Les enfants de Bernard Tapie: quel héritage laisse-t-il au monde de l’entreprise?
Le showman multi-entrepreneur a inspiré toute une génération, en Belgique comme en France, en démocratisant l’idée que tout était possible. Quitte à se heurter à des résistances et à générer des critiques.
“C’est une inspiration évidente. Bernard Tapie, je me suis souvent retrouvé en lui.” Marc Filipson, CEO de la librairie Filigranes à Bruxelles, ne cache pas son admiration pour le multi-entrepreneur français qui vient de tirer sa révérence: il l’a exprimée sur les réseaux sociaux. “Comme lui, j’adore me mettre en avant, m’investir pour faire bouger les choses, dit-il à Trends-Tendances. Tapie était un showman et je le suis aussi, c’est inné, pour défendre mon entreprise ou valoriser ces livres que j’aime tant.”
RIP ? Un homme courageux et volontaire Il est, et restera, un exemple pour les entrepreneurs en devenir.
Publiée par Marc Filipson sur Dimanche 3 octobre 2021
A la tête de la plus grande librairie de Bruxelles, le quinquagénaire suscite, lui aussi, l’admiration ou les critiques. Comme Tapie, relève-t-il. “La seule chose que l’on retient, trop souvent, quand des gens entreprennent, c’est l’aspect négatif, regrette Marc Filipson. Combien ne sont-ils pas à répéter que Tapie virait 300 personnes dans une entreprise de 1.000 employés, sans rappeler que sans ça, l’entreprise mourait et que c’est l’ensemble des 1.000 emplois qui seraient passés à la trappe? J’aimerais que justice lui soit enfin rendue.”
L’esprit d’entreprise démocratisé
A l’annonce du décès de Bernard Tapie, une génération entière de dirigeants a salué sur le réseau LinkedIn la mémoire de celui qui leur a donné envie de créer leur entreprise.
“Bernard Tapie a clairement créé un esprit ‘Tapie’ pour toute une génération d’autodidactes dont je fais partie, souligne Jean-Philippe Cartier, CEO de H8 Invest & H8 Collection, un fonds d’investissement, actif notamment dans l’hôtellerie. En 1990, âgé d’une quinzaine d’années avec mes rêves d’entrepreneuriat plein la tête, il était pour moi une grande source de motivation qui m’a permis de croire que tout était possible pour l’étudiant du Val-de-Marne que j’étais. Je me souviens encore avoir acheté avec mon argent de poche son livre Gagner qui a été mon livre de chevet jusqu’à ce que je décide de me lancer à 18 ans! Cet homme aux 1.000 vies, fils d’un ouvrier et d’une maman aide-soignante est un exemple de force, de dépassement de soi et de pugnacité.”
C’est l’un des premiers dans l’histoire à avoir réconcilié les francophones de Belgique avec l’esprit d’entreprise.”
Baudouin Meunier (UNamur)
Jean-Philippe Cartier diffuse en guise d’hommage un texto que lui avait envoyé Bernard Tapie en 2019: “Je suis heureux d’avoir un petit qq chose pour vous convaincre que ds l’existence il y a ceux qui voudraient bien, ceux qui Veulent et enfin ceux qui veulent ABSOLUMENT! Et pas seulement pour faire des affaires! Pour être Champions ou pour être un grand chercheur peu importe.” Signé: Bernard.
“On pouvait l’aimer ou le détester, commente Maxime Augiat, CEO de Warmango.fr, une entreprise qui vend des produits professionnels pour le bâtiment. Il a inspiré des milliers de Français, dont je fais partie. Le self-made-man à la française.”
“Bernard Tapie a démocratisé l’esprit d’entreprise dans les années 1980, à l’image d’un Sulitzer avec ses romans et ses bandes dessinées, analyse Bruno Wattenbergh, professeur à la Solvay Business School. C’était une époque où ce monde était encore celui de l’entre-soi, composé par ceux qui étaient issus d’une bonne famille ou qui avaient reçu une bonne formation. Venant d’un milieu pauvre, Tapie a prouvé qu’un ascenseur social était possible et a valorisé la notion de risque entrepreneurial.”
“C’est l’un des premiers dans l’histoire à avoir réconcilié les francophones de Belgique avec l’esprit d’entreprise”, acquiesce Baudouin Meunier, professeur de management à l’UNamur, qui fut longtemps manager dans des entreprises publiques autonomes. Même si chez nous, l’essai n’a pas été complètement transformé sur le plan politique. “En France, c’est le PS de Mitterrand qui est venu le chercher pour promouvoir l’entrepreneuriat, poursuit-il. La question reste posée de savoir si le PS, en Belgique, s’inspirera un jour de ce que Mitterrand a fait. Dans les travaux préalables au plan du gouvernement wallon, baptisé initialement Get up Wallonia, un rapport de consultance mettait en avant que ce manque de foi en l’esprit d’entreprise reste un problème culturel chez nous, aujourd’hui encore.”
Dans les universités de commerce belges et les grandes écoles, le parcours de Bernard Tapie a pourtant généré des vocations. “Tapie a joué un rôle très important, assure Bruno Wattenbergh. C’était en outre un entrepreneur social, qui a choisi politiquement le PS. Bien sûr, ce n’était pas le modèle que l’on a connu plus tard, au 21e siècle, d’un dirigeant éthique, dans notre période où la transparence financière est désormais devenue indispensable.”
La face sombre de Bernard Tapie et les affaires à répétition ont forcément terni son image. “Même si là aussi, le constat est nuancé, complète Baudouin Meunier. A deux reprises, quand il était député européen et ministre de la Ville, Bernard Tapie s’est retiré pour permettre à la justice de faire sereinement son travail.” Alors que d’autres se seraient obstinés…
> Lire à ce sujet: Décès de Bernard Tapie: l’histoire belge de Nanard
Son équivalent actuel? Un Marc Coucke…
Il y a bel et bien le Tapie qui inspire et le Tapie qui embarrasse. A l’Union wallonne des entreprises, on ne se souvient guère de membres ayant cité son nom pour justifier leur vocation. Au sein de son homologue bruxelloise, Beci, le CEO Olivier Willockx n’est guère loquace: “Franchement, il ne m’inspire pas grand-chose. C’est le début de la génération du ‘tout est possible’, mais elle s’est heurtée aux réalités du système et à ses propres travers”. A la Fédération des entreprises de Belgique, on compare en coulisses le profil de Bernard Tapie à celui d’un Marc Coucke, multi-entrepreneur et showman sans filtre lui aussi, mais on préfère ne pas commenter officiellement la trace qu’il a laissée – forcément moins marquante en Flandre.
Philippe Suinen, ancien grand patron du commerce wallon, ancien membre du cabinet du ministre wallon de l’Economie, Jean-Maurice Dehousse (PS) au début des années 1980, au début de l’ère Tapie, est critique: “C’était un personnage assez caricatural qui accentuait tout et surjouait en permanence. Il tentait de s’imposer comme le plus efficace, le plus dynamique et le plus attractif, mais je ne suis pas sûr que c’était forcément le cas: il avait un côté stoefer, comme on dit à Bruxelles. De même, je ne crois pas qu’il allait saluer les ouvriers dans ses entreprises de gaieté de coeur. De façon générale, n’était-ce pas scandaleux de racheter des entreprises à un euro pour les revendre ensuite à coup de millions?”
“La mort de Bernard Tapie symbolise la fin du modèle économique issu des flamboyantes années 1980, celui d’une croissance mondialisée débridée sans tenir compte des ravages environnementaux et sociaux qu’elle provoque, constate, sur LinkedIn, Anne-Catherine Husson-Traoré, DG de Novethic. Il disparaît au moment où l’heure des comptes de toute cette génération de boomers commence. En même temps, alors que les thèses d’extrême droite de Zemmour s’enfoncent comme dans du beurre dans un paysage médiatique qui lui ouvre grand les portes, il manque une voix comme la sienne pour leur faire barrage avec l’énergie d’un boxeur qui ne veut pas abandonner le ring.” Devenu homme politique, le businessman avait, rappelons-le, affronté à plusieurs reprises le Front National de Jean-Marie Le Pen. Avec éclat.
Parmi les multiples facettes de Bernard Tapie, il restera toujours l’un ou l’autre de ses combats susceptibles d’inspirer. Sans renier ses faces d’ombre.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici