Les entrepreneurs prennent des risques avec leur santé

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Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Surcharge de travail, stress, solitude… Les facteurs de risque s’accumulent pour la santé physique et mentale des patrons de PME. Ceux-ci n’ont cependant pas toujours conscience que leur santé, c’est le premier capital immatériel de leur entreprise et qu’elle mérite une attention prioritaire.

Quels sont les principaux facteurs de risque de burn-out? Une trop grande implication dans son travail, le perfectionnisme, une incapacité à prendre du recul, une envie forte de répondre aux attentes d’autrui. “Quand je vous dis cela, je décris presque le profil d’un entrepreneur”, sourit Xavier De Longueville, chef du service de psychiatrie du Grand hôpital de Charleroi et auteur de Prenez soin de vous (éditions Kennes).

De fait, un indépendant sur deux travaille plus de 50 heures par semaine et 28% d’entre eux estiment même passer plus de 60 heures par semaine au travail, d’après une étude réalisée l’an dernier par l’UCM et CESI, un bureau spécialisé dans le bien-être au travail. Vous y ajoutez le poids des responsabilités, le stress (60% jugent leurs journées “stressantes, voire extrêmement stressantes”), un sentiment de solitude (30% se sentent “isolés” dans leur travail) et un sommeil souvent compliqué par les interrogations professionnelles ramenées à la maison, et vous avez un cocktail de santé explosif pour tous les patrons de PME.

OLIVIER TORRES
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Globalement, entreprendre est bon pour la santé.” OLIVIER TORRES (UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER)

Sauf que ce cocktail n’explose pas vraiment. Les facteurs de risque sont heureusement contrebalancés par une série d’éléments positifs qui font que les entrepreneurs sont en réalité moins souvent malades que les salariés. C’est ce qu’Olivier Torres, professeur d’entrepreneuriat à l’université de Montpellier et fondateur d’Amarok, l’observatoire de la santé des dirigeants, appelle “la salutogénèse” des entrepreneurs.

“L’entrepreneuriat, c’est une science de l’action, explique-t-il. L’entrepreneur fonde sa propre existence, il est le créateur – le mot est fort, quasi religieux – de son propre univers. Cela lui permet de développer de très puissants facteurs salutogènes (c’est-à-dire bénéfiques pour la santé, Ndlr).” Ces facteurs sont la capacité d’adaptation, le sentiment de maîtriser son destin et le fait d’assumer les conséquences de ses actes. “Bien sûr, il y a la surcharge de travail, le stress, la rogne du sommeil, l’incertitude du carnet de commandes, résume Olivier Torres. Mais ces hommes et ces femmes qui n’ont rien demandé d’autre que de vivre de manière libre l’expression de leur travail sont portés par leur projet, il y a une forme d’exaltation dans le fait d’entreprendre. Et c’est grâce à cela que, globalement, entreprendre est bon pour la santé.(retrouvez l’interview intégrale d’Olivier Torres ici)

A contrario, on comprend pourquoi le covid fut à ce point insupportable pour de nombreux dirigeants de PME. Le confinement a brusquement, presque d’un jour à l’autre, mis leur moteur à l’arrêt. Tout d’un coup, ils avaient perdu cette sensation de maîtriser les événements – ou, à tout le moins, de pouvoir infléchir leur cours – qui anime leur vie quotidienne.

Moi, malade?

Cela étant, les atouts spécifiques des entrepreneurs peuvent aussi se retourner contre eux. Si l’exaltation du projet entrepreneurial est bonne pour la santé, elle peut conduire à une confusion entre les vies personnelle et professionnelle, à une primauté de l’entreprise sur l’individu et, finalement, à l’épuisement. Les indépendants sont de plus en plus nombreux à souffrir de troubles mentaux. La progression des burn-out et dépressions est même supérieure chez eux que dans le reste de la population (59% contre 35% sur les cinq dernières années). “La charge de travail et le stress expliquent ces chiffres et ce sont également des facteurs de risques pour les maladies cardiovasculaires, surtout si c’est conjugué avec une vie irrégulière et une alimentation pas toujours très saine”, ajoute Lode Godderis, directeur général du service de protection au travail IDEWE.

Comment donc enrayer cette progression et organiser une prévention efficace? Xavier De Longueville invite à être attentif aux “signes précurseurs qui peuvent parfois durer plusieurs années”.

“Ruminer une heure le soir dans son lit, ce n’est pas un fonctionnement normal, explique-t-il. Quand on a de petites difficultés de concentration ou qu’on doit relire plusieurs fois une phrase pour bien la comprendre, on se dit ‘ce n’est pas grave, ça ira mieux après les vacances’. Cela ne nécessite pas forcément un rendez-vous chez le psychiatre et un arrêt de travail mais ce sont des signes auxquels il faut être attentif.” Et souvent, les chefs d’entreprise n’y sont pas attentifs, comme s’ils affichaient une sorte de sentiment d’invincibilité (le terme est utilisé dans les témoignages d’Olivier de Wasseige et de Joffroy Moreau, à lire par ailleurs).

LODE GODDERIS
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La personnalité de l’entrepreneur le pousse à aller de l’avant, quitte à dépasser certaines limites.” LODE GODDERIS (IDEWE)

“La personnalité de l’entrepreneur le pousse à regarder les choses de manière positive, à vouloir aller de l’avant, quitte à dépasser certaines limites, analyse Lode Godderis. Avec lui, c’est un peu du on/off. D’autant que sa priorité, c’est bien souvent son business. Il va donc continuer à travailler, même si cela aggrave finalement les conséquences de la maladie.” Un indépendant en congé de maladie, c’est en effet des journées sans recettes et, potentiellement, des clients déçus, ce qui pourrait affecter l’activité à long terme. D’où les fréquents reports de soins qui peuvent accélérer la dégradation de l’état de santé de la personne. “L’entrepreneur ne va pas s’arrêter ou ralentir comme ça, il accepte plus longtemps les symptômes, renchérit le Dr Xavier De Longueville. Pour un salarié, la médecine du travail peut tirer la sonnette d’alarme mais il n’y a pas d’équivalent pour les indépendants.”

La prévention, pour quoi faire?

En France, le professeur Olivier Torres a lancé l’observatoire Amarok pour réaliser ce travail de prévention auprès des dirigeants de PME. “La santé des dirigeants, c’est le premier capital immatériel d’une PME, affirme-t-il. Il faut bien entendu entretenir ce capital et trouver des manières de développer son entreprise, je ne dirais pas sans épuisement, mais à moindre épuisement.”

36% des indépendants estiment que leur santé mentale est mauvaise, voire très mauvaise. Ils souffrent de douleurs musculaires (80%), de stress (80%) et de maux de dos (69%).

Une antenne belge devrait être lancée dans les mois à venir. En attendant, certains ordres professionnels (architectes, notaires, médecins et cela existe aussi pour les agriculteurs) ont mis en place des services d’écoute et de soutien. Les organismes de défense des classes moyennes prennent le relais avec des projets pilotes de dispositifs préventifs, comme Icarius pour l’UCM et le CESI ou le Selfscan développé par Acerta, IDEWE et le SPF Affaires sociales.

“Notre défi est d’amener notre service et notre expertise auprès de personnes qui bien souvent n’ont pas ce réflexe préventif, explique Lode Godderis (IDEWE). Notre Selfscan devait donc être rapide, en ligne (cela ne nécessite pas de rendez-vous) et ses résultats très accessibles. Nous avons par ailleurs ouvert des lignes directes pour répondre aux questions et, peu à peu, construire une relation. Je pense cependant que si nous voulons éviter la progression des souffrances mentales, il faudra aussi agir sur les dispositions réglementaires dans la protection sociale des indépendants.”

Christophe Fleury connaît bien cette difficulté de suivre la santé de ce public spécifique. Il a créé l’an dernier le bureau Polyrisk (dans la région d’Amiens) pour accompagner les dirigeants dans leurs questions de santé. “Ils sont souvent dans le déni de l’impact des situations stressantes qu’ils vivent, concède-t-il. Quand nous les approchons, ils ont tendance à dire ‘ce n’est pas pour moi’. Et puis, cela va s’ancrer progressivement dans leur esprit, ils observeront les impacts sur leur vie privée et ils reprendront contact, peut-être en précisant que ‘c’est juste par curiosité’. L’entreprise, c’est un peu leur bébé. Mais à un moment donné, ils réalisent que ce bébé a mangé toute leur vie. Nous pourrons alors travailler ensemble.” Ce processus peut s’étendre sur six à dix mois avant une prise en charge.

Disponible 24h/24, vraiment?

Si amener les dirigeants d’entreprise vers la prévention est si délicat, c’est notamment parce qu’il y a des tabous à faire tomber. A commencer par celui de la totale disponibilité du patron. “Sociétalement, on met une pression très forte sur la position des chefs d’entreprise, poursuit Christophe Fleury. On attend d’eux qu’ils soient présents sept jours sur sept, qu’ils soient réactifs 24h/24. Or, le travail est une bonne chose mais il ne doit pas devenir un objet sacrificiel.”

DR XAVIER DE LONGUEVILLE
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Il ne faudrait pas applaudir celles et ceux qui travaillent 100 heures/semaine.” DR XAVIER DE LONGUEVILLE (GRAND HÔPITAL DE CHARLEROI)

“Nous devons changer de paradigme, ajoute Xavier De Longueville. Il ne faudrait pas applaudir celles et ceux qui travaillent 100 heures/semaine et vivent toujours à 200 km/h. Des fonctionnements pathogènes ne peuvent pas être pris comme des fonctionnements standards. Je dis cela au nom de l’efficacité et de la rentabilité: si vous êtes stressé, si vous êtes en surrégime, vous perdez de vos capacités d’analyse, de concentration et de synthèse. Votre cerveau est focalisé sur la résolution de votre stress et vous ne pouvez plus réfléchir correctement.”

Ces propos font écho à l’ouvrage du neurologue Steven Laureys (CHU-Liège) qui clame que “le sommeil est bon pour votre cerveau” (titre de son livre paru chez Odile Jacob) et que seule une infime minorité d’êtres humains n’ont pas besoin de sept à huit heures de sommeil par nuit pour fonctionner de manière efficace.

28% des indépendants disent dormir moins de six heures par nuit. Un indépendant sur deux estime ne pas avoir un “sommeil de qualité”.

“J’ai rarement entendu un entrepreneur qui, après un infarctus ou une thrombose, disait avoir envie de travailler plus, confie-t-il. Je comprends que son entreprise nécessite beaucoup d’attention et d’implication et que, par nature, il accepte une certaine prise de risque. Mais il faut garder un équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée ou familiale. Je pense que cela change avec les nouvelles générations d’entrepreneurs. Elles sont plus conscientes que l’argent n’est pas tout et que le succès d’une entreprise se mesure aussi à son impact social ou environnemental.”

Je m’en sors très bien tout seul!

Pour lâcher (un peu) prise, l’entrepreneur devra accepter de déléguer une série de tâches, à ses collaborateurs s’il en a, à des services ou consultants externes au besoin. “Personne ne maîtrise toutes les compétences nécessaires à son business, insiste Christophe Fleury. Il faut connaître ses limites, identifier ses points faibles et trouver celui ou celle qui pourra le faire à ma place.” Cette délégation présente en outre l’avantage de lutter contre la solitude de l’entrepreneur, l’un des facteurs d’épuisement professionnel.

C’est même le premier conseil préventif que donne Christophe Fleury: s’entourer. “L’homme est un animal social, dit-il. Or, le chef d’entreprise est bien trop souvent en position solitaire. Psychologiquement, c’est la pire des choses. Il faut donc savoir s’entourer. Je ne songe pas spécialement à la famille ou aux proches pour cela mais plutôt à des pairs ou des consultants. Peu importe leur spécialité, mais des gens qui comprennent mon fonctionnement et avec qui je peux échanger.”

En ce sens, ces cercles d’affaires, les services-clubs et les chambres de commerce remplissent peut-être aussi un rôle préventif en facilitant les échanges entre pairs. “Je doute que dans ces cénacles, on parle de ses problèmes mentaux, nuance toutefois Lode Godderis. On a tendance à toujours montrer le côté positif de soi-même et de son entreprise. Mais cela reste utile de discuter avec des gens qui vivent dans le même monde car, au contraire d’un salarié, un entrepreneur n’a pas de collègues avec qui parler.” “Même s’ils ne parlent pas de leur malaise, le partage d’expérience reste très utile, ajoute Xavier De Longueville. Cela aide à lâcher prise, à s’oxygéner.”

La thérapie du ping-pong

Après l’attention aux petits signes et l’intérêt de s’entourer, nos interlocuteurs pointent un troisième conseil préventif: penser à soi et dégager du temps pour des activités personnelles, généralement culturelles ou sportives. “Après le boulot, il y a les enfants à conduire à gauche et à droite, un détour pour voir ses parents, explique Xavier De Longueville. Tout cela, c’est très bien mais il faut remonter le bien-être personnel dans le classement de ses priorités. Sinon, on ne tient pas le coup dans la durée, on travaillera moins bien, on s’occupera moins bien de sa famille.”

Il cite l’exemple d’un quinquagénaire qui a repris le tennis de table qu’il avait abandonné 25 ans plus tôt. Désormais, son agenda professionnel est vide le mardi à 18 h car ce sont les entraînements de son club… et ça n’empêche pas la société de tourner. “Ça lui fait un bien fou, poursuit le médecin. Nous avons besoin de ces soupapes pour fonctionner de façon optimale. Le danger, parfois, c’est de surinvestir dans ces activités annexes. Un entrepreneur fait habituellement les choses à fond. J’ai connu des patients qui ont décidé de reprendre un peu de sport et qui six mois plus tard m’annonçaient leur inscription au marathon de New York. Ça doit rester des moments de détente, des moments où l’on pense à soi et à son bien-être.”

Nous avions commencé cet article en expliquant pourquoi entreprendre était bon pour la santé, pourquoi les entrepreneurs étaient moins souvent malades que les travailleurs salariés. C’est vrai également à titre curatif: l’entrepreneur à bout peut décider de revendre son activité et de passer à autre chose, réaction qui correspond a priori à son profil d’homme ou de femme orienté vers les solutions. «Il s’auto-soigne en quelque sorte, résume le Dr Xavier De Longueville. J’ai plein d’exemples d’entrepreneurs qui ont fait de tels choix. Ils ont cette perspective. Et, à l’inverse, de nombreux salariés, fatigués de la lourdeur bureaucratique ou de pesanteurs hiérarchiques, démissionnent pour travailler comme indépendant. Cela les aide à retrouver un rythme de vie qui correspond le mieux à leur façon de fonctionner.»

Ils ont eu un problème de santé (ou pas). Retrouvez les témoignages de ces indépendants et patrons de PME :

Guillaume Desclée: “Je ne mélange plus vie professionnelle et vie privée”
Joffroy Moreau: “La méditation, ça vaut tous les check-up”
Muriel Bernard: “Une journée par semaine sans rendez-vous”
Thilbaut Léonard: “Depuis, je veille à ne pas être indispensable”
Geert Noels: “Ce qui compte, c’est bouger”
Olivier de Wasseige: “Quand je bossais, je ne pensais pas à mon cancer”

L’interview de Renaud Francart, du service d’études de l’UCM:
“Beaucoup d’entrepreneurs choisissent de reporter les soins”

Dans le cadre des fêtes de fin d’années, nous ressortons nos meilleurs contenus au cas ou vous les auriez manqué. Cet article a été publié en juillet 2023.

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