Les marques de distributeurs, la nouvelle arme pour attirer le client
L’inflation pèse sur le pouvoir d’achat des consommateurs qui ont radicalement changé de comportement dans les enseignes de la grande distribution. Ce sont les marques de distributeurs qui en profitent, au détriment des marques nationales.
Elles ont atteint une part de marché record cette année et ont culminé à 39,1%, contre 37,5% l’année précédente. C’est la première fois en un quart de siècle qu’une progression si soutenue est constatée en une seule année. Elles? Les marques de distributeurs. Ces dernières désignent les produits qu’une enseigne de distribution fait fabriquer uniquement à son adresse et qu’elle vend dans son seul réseau de magasins, sous son nom ou pas.
C’est le cas par exemple de Boni chez Colruyt, 365 chez Delhaize ou Simpl chez Carrefour. “Ces marques sont en augmentation constante depuis quelques années mais la forte progression est liée principalement à l’inflation et la perte du pouvoir d’achat du consommateur”, analyse Isabelle Schuiling, professeur de marketing à l’UCLouvain.
Ces marques ont bouleversé l’économie de l’industrie agroalimentaire. Elles adoptent de plus en plus, dans une moindre mesure, les comportements des marques nationales (classiques) avec des investissements dans le marketing et l’innovation, tout en conservant un prix accessible et redoutable qui fait pâlir leurs concurrentes.
En Belgique, le marché des marques de distributeurs est bien développé avec un chiffre d’affaires global de 8,86 milliards d’euros et une part de marché à 39,1%. Les private labels occupent une place encore plus importante en Allemagne (42,1%), au Royaume-Uni (43,7%), en Espagne (44,8%), aux Pays-Bas (48,8%) et en Suisse (52,2%). Partout en Europe, la tendance était d’ailleurs à la hausse l’an dernier, sauf en Suisse où les marques de distributeurs ont connu une légère baisse.
Une différence de prix
Les marques de distributeurs sont donc bien à nouveau plébiscitées, elles qui avaient souffert de la pandémie. “Les gens ne sortaient plus et se faisaient davantage plaisir avec des marques A”, explique Silvie Vanhout, de la plateforme d’informations spécialisées Gondola, qui souligne des disparités selon la catégorie de produit. “En frais – principalement les légumes, les fruits, les viandes et le poisson –, les marques de distributeurs totalisent 72,5% des ventes”, précise-t-elle.
Mais dans l’ensemble, toutes les catégories progressent par rapport au volume des marques nationales. Les rayons les plus importants pour les marques propres de Colruyt sont la boucherie/charcuterie ainsi que les surgelés. Chez Carrefour, ce sont plutôt les produits frais et la droguerie qui performent le mieux. Chez Delhaize, la plus forte progression est enregistrée dans les surgelés ainsi que l’épicerie salée et sucrée.
Il faut dire que ces marques sont jusqu’à deux fois moins chères que les nationales, réalité à laquelle le consommateur est actuellement sensible. Plusieurs raisons expliquent cette différence de prix. “En plus d’une quasi-absence d’investissement marketing (publicité, promotion), la composition des produits est différente des marques A”, poursuit Silvie Vanhout qui explique qu’une lasagne “distributeur” contiendra un peu moins de viande. Le packaging est également différent, permettant d’autres économies. Même si les marques de distributeurs sont aujourd’hui très éloignées des produits blancs, qui ne présentaient aucune distinction entre les enseignes, le design reste en effet assez basique. “Les produits contiennent moins d’emballage ou ceux-ci sont moins solides, abonde Silvie Vanhout. Le consommateur qui achète ces marques est en effet moins sensible à cet aspect.”
Delhaize a constaté une augmentation de 15% des achats de ses marques propres en 2022. “Celles-ci correspondent à 55% du caddie des clients”, estime Roel Dekelver, directeur de la communication du groupe. Carrefour a observé la même tendance. “Les marques propres correspondent à 40% du caddie contre un tiers avant la crise”, communique Siryn Stambouli, porte-parole. Chez Colruyt, ce sont surtout les nouveaux clients qui privilégient les marques propres. “Dans le panier moyen, l’augmentation des ventes de Everyday (marque premier prix de Colruyt) aux dépens des marques nationales reste très légère en raison de la politique des meilleurs prix de Colruyt”, précise Nathalie Roisin, porte-parole.
Malgré un prix plus bas, ces marques de distributeurs génèrent par ailleurs des marges importantes, en volume et en valeur. Et ce pour trois raisons. D’abord, ces marques sont des déclinaisons de produits déjà existants, elles n’ont donc pas à supporter les frais de recherche et de lancement. Ensuite, elles sont vendues de manière exclusive par l’enseigne, d’où une concurrence limitée. Enfin, on l’a dit, elles font rarement l’objet d’opérations de communication aussi importantes que les marques de producteurs.
Trois types de marques de distributeurs
“Aujourd’hui, une marque nationale doit être leader au risque d’être déclassée et remplacée par les marques de distributeurs.”
Toutes les marques de distributeurs ne s’équivalent toutefois pas. Il faut en distinguer trois types, dont chacune joue un rôle très précis.
1. La marque “premier prix” pour contrer les discounteurs et qui offre des produits d’entrée de gamme. “La qualité n’y est pas extraordinaire, mais c’est surtout le prix qui importe”, précise Isabelle Schuiling. Il s’agit dans ce cas de la marque Everyday chez Colruyt, Simpl chez Carrefour et 365 chez Delhaize. L’objectif est de disposer d’une offre d’entrée de gamme au positionnement prix nettement inférieur à celui des références de Lidl et Aldi, sans donner l’impression d’être paupérisant. “C’est un rempart au hard discount”, affirme Jean Christophe de Baenst, le directeur des marques de Carrefour Alimentaire. Alors qu’elles étaient connotées négativement, leur image a évolué grâce au travail des enseignes. Carrefour, par exemple, a remplacé ses produits blancs par des produits Simpl dont le logo est légèrement travaillé. “Mettre un produit de marque de distributeur à table n’est plus une honte”, souligne Siryn Stambouli.
2. La marque maison ou moyen de gamme pour fidéliser. Si, historiquement, les marques de distributeurs avaient vocation à drainer les consommateurs les plus sensibles aux prix, elles servent également à contribuer à la fidélisation de la clientèle. Il s’agit des marques Delhaize, Carrefour et Boni (chez Colruyt). Elles allient haute qualité et prix intéressant. “Ces produits reflètent une partie de l’image des enseignes, qui sont donc très attentives à la qualité de ceux-ci”, poursuit Gondola. “Le cœur de gamme propose un produit accessible qui combine à la fois plaisir et santé”, précise Jean Christophe de Baenst. “Les enseignes innovent de plus en plus dans ce cœur de gamme. Chez Carrefour, ces produits répondent à un cahier des charges très précis: moins de sucre, moins de sel, etc.”
Ces marques permettent aux enseignes d’augmenter leur marge bénéficiaire et par conséquent leurs profits. “D’où la volonté de fidéliser la clientèle par leur truchement”, poursuit Isabelle Schuiling qui ajoute qu’elles permettent également d’éviter les problèmes de négociation avec les grands fournisseurs et donc de contrôler davantage leurs assortiments.
3. La marque premium pour se différencier. Certaines marques de distributeurs sont aujourd’hui assez développées pour proposer des produits pas forcément moins chers que les marques nationales. Exemple avec “Taste of inspiration” de Delhaize ou “Les Belges” de Carrefour. L’objectif est de proposer une expérience unique et ainsi attirer de nouveaux clients. Ces marques, qui deviennent alors un outil de différenciation face à la concurrence, n’échappent pas aux tendances du marché, déclinant des versions veggie, bio ou sans gluten.
Qu’elles soient “premier prix”, maison ou premium, toutes ces marques favorisent de toute façon l’attachement de la clientèle à l’enseigne, souligne le directeur des marques de Carrefour Alimentaire. Il faut pouvoir proposer des gammes qui répondent à tous les besoins des clients dans tous les assortiments, sous peine de les renvoyer à la concurrence.”
Une menace pour les marques nationales?
On l’a compris, à travers l’introduction des marques de distributeurs, les enseignes ont deux objectifs économiques en tête: concurrencer les produits de grandes marques pour obtenir de meilleures conditions tarifaires ; proposer des produits à certains consommateurs exigeants (sur le prix ou la qualité) afin de segmenter la demande. Une stratégie qui, in fine, se transforme en problème pour les marques nationales “car leur marché de référence rétrécit de plus en plus”, traduit Isabelle Schuiling.
Cela devient un problème pour les marques nationales car leur marché de référence rétrécit de plus en plus.”
– Isabelle Schuiling (UCLouvain)
Cela devient un problème pour les marques nationales car leur marché de référence rétrécit de plus en plus.” – Isabelle Schuiling (UCLouvain)
Les marques de distributeurs incarneraient-elles une vraie menace pour les marques nationales? “Oui sans équivoque, elles les menacent déjà actuellement”, ajoute la professeure de marketing qui rappelle que les marques de distributeurs ont progressé dans 70% des catégories de produits. “Aujourd’hui, une marque nationale doit être leader au risque d’être déclassée et remplacée par les marques de distributeurs.”
D’autant que, comme leurs concurrents nationaux, les distributeurs chassent aussi les récompenses et les satisfecit en matière de qualité et d’innovation pour leurs produits, notamment via des partenariats avec “Elu produit de l’année” ou “Saveur de l’année”. La distinction entre les uns et les autres devient de moins en moins perceptible pour le consommateur.
Innover avant tout
La solution pour les marques nationales? Innover. “Elles doivent créer une marque forte, soit une valeur perçue pour les consommateurs”, conseille la professeure de marketing qui prend comme exemple Nutella ou Coca-Cola. La catégorie boissons progresse d’ailleurs plus lentement chez les marques de distributeurs. “C’est plus compliqué de les remplacer car le consommateur est souvent assez attaché à ce type de marques”, ajoute-t-elle.
Ceci étant, si les distributeurs n’investissent pas autant dans le marketing que les marques propres, ils n’hésitent pas à communiquer dessus, notamment via les folders. Colruyt vient, par exemple, de sortir une publicité en télé et en radio pour Boni. “Mais nous sommes à mille lieues des dépenses des marques nationales, reconnaît Nathalie Roisin. L’investissement marketing de nos marques propres ne représente qu’une fraction de pourcentage du chiffre d’affaires des nationales.” Les budgets consacrés à la communication sont d’ailleurs plutôt orientés sur la marque que sur un produit donné. “Cette année, nous avons réalisé trois campagnes sur nos marques propres contre une seule il y a quelques années”, illustre Jean Christophe de Baenst.
Place de choix dans les rayons
Autre évolution notoire: alors que les produits blancs étaient relégués en bas des rayons à l’abri des regards, les enseignes mettent aujourd’hui leurs marques propres bien en évidence. Toutes se trouvent à hauteur d’yeux dans les linéaires, localisation considérée comme la plus propice à la vente car à portée de main idéale du client. “C’est non seulement par fierté mais aussi pour l’image prix”, souligne Jean Christophe de Baenst. Les marques nationales sont, elles, placées un peu plus bas. A moins qu’elles n’y mettent le prix… “Cela fait partie des négociations avec les distributeurs”, ajoute Isabelle Schuiling.
Elément contre-intuitif à ces différents positionnements, et qui se doit d’être souligné: à cause de la hausse des prix de l’énergie et des matières premières, les marques de distributeurs ont vu leurs prix augmenter davantage (+ 8,6%) que ceux des marques nationales (5,4%). “Ces dernières ont essayé d’augmenter leurs prix le moins possible quitte à rogner sur leurs marges bénéficiaires”, explique Isabelle Schuiling. Autre élément: les frais de marketing, qui ont également évolué alors qu’il ne représentaient autrefois pas une part importante du budget des marques de distributeurs.
Qui produit quoi?
A de rares exceptions près, les distributeurs ne produisent pas eux-mêmes ce qu’ils vendent mais font appel à des sous-traitants, petites et moyennes entreprises dans leur immense majorité. Dans ce cas, les entreprises modifient et adaptent leurs recettes afin de se différencier de leurs marques A. Materne, par exemple, produit également pour la grande distribution. Certaines ont pour business model de ne travailler que pour la grande distribution, d’autres optimisent leurs lignes de production avec des marques de distributeurs. Colruyt Group est le seul distributeur alimentaire en Belgique qui possède ses propres départements de production alimentaire à l’échelle industrielle, regroupés sous le nom de Colruyt Group Fine Food.
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