est plus caché à l’arrière-boutique, mais en fait partie intégrante. Chez Lina et Brijosh, l’intérieur est sobre et un simple comptoir trône au milieu de la boulangerie. Pour The Bakery, Arijs a demandé à l’architecte Glenn Sestig de dessiner les plans. Le résultat est une boulangerie élégante, au look industriel, avec de grandes fenêtres qui permettent de voir les boulangers à l’œuvre. Ce qui ressort aussi de ces trois boulangeries, c’est le pouvoir décoratif du pain. Chaque pain est si beau qu’il est présenté comme un bijou. Chez Joost Arijs, il est même enveloppé dans du papier de soie et entouré d’une corde de sisal, comme s’il s’agissait d’un cadeau. “Le pain bien fait mérite aussi ce piédestal. Cela montre qu’il a de la valeur”, explique Joost Arijs.

5 ou 6,5 euros le kilo

Cette valeur se traduit également dans son prix. À 5 ou 6,5 euros le kilo, un pain au levain est beaucoup plus cher qu’une miche moyenne. “Mais il en vaut la peine. Non seulement les matières premières de base sont plus chères, mais la fabrication du pain au levain demande aussi beaucoup de travail. Nous manipulons notre pain deux à trois fois dans nos mains, nous n’utilisons que de la farine fraîche des environs, que nous achetons en petites quantités pour qu’elle reste fraîche, et nous créons une valeur ajoutée grâce à notre goût unique que vous ne trouverez nulle part ailleurs. De plus, le pain au levain se conserve beaucoup plus longtemps que le pain traditionnel et se prête particulièrement bien à la congélation”, explique Haiverlain.

À une époque où les gens ont souvent un budget serré, il est tout de même étonnant que de plus en plus de personnes soient prêtes à payer le prix supplémentaire pour une miche de pain. “Les personnes soucieuses de leur alimentation se rendent compte du prix des vrais aliments. De plus, nous sommes moins dépendants de la crise en Ukraine, qui a fait grimper en flèche le prix des céréales. Comme nous travaillons avec des céréales locales et que nous les payions déjà plus cher, nos prix n’ont pas augmenté par rapport au pain normal”, explique Nasser.

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Un travail difficile

Néanmoins, la fabrication du pain au levain reste un travail très difficile, ce qui explique que de nombreux boulangers débutants abandonnent. “Je pense que de nombreux débutants, qui ont souvent commencé comme un hobby, sous-estiment le fait qu’il faut organiser le travail de manière efficace. Travailler 16 heures par jour n’est pas viable. Comme nous avons une pâtisserie bien gérée depuis plus de dix ans, nous avons pu investir dans une grande chambre froide et un grand pétrin, par exemple”, explique Joost Arijs. Haiverlain tient le coup grâce à son expérience de chef cuisinier. “Si vous avez l’habitude de travailler dans un restaurant, le métier de boulanger n’est pas si mal (rires). Il faut travailler dur, mais surtout apprendre à répartir les tâches. C’est là qu’une bonne équipe est utile, et vous attirez ce personnel parce que vous le faites participer à une histoire. Nous ne travaillons pas sur l’aspect financier, mais sur l’âme de nos collaborateurs. Lorsqu’ils ont le sentiment d’apporter de la valeur ajoutée, ils commencent à faire des efforts pour vous”.

Pour Lina Nasser et son mari Bob, concilier leur travail et leurs trois jeunes enfants a surtout été un exercice de jonglage au début. “Heureusement, nous pouvons compter sur un bon réseau de grands-parents et d’amis. Les bonnes heures d’ouverture nous permettent de passer beaucoup de temps avec nos enfants. Mais notre salaire est resté le même au fil des ans. Si nous nous offrons quelque chose, c’est sous forme de confort : en faisant travailler un jour de plus à notre boulanger, par exemple.

Un investissement moins important

Enfin, l’investissement dans une boulangerie au levain est beaucoup moins important que dans une boulangerie traditionnelle. Arijs a pu investir dès le départ, mais Nasser a commencé très petit et Haiverlain s’est associé avec son frère, qui gère la pâtisserie. Comme Brijosh fournit également les restaurants de la région, la boulangerie vend en moyenne 200 à 250 pains par jour : “Je cible les restaurants parce que je sais qu’on ne peut pas faire du bon pain entre deux services. Ils sont également bien placés pour transmettre mon histoire à de nouveaux clients potentiels qui ont déjà un esprit gourmet.” Joost Arijs fabrique 150 pains par jour, 250 le samedi, et entre 150 et 200 chez Lina.

Mais ce qui les unit avant tout, c’est qu’ils aiment faire ce travail et qu’ils ne gèrent pas une entreprise dans l’intention de travailler très dur pendant 20 ans puis de vendre leur boulangerie. “Les boulangeries qui sont créées de cette manière travaillent sur la quantité et sont dépassées par les supermarchés. Et on ne peut jamais les battre”, affirme Haiverlain. “Il est facile d’automatiser la recette du pain ordinaire. Notre processus de levée lente est difficile à imiter par les machines, car il varie en fonction de la température extérieure. Il n’est pas possible de le confier à une machine. Parce que notre goût est si particulier et que nous pouvons raconter notre histoire directement aux consommateurs, nous ne souffrons pas de la concurrence des supermarchés”.

“Nous n’avons même pas besoin d’être situés dans un endroit privilégié pour attirer des clients. Ils viennent de 30 kilomètres à la ronde. Ils nous cherchent consciemment et forment une clientèle fidèle”

Pourtant, le pain au levain est également vendu dans la grande distribution. “Mais il ne s’agit pas d’un pain au levain à 100 %”, précise Philippe Serraes, propriétaire indépendant d’une supérette Spar. “Il ne le sera jamais, car il n’est pas rentable à l’échelle industrielle. Néanmoins, j’ai senti la demande croissante de pain au levain chez nos clients. Le pain au levain que nous proposons se compose de 40 % de pain au levain et de 60 % de pain traditionnel. Le week-end, il représente 5 à 6 % de nos ventes de pain”. Là encore, les prix atteignent 4,95 à 5,95 euros.

Un grand détour pour acheter du bon pain

Les consommateurs conscients de l’origine et de la fabrication de leur pain ne voient pas d’inconvénient à faire un détour par une boulangerie au levain. “Nous n’avons même pas besoin d’être situés dans un endroit privilégié pour attirer des clients. Ils viennent de 30 kilomètres à la ronde. Ils nous cherchent consciemment et forment une clientèle fidèle”, explique Haiverlain.

L’emplacement de la boulangerie de Lina, à deux pas d’un endroit fréquenté par des dealers de drogue, n’a pourtant rien d’évident : “Nous sommes tout de même une bénédiction pour le quartier, nous dit-on. Nous attirons aussi des gens de toute la ville. Nous avons vu notre clientèle doubler en cinq ans. L’autre jour, une dame originaire d’Ostende a débarqué. Elle avait mis son pain de côté pour son voyage en train. Elle s’était renseignée sur nous et avait fait le détour par la Gare Centrale d’Anvers. Venir d’Ostende, rien que pour notre pain, vous vous rendez compte ? »

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