Les marques doivent-elles quitter Facebook ?

Le changement de cap opéré par Mark Zuckerberg a étonné les experts et met mal à l’aise les marques. © BELGAIMAGE
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Mark Zuckerberg revoit la politique de modération des contenus sur ses réseaux sociaux, du moins aux États-Unis. Prises en otage, les marques risquent d’être désormais associées à des fake news ou des discours haineux sur Facebook. Mais peuvent-elles se permettre de snober une plateforme à trois milliards d’utilisateurs ?

Une “Muskisation” des réseaux sociaux. Voilà le néologisme que l’on pourrait choisir pour illustrer la décision du patron de Meta de revoir la politique de modération sur ses plateformes Facebook, Instagram, WhatsApp et Threads. Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, Mark Zuckerberg a senti le vent tourner et a fini par poser ses pas dans ceux d’Elon Musk, du moins pour la gestion du flux d’informations sur ses sites.

À l’instar des règles en vigueur sur la plateforme X (anciennement Twitter), le CEO de Meta annonce l’arrêt du fact checking (la vérification des faits) sur ses réseaux et le retour à une liberté d’expression totalement débridée : “Nous allons nous débarrasser des fact checkers pour les remplacer par des notes de contexte des utilisateurs comme sur X, a-t-il ainsi déclaré dans une vidéo publiée sur Facebook. Les fact checkers ont été trop orientés politiquement et ont plus participé à réduire la confiance qu’ils ne l’ont améliorée, en particulier aux États-Unis.”

Un virage idéologique qui s’inscrit donc dans le sillage du patron de X, Tesla et SpaceX, d’où le néologisme “Muskisation”.

Principe de précaution

Susceptible de favoriser la propagation de fake news et la multiplication de contenus haineux, ce changement de cap chez Meta a surpris de nombreux experts, mais surtout les marques qui, aujourd’hui, sont quelque peu déboussolées par cette annonce spectaculaire. Pour Cédric Cauderlier, fondateur de l’agence belge Mountainview, il y a désormais un vrai risque que les entreprises ne doivent pas minimiser.

“On peut craindre un deuxième effet Twitter, réagit cet expert en stratégie digitale. Quand Elon Musk a repris cette plateforme pour ensuite la rebaptiser X, il a prôné une totale liberté d’expression et, très rapidement, des annonceurs ont arrêté de collaborer avec lui. Pour Meta, on peut craindre la même chose parce que des grosses boîtes comme Unilever ou Disney ont des politiques internes qui exigent une notion de neutralité, quel que soit le canal. Elles ne veulent pas être affichées à côté d’autres contenus qui sont potentiellement faux, discriminants ou haineux. Donc, c’est sûr que les annonceurs vont se poser la question de rester ou pas sur Meta. Et même si Facebook est beaucoup plus gros que X (trois milliards d’utilisateurs pour Facebook dans le monde contre 600 millions pour X, ndlr), il est probable que plusieurs entreprises d’envergure internationale se détournent momentanément de cette plateforme par principe de précaution, juste le temps d’analyser la situation.”

Ce qu’on appelle, dans le milieu publicitaire, la brand safety (la protection de la marque) pourrait donc être en danger sur les “nouvelles” plateformes de Meta. Avec la fin du fact checking, il y aura en effet un réel danger, pour l’annonceur, d’être associé à des contenus préjudiciables pour son image et d’être éventuellement boycotté pour des télescopages malencontreux.

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 Il est probable que plusieurs entreprises d’envergure internationale se détournent momentanément de Facebook par principe de précaution, juste le temps d’analyser la situation. – Cédric Cauderlier (Mountainview)

Un véritable casse-tête

Si le changement imminent de politique de modération chez Meta ne concerne, pour l’instant, que les États-Unis, il n’en reste pas moins que le virage idéologique de Mark Zuckerberg pose question en Europe, d’autant plus que le CEO a renié aussi ses objectifs “DEI” (en matière de diversité, d’équité et d’inclusion). Son repositionnement pourrait donc avoir des effets collatéraux sur le Vieux Continent, comme le soulignait récemment Sébastien Desclée, ancien CEO de Publicis Belgique et ex-directeur général du groupe IPM, dans une carte blanche à L’Écho : “L’érosion de la crédibilité et ces changements populistes et opportunistes de Meta devraient inciter certains annonceurs à réévaluer leurs stratégies publicitaires et à chercher des alternatives plus sécurisées et plus en adéquation avec les valeurs que ces marques défendent. Comment Coca-Cola, par exemple, va-t-elle se positionner sachant que la diversité et l’inclusion sont des valeurs clés de l’entreprise ?”

Le vrai débat est là : une marque belge ou française peut-elle encore faire de la pub sur Facebook version européenne (et donc toujours avec la même politique de modération rigoureuse) alors que l’image globale de Meta s’est fortement altérée avec l’abandon des objectifs “DEI” de Mark Zuckerberg et ce changement de politique de modération pour Facebook aux États-Unis ? Pour les annonceurs, c’est aujourd’hui un véritable casse-tête, étant donné la force de frappe publicitaire que représente encore et toujours ce réseau social.

Facebook et Instagram, c’est monsieur et madame Tout-le-Monde

“Pour l’instant, c’est vrai qu’il y a un certain attentisme, mais très honnêtement, je ne m’attends pas à un chamboulement du marché européen, réagit Xavier Degraux, consultant et formateur en réseaux sociaux. Personnellement, je ne crois pas du tout à un départ massif ni d’usagers, ni d’annonceurs. Il y a déjà eu énormément de critiques vis-à-vis de Meta, notamment avec le scandale Cambridge Analytica, et il n’y a pas eu d’exode massif pour autant. Et ceci pour plusieurs raisons. Il faut d’abord rappeler que Meta a une taille qui lui est extrêmement favorable et qui la protège, selon moi, d’un exode publicitaire tel qu’on l’a vu sur X qui, elle, est une plateforme de niche, alors que Facebook et Instagram, c’est monsieur et madame Tout-le-Monde. On peut imaginer quitter X, mais peut-on vraiment imaginer quitter Facebook ou Instagram qui sont, en général, plus importantes dans nos vies parce qu’elles répondent à davantage de besoins ?

Ensuite, il y a les performances de ces plateformes et là, désolé d’être cynique, mais tant que les annonceurs auront de belles rentabilités dans leurs campagnes ciblées, ils ne quitteront pas Meta. Et enfin, n’oublions pas que ce groupe a une base d’annonceurs qui est extrêmement large avec de grandes marques, mais aussi énormément de petites et moyennes entreprises, y compris locales, qui sont présentes sur Facebook. Bref, il faudrait vraiment qu’il y ait un contexte très fortement dégradé pour que les annonceurs remettent en cause leurs investissements.”

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“Tant que les annonceurs auront de belles rentabilités dans leurs campagnes ciblées, ils ne quitteront pas Meta.” – Xavier Degraux, consultant et formateur en réseaux sociaux

La suprématie des réseaux

Les réseaux sociaux ont effectivement le vent en poupe. En 2024, le marché mondial de la publicité a franchi, pour la première fois, la barre symbolique des 1.000 milliards de revenus selon la société d’investissement média GroupM. Et, dans ce paysage commercial, ce sont les géants de la tech qui sont les grands gagnants. Ceux qu’on appelle désormais les “Gamab” (les américains Google, Amazon, Meta et les chinois Alibaba et Bytedance, propriétaire du réseau TikTok) captent, en effet, plus de la moitié des revenus publicitaires à l’échelle mondiale, profitant ainsi de l’essor continu de la publicité numérique.

Toutefois, si de réels dérapages devaient émerger sur les plateformes de Meta, certains annonceurs pourraient être malgré tout tentés d’aller voir ailleurs. Dans ce cas, la réallocation de ces budgets publicitaires pourrait être une aubaine pour les médias locaux qui mettent justement en avant cette fameuse brand safety dans leur offre commerciale, mais encore faut-il que d’autres acteurs globaux ne leur dament pas le pion sur l’échiquier de la rentabilité.

“Il est vrai que Facebook prend des coups depuis plus de 10 ans et que, malgré tout, les annonceurs continuent à utiliser la plateforme parce que c’est un bon moyen d’atteindre leur public cible, constate Mathieu Hosselet, cofondateur de MKKM, une agence spécialisée dans les réseaux sociaux. Mais ce changement de politique de modération chez Meta va quand même apporter de l’eau au moulin d’autres plateformes et d’autres alternatives que les marques hésiteront moins à exploiter à l’avenir. Je pense par exemple à TikTok qui gagne du terrain d’année en année et qui n’a pas prévu de désinvestir dans la protection des contenus, ni dans le respect de la sensibilité de ses utilisateurs. Je pense aussi à l’influence marketing qui permet aux annonceurs de contrôler tout de même le cadre contextuel dans lequel leur marque va apparaître. Ces deux alternatives pourraient bien profiter d’un ensauvagement sur Facebook, comme on l’a connu sur X.”

Logique économique

Le risque de voir Facebook effectivement sombrer dans une certaine dérive au niveau de ses contenus est bien réel, mais il a sans doute été pris en compte par Mark Zuckerberg dans son acte d’allégeance à Donald Trump. Et ce n’est pas seulement pour redorer le blason d’une totale liberté d’expression que le CEO de Meta a choisi de revoir la politique de modération sur ses plateformes, selon cet autre expert : “Il y a un facteur que l’on ne souligne pas assez et qui est strictement économique, souligne Bruno Liesse, directeur général de Polaris, un département de l’agence médias Space. La modération a un coût et, en signant la fin du fact checking, Mark Zuckerberg va pouvoir virer un paquet de collaborateurs, ce qui est bon pour son cours de Bourse !”

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“En signant la fin du fact checking, Mark Zuckerberg va pouvoir virer un paquet de collaborateurs, ce qui est bon pour son cours de Bourse!” – Bruno Liesse (Polaris)

Selon les données divulguées par Meta, l’entreprise emploierait aujourd’hui près de 40.000 personnes pour la sécurité de ses plateformes dont plus d’un tiers serait dédié à la modération des contenus. Bien sûr, une bonne partie de ces employés resteront en place pour lutter contre la diffusion de contenus illégaux, mais la nouvelle politique de modération de Meta devrait effectivement mener au licenciement de plusieurs milliers de fact-checkers à travers le monde.

Mais aussi pression économique

“C’est pareil pour le revirement de Mark Zuckerberg à propos des objectifs ‘DEI’ de Meta, renchérit Bruno Liesse. Cela peut faire bondir, mais l’inclusivité a un prix, tant au niveau du recrutement que de la productivité. Et donc aujourd’hui, les entreprises font marche arrière parce qu’elles subissent aussi une pression économique. La crise se prolonge, elles deviennent pragmatiques et donc elles réduisent leurs coûts, quitte à fâcher une partie de leurs clients.”

Reste à savoir maintenant si, dans ce grand chamboulement, les annonceurs parviendront à maintenir le cap publicitaire sur la mer agitée des réseaux sociaux. À moins qu’ils n’osent l’aventure des médias dits locaux, peut-être moins performants en termes de retour sur investissement, certes, mais sans doute davantage en phase avec leurs véritables valeurs sociétales.

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