Les Gafa sous pression : vraiment la fin d’un modèle ?

Mark Zuckerberg a tout à craindre des intelligences artificielles qui bousculent de front le cœur du modèle économique des géants du web. © BELGAIMAGE
Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

La tempête réglementaire souffle sur les géants du numérique. Aux États-Unis, Meta et Google font face à des procès antitrust sans précédent. En Europe, les amendes tombent, les règles se durcissent. Les plateformes sont sommées de justifier leur domination. Faut-il y voir la fin d’un modèle ? Ou le rééquilibrage d’un pouvoir devenu trop visible ?

Historique. Emblématique. Les qualificatifs des observateurs ne manquent pas pour commenter l’actualité qui touche actuellement les géants du Net que sont Google, Meta (maison mère de Facebook) et, dans une moindre mesure, Apple. Les gros dossiers s’enchaînent des deux côtés de l’Atlantique.

Aux États-Unis, le département de la Justice a obtenu ces derniers mois une condamnation historique de Google pour abus de position dominante dans deux grands domaines : la recherche et la publicité en ligne. Autant dire, le cœur de son business. Pour rappel, Google a été condamné pour un certain nombre de pratiques abusives : dans le domaine de la recherche, on lui a notamment reproché de verrouiller le marché par des accords en milliards de dollars avec Apple ou Samsung pour imposer Google comme moteur de recherche dans les smartphones du monde entier. Sur le créneau de la pub en ligne, c’est la position du géant du Web à tous les échelons qui est fautive : il est du côté des annonceurs, des éditeurs, et contrôle l’ensemble des services pub entre les deux. Étant tantôt juge et tantôt parti. Tantôt partenaire, tantôt concurrent.

Et le procès actuellement en cours à Washington porte sur les “solutions” à apporter pour mettre un terme à cet abus : séparation du navigateur Chrome, interdiction de pré-installer Google comme moteur de recherche par défaut et de nouer des deals avec des acteurs comme Apple et Samsung en ce sens… Des demandes jugées “radicales” par l’entreprise qui se voit, plus que jamais, aux portes d’un possible “démantèlement”, tout partiel qu’il puisse être.

Meta privé de WhatsApp et Instagram ?

En parallèle, Meta – le groupe de Facebook, Instagram et WhatsApp – est jugé pour avoir racheté Instagram et WhatsApp avec l’intention présumée de neutraliser la concurrence. La FTC (Federal Trade Commission), l’agence garante de la libre concurrence aux États-Unis, brandit comme preuve des courriels de Mark Zuckerberg évoquant l’intérêt de “neutraliser” Instagram. En cas de condamnation, Meta pourrait être contrainte de se séparer de ces plateformes. Ni plus ni moins.

Au moment même de ces géants procès antitrust aux États-Unis, la Commission européenne infligeait à Apple et Meta des amendes dans le cadre du règlement sur les services numériques, la fameuse réglementation DMA (Digital Markts Act). Apple se voyait infliger une amende de 500 millions d’euros pour entrave à la concurrence dans son AppStore et Meta de 200 millions d’euros pour la collecte illicite et l’utilisation de données d’utilisateurs.

Des amendes qui ne représentent rien

Des montants qui peuvent paraître élevés mais qui, à l’échelle des Gafa, ne représentent pas grand-chose, voire quasi rien : les montants restent faibles par rapport aux bénéfices des entreprises. Ainsi, l’amende de 500 millions d’Apple ne représente qu’à peine plus d’un pour cent de son profit net… au premier trimestre de l’exercice 2025.

De plus, ces amendes sont loin d’atteindre des records : elles sont bien loin des montants d’il y a quelques années. En 2017 et 2018, l’Europe avait condamné Google à des amendes de 2,42 milliards et 4,3 milliards d’euros. Dans un autre domaine, en 2020, Apple avait écopé d’une amende de 1,2 milliard d’euros en France, infligée par l’Autorité de la concurrence. Un montant ramené à 371 millions par la cour d’appel de Paris deux ans plus tard.

Bref, “pour eux, ces amendes sont évidemment agaçantes, surtout qu’il y en a de plus en plus, mais cela ne change rien à leur comportement, évoque un observateur. Parce que cela reste des montants très faibles à leur échelle”.

Pour Bruno Van Boucq, CEO de Proxistore qui est lui-même en procès contre Google, ces amendes sont plutôt “malignes et subtiles”. “Je les vois comme des radars sur les autoroutes. Elles semblent moins impactantes mais sont placées tout au long de la route et sont imposées beaucoup plus facilement, analyse-t-il. On peut s’attendre à une multiplication car ces “flashs” sont situés à plein d’endroits et sur plein de sujets”.

Quel danger si on enlève Chrome ?

Mais la question qui agite le plus les observateurs, c’est évidemment le démantèlement possible de Google et Meta. Du côté d’Alphabet (la maison mère de Google), l’idée serait de l’obliger à vendre Chrome. Une décision qui semble forte puisqu’il s’agit aujourd’hui du navigateur le plus populaire de la planète. Pourtant, cette piste ne convainc pas tout le monde : “Chrome en soit ne leur rapporte rien, souligne Cyril Vart, associé chez Fabernovel EY. Donc cela ne leur enlève aucun revenu. Et même si l’on sait que c’est sur la data qu’ils gagnent de l’argent, Chrome ne permet de collecter qu’une petite partie des infos qu’il rassemble, quelques pour cent à peine”.

Google garderait, en effet, son moteur de recherche, l’historique de navigation de tous ceux qui utilisent les produits de Google comme Gmail, etc. Bruno Van Boucq ne partage pas totalement cet avis. “Chrome est essentiel pour Google, surtout dans le cadre de l’évolution future. Ce navigateur offre à Google une vue sur ce que font les internautes en ligne, même s’ils ne sont pas connectés à Google et ses services. Cela lui donne des indications et du contexte au travers des URL.”

Et si OpenAI s’est d’ores et déjà montré intéressé par Chrome, c’est que le navigateur peut offrir une réelle valeur, particulièrement à l’ère de l’IA générative. Au lieu d’être une porte d’entrée pour l’analyse des comportements d’utilisateurs, Chrome peut être une porte d’entrée vers un chatbot et le nourrir, ainsi que les modèles d’IA, grâce aux prompts des utilisateurs.

Vers une vente d’Insta ou de Facebook

Le cas de Meta semble, quant à lui, bien plus lourd encore. Si la FTC venait à pousser Mark Zuckerberg à vendre WhatsApp et/ou Instagram, ce serait un solide revers pour le réseau social. “Potentiellement, Mark Zuckerberg préférerait peut-être vendre Facebook que WhatsApp ou Instagram, surprend un observateur expert. Alors que Facebook est en perte de vitesse, WhatsApp est devenu une solution universelle qui offre à Meta un nombre bien plus important de données. Le perdre, c’est perdre un point d’entrée majeur.”

Si la FTC venait à pousser Mark Zuckerberg à vendre WhatsApp et/ou Instagram, ce serait un solide revers pour le réseau social.

La vente d’Instagram et de Facebook représenterait “un précédent de taille dans l’histoire du droit américain de la concurrence, observe, sur son site, Etienne Wéry, avocat spécialisé en droit des technologies. Pour Meta, cela représenterait non seulement une perte d’actifs stratégiques, mais aussi une atteinte à toute évolution vers un modèle intégré. Pour les autorités, ce serait une victoire symbolique et pratique : le signal que les géants du numérique ne sont pas au-dessus des règles du jeu concurrentiel.”

WhatsApp offre à Meta un nombre bien plus important de données que Facebook. © Getty Images

Les vrais gros dangers

Car ces procédures s’attaquent à une caractéristique fondamentale des Gafa : leur logique d’intégration et leur hégémonie. Cyril Vart, de EY Fabernovel et auteur de plusieurs études sur les Gafa, analyse cette situation inédite : “Ce sont des entreprises non sectorielles uniques dans l’histoire, qui ont reconstitué des écosystèmes multisecteurs mêlant service gratuit, collecte de données, publicité, logiciels, ventes. Tout ça dans une seule entreprise.”

Les services sont pensés comme des écosystèmes clos, où l’utilisateur est incité à tout faire sans sortir de la plateforme : communiquer, consommer, acheter, s’informer. Cette intégration a longtemps été leur force et leur cheval de bataille. Désormais, elle devient un risque juridique. Et le cheval de bataille de la justice et de nombreux États.

Pourtant, le vrai risque pour ces acteurs ne viendrait pas forcément de la perte de certains de leurs services. Ce qu’ils craignent par dessus tout serait de perdre des barrières qui délimitent leur environnement clos. Le Digital Markets Act européen contient d’ailleurs la notion d’interopérabilité qui, selon Cyril Vart, ferait trembler tous les “gatekeepers” que sont les géants du Net.

Cette règle vise à forcer les plateformes à permettre le passage fluide d’un service à l’autre, en exportant ses données, ses contacts, ses usages. “Aujourd’hui, ils enferment leurs utilisateurs et clients dans un système global où ils circulent dans leurs propriétés, avec leurs annonceurs, leurs algorithmes. Si ces derniers pouvaient sortir avec toutes leurs données et tous leurs historiques, ces acteurs perdraient leur avantage.”

Et la menace de l’IA

Au-delà des menaces réglementaires bien connues, une autre remise en cause d’ampleur se profile : celle des assistants conversationnels et agents personnels dopés à l’IA. Ces intelligences artificielles bousculent de front le cœur du modèle économique des géants du Web. Elles constituent une remise en cause structurelle de la chaîne de valeur de Google – depuis la recherche jusqu’au moteur publicitaire qui la monétise.

Un assistant intelligent capable de fournir directement des réponses pertinentes ou d’accomplir des tâches à la demande viendrait court-circuiter le réflexe du passage par Google. Avec un tel intermédiaire personnalisé, l’utilisateur n’a plus besoin ni de formuler ses requêtes sur un moteur classique ni de cliquer sur des liens sponsorisés. Un déplacement massif des usages serait dramatique pour le modèle de Google car tout le levier publicitaire de la recherche en ligne vacillerait.

Pareil pour Meta dans son rôle de carrefour de la sociabilité numérique. La force de la firme de Zuckerberg réside dans sa capacité à agréger nos interactions sociales sur ses plateformes. Or, un agent personnel d’IA pourrait demain organiser directement la vie numérique de l’utilisateur, en gérant par exemple ses communications, ses rendez-vous, ses contenus à consulter, sans passer par une interface centralisée de réseau social.

Autant dire que ces menaces technologiques, interopérabilité et agents IA, apparaissent au moins aussi stratégiques que celles d’un démantèlement ou d’une interopérabilité imposée par les autorités. Leur combinaison pourrait même marquer un certain tournant dans le modèle économique des Gafa.

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