“Les Américains ont un avantage sur les Belges: ils n’ont pas le poids de l’histoire”

Michel Moortgat © © PG/FRANK TOUSSAINT

Duvel Moortgat surfe sur la vague prospère des bières spéciales. Depuis sa sortie de Bourse en 2013, Duvel Moortgat s’est développé aux Etats-Unis, où il a racheté deux brasseries. Ce marché devrait devenir le plus important pour l’entreprise. Michel Moortgat est l’artisan de cette internationalisation.

Michel Moortgat
Michel Moortgat© © PG/FRANK TOUSSAINT

Depuis son arrivée aux commandes, en 1997, Michel Moortgat a presque multiplié par 10 le chiffre d’affaires de Duvel Moortgat. Il représente la quatrième génération des fondateurs de la brasserie de Puurs, près de Malines. D’une entreprise quasi mono produit, avec la Duvel, il a construit un groupe international brassant des dizaines de bières, en Belgique, en République tchèque et aux Etats-Unis. Un groupe qui a enregistré en 2015 un chiffre d’affaires de 315 millions d’euros. Un groupe devenu le plus grand brasseur artisanal au monde…

MICHEL MOORTGAT. Nous ne nous en cachons pas. La Duvel a été conçue dans les années 1920. Après la Première Guerre mondiale, la bière anglaise était à la mode. Nous avons dès lors décidé de sortir une bière de ce type. Mon grand-père a traversé la Manche pour trouver une levure qui convienne bien à ce projet. Il l’a trouvée en Ecosse. Celle-là même qu’on retrouve encore aujourd’hui dans la Duvel. Pour rappel, la bière est constituée de quatre ingrédients, soit l’eau, le malt, le houblon et la levure. Ce sont eux qui donnent au breuvage son caractère. Certaines levures, comme celle de la Duvel, se prêtent à la fermentation haute. D’autres, comme la pils, à une fermentation basse. Les malts, eux, peuvent être pâles ou caramélisés. Il faut savoir aussi qu’en changeant un seul de ces ingrédients, c’est toute la bière que vous changez. Pour la petite histoire, la Duvel s’appelait Victory Ale au départ. Mais un jour le cordonnier du village l’a qualifiée de echten duvel (vraie diablesse, Ndlr). Le nom Duvel est alors resté.

La Duvel représente-t-elle toujours la production la plus importante du groupe ?

Oui, toujours.

Y compris depuis le rachat, en 2014 et 2015, des deux brasseries américaines Boulevard Brewing Company et Firestone Walker, qui représentent presque 500.000 hectolitres sur un total, pour le groupe, de 1,4 million ?

La Duvel reste notre cheval de bataille. Elle a beaucoup de potentiel au niveau mondial. Notre stratégie internationale va dans les deux sens. Nous investissons dans des brasseries de bières spéciales locales et nous développons l’exportation des bières produites en Belgique. Lorsque nous approchons les débits de boisson, nous proposons un éventail de bières plus large. Nous recevons alors plus d’attention des cafetiers que si nous n’avions eu que la Duvel à vendre.

Les Etats-Unis ont-ils dépassé la Belgique dans les ventes ?

Les deux marchés sont à égalité pour le moment. A terme, les Etats-Unis devraient passer en tête, car ce marché est immense, 300 millions d’habitants.

Depuis quand avez-vous poussé l’international ?

Nous y sommes depuis les années 1970. Mais de manière appuyée depuis 1999, lorsque nous sommes entrés en Bourse et que nous avons analysé notre situation. La Belgique représentait 85 % des ventes et nous étions très dépendants de la Duvel. Nous brassions aussi la bière de Maredsous, la Bel Pils et la Vedett, de façon marginale. Nous avons accéléré l’internationalisation et élargi notre portefeuille de bières spéciales pour avoir plus d’un cheval sur lequel miser. Nous avons parié sur des marchés matures : les Pays-Bas, la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, où la consommation de bière était stable, voir déclinante, car les consommateurs ont tendance à y boire moins mais mieux, en demandant des goûts plus complexes. Les marchés en pleine expansion sont généralement plus concentrés sur la pils, hormis la Chine, où nous sommes présents. Nous avons créé des filiales remplaçant les importateurs avec qui nous avions travaillé auparavant dans le but de gagner en indépendance. Nous avons agrandi l’offre en rachetant la brasserie d’Achouffe, Liefmans, De Koninck en Belgique, La brasserie Bernard en République tchèque, Brewery Ommegang, Boulevard et Firestone Walker Brewing Company aux Etats-Unis, tous producteurs de bières spéciales, appelées craft beers aux Etats-Unis.

Votre développement n’est-il pas favorisé par la demande en croissance de bières spéciales, alors que la pils recule en Belgique et aux Etats-Unis ?

En France, aux Pays-Bas, en Suisse, aux Etats-Unis et en Belgique bien sûr, les brasseries artisanales se multiplient. Cela reflète l’intérêt des consommateurs pour plus d’arômes, pour de nouvelles saveurs. Aux Etats-Unis le mouvement est tellement fort qu’une brasserie se crée toutes les 16 heures ! C’est une bonne nouvelle. Aux Etats-Unis le phénomène des craft beers remonte aux années 1970, lorsque la production à titre individuel a été autorisée. Un marché s’est créé et 50 ans plus tard, certains brasseurs artisanaux sont devenus grands. C’est le cas de Sierra Nevada, Boston Beer company ou encore New Belgium Brewing Company, qui tournent autour du million d’hectolitres. Les fondateurs de ce type de brasseries, devenus âgés, n’ont pas toujours de successeur, et viennent parfois nous voir, car nous avons la réputation de respecter les entreprises acquises.

Comment intégrez-vous les brasseries que vous rachetez ? Est-ce que vous centralisez la production pour réduire les coûts ?

Nous avons la conviction que pour assurer le futur, il faut garder la spécificité de chaque brasserie. Nous continuons partout à produire sur place. Par exemple, la Chouffe continue à être brassée à Achouffe, nous avons même racheté l’hôtel de la Vallée de Fées, le restaurant la Petite Fontaine, une ferme et 17 hectares de terrains. Nous voulons ainsi préserver les environs et l’expérience des amateurs qui visitent le village et la brasserie, où nous avons investi. Nous brassons donc les bières dans neuf sites différents. D’un point de vue purement économique, il vaudrait mieux fermer des brasseries et concentrer la production. Nous ne le faisons pas.

Si vous n’intégrez pas ces brasseries, comme le fait un AB InBev par exemple, comment parvenez-vous dès lors à améliorer l’efficacité de la production de vos acquisitions ?

Ces opérations s’organisent dans un certain contexte. Soit il s’agit de brasseries anciennes où il faut renouveler le matériel, comme chez De Koninck ou Liefmans. Soit ce sont des brasseries en pleine croissance, comme la brasserie d’Achouffe, qui ont besoin de moyens pour augmenter leur production. Nous avons un pool de talents, de bons ingénieurs, qui peuvent contribuer à améliorer la production. Nous avons par exemple pris une participation dans une microbrasserie néerlandaise appelée Brouwerij ‘t Ij qui connaît une grande croissance et n’a pas les moyens d’investir ni forcément toutes les compétences techniques. Nous avons envoyé un ingénieur brassicole pour aider à l’installation d’un contrôle de qualité et d’un laboratoire pour suivre la production. Grâce à notre réseau de distribution, nous pouvons exporter des bières brassées aux Etats-Unis, comme la Tank 7 de Boulevard Brewing Company, une saison ale, que l’on peut déguster aujourd’hui en Europe et en Chine. Nous développons des synergies qui ont du sens. Par exemple nous étudions la possibilité de l’envoi en citerne de la bière de part et d’autre de l’Atlantique. Ainsi la Chouffe, vendue aux Etats-Unis, sera toujours brassée à Achouffe et enfûtée localement. La citerne reviendra remplie de bière américaine pour être emballée à son tour en Belgique et vendue ici. Le transport sera moins cher et le processus plus écologique.

Y a-t-il une différence entre les bières spéciales américaines et belges ?

Les Américains ont l’avantage sur les Belges qu’ils n’ont pas le poids de l’histoire. Ce qui se fait chez nous depuis quatre générations ne se change pas aisément. Pour les Américains, brasser est une activité nouvelle, ils sont plus ouverts au développement de larges assortiments sans référence à une tradition locale qui n’existe pas. Boulevard Brewing Company, par exemple, brasse une bière au cacao en accord avec un chocolatier. La brasserie Ommegang a sorti une bière Game of Thrones. Cette tendance arrive en Belgique. Les Américains apprécient aussi les bières très houblonnées, nous avons fait une Chouffe de ce type pour le marché américain. Elle se vend bien en Belgique aussi.

Les bières spéciales sont-elles toujours plus rentables que les pils ?

Les bières coûtent plus cher à la production. Une Duvel prend 90 jours alors qu’une brasserie de pils efficace y arrive en neuf jours. Comme le prix de vente est plus élevé, la marge est, c’est vrai, plus importante, à condition toutefois d’arriver à un certain volume pour répartir les coûts fixes. Une très petite brasserie n’arrivera pas à ce résultat.

En tout cas votre marge nette sur les ventes est proche de celle d’AB InBev, un champion de la rentabilité, soit 16 % en 2014 contre 18,8 %.

Je ne connais pas la marge d’AB InBev, mais notre marge brute est importante, malgré les coûts, grâce à la qualité des bières.

La consommation de pils recule en Belgique à hauteur de 23 % en 20 ans. Est-ce le cas d’une bière spéciale comme la Duvel ?

Non, chaque année sa consommation a augmenté en Belgique. La pils s’érode depuis longtemps. Certaines bières spéciales comme les blanches ou les bières ambrées reculent aussi maintenant.

Les récentes acquisitions représentent d’importants investissements, alors pourquoi avoir quitté la Bourse en 2013, alors que celle-ci pouvait vous apporter des moyens financiers ?

Nous sommes entrés en Bourse en 1999 notamment parce que mes frères et moi avions racheté quasi toutes les parts de la famille et que nous étions endettés. Nous pouvions alors nous désendetter en revendant des actions. Nous avons augmenté également le capital pour financer le développement international. Après 15 ans de cotation, nous nous sommes rendu compte que cela avait moins d’intérêt. Nous dégageons un bon cash-flow libre, ce qui nous a permis de financer nos acquisitions. En 2015, l’Ebitda sera juste sous les 100 millions d’euros. La liquidité du titre était trop faible pour attirer beaucoup d’investisseurs, il n’y avait que 25 % des parts dans le public. Il fallait augmenter la part ou la diminuer. Nous avons choisi la seconde option. Sans que cela ait changé le rythme de la croissance, au contraire.

Votre bonne santé et votre position dans le marché florissant des bières spéciales ne vous attire pas des propositions d’AB InBev ou d’un autre brasseur géant ?

AB InBev a effectivement racheté des craft beers aux Etats-Unis. Mais nous n’avons pas été approchés.

Sans doute que la part d’AB InBev est trop importante en Belgique pour qu’ils vous approchent…

Je sais qu’AB InBev est une grande réussite, tout en restant, quoi qu’on en dise, une entreprise familiale. Son succès a sans doute aidé à rendre la bière belge plus internationale.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT VAN APELDOORN

Michel Moortgat

©

– 48 ans.

– Marié, père de trois enfants.

– Arrière petit-fils du fondateur de la Brasserie Duvel Moortgat, comme ses frères Philippe et Bernard.

– 1997. Administrateur délégué de la Brasserie Duvel Moortgat.

– 1990. Master en sciences commerciales et financières, Ichec.

– Complété en 1991 par un MBA de la Vlerick Business School.

– Autres fonctions : membre du comité de direction de la FEB, vice-président du Centre d’art contemporain Wiels, président du Fonds de patrimoine de la fondation Roi Baudouin.

– Administrateur de Carta Mundi.

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