Le nouveau CEO est “un constructeur de ponts”
Diriger une entreprise dans un monde incertain et volatil n’est pas une sinécure. Cette tâche implique aussi de répondre aux aspirations bien différentes des employés après la pandémie. Quelles qualités le CEO de demain devra-t-il posséder? Et quels accents doit-il imprimer à sa gestion? Des questions au centre du dernier débat organisé à la Trends Summer University.
Evidemment, pour “Diriger dans un monde d’incertitudes accélérées”, le sujet générique de la Trends Summer University, il faut un capitaine capable d’appréhender les nouvelles réalités, de garder le cap, d’assurer la performance tout en permettant à ses employés d’évoluer dans un cadre propre à leur épanouissement et qui mette en valeur leur potentiel. Les deux dernières années ont assurément profondément modifié le monde du travail en Belgique avec un accent net sur l’autonomie et le besoin de sens. En septembre l’an dernier, nous avions consacré le dossier de couverture du magazine à la recherche du CEO de demain (qui est déjà en réalité celui d’aujourd’hui). Quelques mois plus tard, la guerre en Ukraine et les défis économiques qu’elle charrie ont encore modifié la donne. Le CEO du futur, quel doit-il être? Quelles sont les qualités dont il doit disposer? Quelles sont les problématiques qui doivent être tout en haut de son agenda? Toutes ces questions étaient au coeur du dernier débat organisé par Trends-Tendances à Knokke lors de la Trends Summer University le 11 juin dernier. Avec pour témoigner de leur expérience, des acteurs de premier plan de l’économie belge: Emna Everard (CEO de Kazidomi), Chris Peeters (CEO d’Elia), Sébastien Dossogne (CEO de Magotteaux et Manager de l’Année 2022), Dirk Coorevits (CEO de Soudal), Bart De Smet (président d’Ageas) et Pascal Laffineur (CEO de NRB).
Réenchanter le travail
On le sait, au sortir de la pandémie, nombreux sont les salariés belges qui ont revu leurs priorités de vie. Si la Belgique n’a pas connu “la grande démission” comme les Etats-Unis, il n’en demeure pas moins que le monde du travail a changé et que ce changement s’est encore amplifié avec la guerre en Ukraine. “Une crise génère toujours des opportunités, explique Pascal Laffineur. C’est écrit dans tous les manuels de stratégie mais je le sais depuis que je suis gosse, quand les dimanches sans voiture des années 1970, en raison du choc pétrolier, me permettaient à mes copains et à moi de jouer au foot sur la Nationale 4 qui passait devant la maison familiale… Ce qui ne réjouissait pas mes parents (rires). Notre rôle en tant que CEO est de bien appréhender la fin d’un cycle. Celui de l’énergie fossile pas chère et de la santé insouciante. De nos jours, il n’est pas simple de réenchanter le métier et le travail de nos collaborateurs. C’est cela, le rôle d’un nouveau CEO: créer les conditions de ce réenchantement. Notre temps de travail est souvent accaparé par la résolution de problèmes mais le contexte nous demande de garder, dans notre cerveau, du temps pour se montrer innovant et créer des choses nouvelles.”
Le contexte nous demande de garder du temps dans notre cerveau pour nous montrer innovant et créer des choses nouvelles.
Pascal Laffineur
Faut-il pour autant faire montre aujourd’hui de qualités nouvelles? Chris Peeters ne le pense pas. “Ce qui change, c’est le contexte. Il n’y pas pas de CEO magique pour tous les contextes, mais un dirigeant plus adapté à certains contextes qu’à d’autres. Je dois savoir où je vais mais, en même temps, je dois me montrer agile pour pouvoir garder le cap malgré les remous. Un simple exemple, dans ce contexte énergétique chamboulé par la guerre en Ukraine: il faut être conservateur pour veiller que la lumière s’allume bien dans tous les foyers belges, mais être créatif et innovant pour assurer la transition énergétique qui attend la Belgique. Il faut pouvoir combiner les deux.”
Le général qui inspire le plus est celui va au combat avec ses troupes, qui met les mains dans le cambouis.
Emna Everard
Emna Everard ne dit pas autre chose quand elle évoque la résilience qui fut, pour elle, la principale leçon de ces deux dernières années. Mais ce n’est pas tout. “Tout va plus vite et la concurrence est de plus en plus féroce. Il importe aujourd’hui de vendre sa vision. Donner du sens aux employés et faire rayonner le sens de l’entreprise à l’extérieur. J’ajouterais encore la nécessaire horizontalité. Le général qui inspire le plus est celui va au combat avec ses troupes, qui met les mains dans le cambouis. Dans les coups de feu que nous avons connus pendant la pandémie, j’ai préparé des colis comme tout le monde. Cette horizontalité est essentielle aussi pour la gestion de l’entreprise même si, in fine, c’est le CEO qui tranche.”
Ouvert sur le monde
Dans ce contexte volatil où les plans à long terme ne sont pas simples à tenir, le CEO doit permettre à ses équipes d’avoir l’agilité nécessaire pour faire face. “Il faut les aider à poser les bonnes questions, souligne Sébastien Magotteaux, et leur permettre d’utiliser leur cerveau. C’est-à-dire créer un référentiel qui ne bride pas la créativité ou l’agilité. A l’opposé, donc, des résumés de fonction à rallonge. Il faut autoriser le personnel à prendre des décisions et à agir. C’est le rôle du CEO de créer ce référentiel d’autonomie. C’est un défi.” Si Dirk Coorevits rejoint Chris Peeters sur la question des qualités et insiste sur le besoin d’un CEO d’être en phase avec son temps, Bart De Smet, seul intervenant à ne plus être un CEO actif, voit pour sa part le rôle fondamental de l’ouverture vers le monde. “Oui, l’attitude est cruciale. Outre son rôle d’inspirateur qui emmène ses employés dans son histoire, un CEO doit être un constructeur de ponts. Evidemment d’abord avec ses employés, ses clients et ses actionnaires. Mais pas seulement. Il doit aussi créer du lien avec la société et ses différentes bulles: l’enseignement, la santé, le politique, etc. Il a besoin d’interactions fluides. Et je pense entre autres au rôle crucial de la formation dans la guerre des talents. La transition, ce sont les entreprises qui vont la porter, mais elles ne vont pas y arriver toutes seules.”
Il faut autoriser le personnel à prendre des décisions et à agir. C’est le rôle du CEO de créer ce référentiel d’autonomie.
Sébastien Dossogne
A l’instar des grands patrons américains à la Bezos ou à la Musk ou à certains présidents de parti, le CEO doit-il être starifié? Doit-il être partout et tout le temps, entre autres sur les réseaux sociaux? “La communication en interne est plus importante, assure Sébastien Magotteaux. D’ailleurs, je n’ai pas de compte Twitter (rires). Les valeurs, ce n’est pas toujours simple à faire comprendre ou à faire vivre, surtout quand l’entreprise est active dans plusieurs pays avec des cultures différentes. Il faut sans cesse les communiquer mais aussi les illustrer avec des exemples concrets piochés dans la vie quotidienne de l’entreprise. Ces valeurs sont importantes pour les clients mais aussi pour le recrutement. Franchement, quand vous avez des valeurs bien incarnées, vous avez des milliers d’ambassadeurs. C’est bien plus efficace qu’un porte-flambeau.”
“Les valeurs à faire vivre à l’étranger, ce n’est de fait pas simple, renchérit Dirk Coorevits, CEO de Soudal. Nous sommes une entreprise familiale et tout se décide à l’aune de cette vue familiale. Nous avons plus des dizaines de filiales à l’étranger en contact avec ces valeurs. Ce qui est évident pour nous ne l’est pas forcément en Asie, par exemple. Il est surtout crucial, en tant que patron, d’être transparent et d’agir conformément à ce que l’on prône.”
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Utile à la société
Si Emna Everard aime que ses employés fassent vivre le sens de l’entreprise à l’extérieur plutôt que d’expliquer leur fonction, Chris Peeters, dont la société est très souvent sous les feux de la rampe vu la transition énergétique, insiste sur le travail crucial mené en interne pour être crédible à l’extérieur.
Il ne faut surtout pas réduire aujourd’hui les investissements prévus, malgré la crise. Au contraire, il faut accélérer les investissements durables.
Bart De Smet
“Il faut ajuster les talents aux valeurs. J’ai la chance d’avoir une entreprise très riche en talents. Ces dernières années, nous avons travaillé sur notre raison d’être. Elia travaille pour la société et doit être utile à la société. Toutes les décisions qui sont prises le sont à l’aune de cette affirmation. C’est la première question que chacun doit se poser. Si c’est non, alors on ne le fait pas. Le profit ne vient jamais en premier lieu. Il a fallu beaucoup de travail pour que cette affirmation percole dans l’entreprise. Mais aujourd’hui, je suis à l’aise pour dire dans les médias qu’Elia travaille pour la société car c’est comme cela que mes équipes pensent et agissent. L’autre grand chantier fut celui de la sécurité, essentielle vu certains de nos métiers. Tout le monde doit rentrer sain et sauf à la maison. Tant physiquement que mentalement. C’est bien ancré dans toutes les couches de l’entreprise. Dans ces conditions, c’est facile d’être un CEO…”
Il est surtout crucial, en tant que patron, d’être transparent et d’agir conformément à ce que l’on prône.
Dirk Coorevits
Dans la crise énergétique que nous connaissons, Chris Peeters se veut d’ailleurs très clair sur l’ambiguïté qu’elle peut faire naître. “Les Allemands se relancent dans le charbon pour diminuer le gaz russe? Ce n’est pas bien grave pour autant que cela ne dure pas des années. Cela illustre bien la difficulté de notre tâche. Mais nous ne jouons pas à court terme et s’il y a temporairement une crise, elle ne doit pas faire oublier l’objectif de durabilité et de transition. Dans deux ou trois ans, il faudra regarder si, collectivement, nous avons franchi les étapes nécessaires pour arriver à l’objectif et pour impliquer tout le monde dans une nouvelle mobilité, une autre utilisation de l’énergie ou l’isolation de son habitation. En tant que CEO, il faut gérer cette ambiguïté et ce n’est pas toujours simple, j’en conviens. Ce qui est certain aussi, c’est que cette durabilité recherchée doit être socialement acceptable et accélérée.” “Je suis d’accord avec Chris, renchérit Bart De Smet. Il faut résoudre l’ambiguïté entre le court et le long terme. Malgré la crise, il ne faut surtout pas réduire aujourd’hui les investissements prévus. Au contraire, il faut accélérer les investissements durables. Agir de façon concrète sur le sujet, c’est aussi ce qu’on attend d’un CEO d’aujourd’hui.”
Quid des jeunes?
Depuis la pandémie, les employés sont en quête de sens et désirent travailler dans une entreprise à impact positif sur l’environnement et la société. C’est très prégnant chez les jeunes qui veulent être des acteurs du changement. De quoi avoir envie de lancer dans l’entrepreneuriat?
“C’est clair qu’en tant que jeune et CEO, on peut avoir un impact plus fort sur la transition énergétique, conclut Emna Everard. Il y a d’ailleurs plus de candidats dans les cours de management. En tant que femme à la tête d’une entreprise, je peux être un role model et en inspirer d’autres. Ce que je n’avais pas forcément à l’esprit quand je me suis lancée. L’entrepreneuriat est plus médiatisé et devient plus sexy. Un autre élément essentiel, c’est l’évolution de la culture de l’échec. Ce n’est plus honteux de se planter. On apprend de ses échecs et cela peut même avoir une plus-value dans l’avenir. La médiatisation, les exemples et cette évolution du ressenti de l’échec contribuent à accélérer les ambitions entrepreneuriales des jeunes. Et des moins jeunes aussi, ceci dit.”
Il faut ajuster les talents aux valeurs. J’ai la chance d’avoir une entreprise très riche en talents.
Chris Peeters
“La relève est là, je suis optimiste, renchérit Pascal Laffineur. L’esprit d’entreprise évolue bien en Wallonie. La crise donne des opportunités aux jeunes dans des domaines qui les passionnent et à ceux qui ont envie de changer la société. Les entrepreneurs d’aujourd’hui ont l’ambition de mettre hors jeu économiquement les solutions d’hier. Et c’est très bien comme ça. Ils sont bien placés pour cela. En tant que professeur de stratégie et d’innovation à l’Ichec, je pose la question de l’entrepreneuriat au début et à la fin de chaque année. Le nombre de doigts qui se lèvent est toujours plus élevé à la fin. Ils furent même deux fois plus nombreux cette année…”
“Nos enfants ont pris plus de responsabilités que nous, c’est certain, conclut Dirk Coorevits. Ils profitent des choses très positives que nous avons mises en place et de la croissance que nous avons contribué à créer. Mais dans un certain nombre de domaines que nous avions négligés, ils ont pris leurs responsabilités.”
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