Le maraichage en autocueillette, un modèle solidaire et plus rentable face à la crise
Marine Lewuillon et Amélia Baibay, deux jeunes trentenaires, se sont lancées dans le maraîchage sur le modèle de l’autocueillette. Leur projet baptisé ” Filons vert ” a pour ambition de fédérer autour d’une alimentation durable facilitant les échanges sociaux, tout en étant plus rentable. Rencontre à Lasne.
Un terrain de 1,8 hectare dont 22 ares cultivés d’appétissantes salades, courges, épinards, de plusieurs variétés de choux, de plantes aromatiques et aménagées de deux grandes serres encore remplies de belles tomates en cette fin de saison. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse 40 degrés à l’ombre, voici l’environnement de travail quotidien, de Marine Lewuillon et Amélia Baibay. Ces deux trentenaires se sont lancées dans le maraîchage agroécologique sur “sol vivant”, en créant Filons Vert.
A l’origine amies d’enfance, Marine et Amélia se complètent à merveille pour mener à bien ce projet au grand air sur les hauteurs de Lasne. Elles sont toutes les deux bioingénieures de formation, passionnées par les enjeux du monde agricole. Marine apporte au projet des connaissances techniques de par ses études d’agronomie (ULB) et sa formation en maraîchage professionnel au CRABE (Jodoigne). Elle nourrit aussi une fibre pédagogique pour avoir travaillé 2 ans au sein de l’ASBL Capsciences.
Deux profils complémentaires
De son côté, Amelia est diplômée en agronomie de la faculté de Gembloux. A ses connaissances techniques en sciences et technologie de l’environnement, cette “touche à tout” allie des compétences en gestion acquises pendant 4 ans au sein de l’ASBL bruxelloise Provélo.
Filons Vert a la particularité de se baser sur le modèle de l’autocueillette. Une formule d’abonnements selon le principe de l’ASC (Agriculture soutenue par la communauté) est proposée dans une fourchette allant de 420 à 530 euros par personne pour un adulte sur une année. “Chaque abonné décide du montant qu’elle désire allouer à la cueillette des légumes. Dans l’idéal, si le système fonctionne bien, on arrive à l’équilibre. Le prix moyen doit être de 490 euros “, explique Marine Lewuillon.
Le système se veut inclusif et solidaire afin de permettre à des personnes moins favorisées d’avoir accès au potager. Dans la pratique, il offre aux abonnés la possibilité de venir cueillir leurs légumes à tout moment – du lever au coucher du soleil – directement dans le champ selon leurs besoins. “La seule règle ici, c’est qu’on ne cueille que ce qu’on peut consommer frais, afin de s’assurer que tout le monde a la bonne quantité de légumes tout le temps“, indique Amélia. Tout est basé sur la confiance. Le potager riche d’une cinquantaine de légumes différents compte déjà une centaine d’abonnés, principalement via le bouche-à-oreille.
Un plaisir partagé
L’autocueillette se révèle plus rentable que de vendre sur des marchés ou dans des magasins : pas d’investissement dans une camionnette ni dans des étals… et surtout, il offre un contact très privilégié avec les clients et un retour direct de leur part, avancent les deux porteuses du projet écologique. “Quand on écoule ses légumes dans la grande distribution, on peut être frustrés de ne pas avoir de retour des clients, ce n’est pas le cas ici“, explique Marine. Plaisir partagé également du côté des cueilleurs : “Nos abonnés nous disent redécouvrir la joie de faire leurs courses en se déplaçant jusqu’au potager. Ils prennent un vrai plaisir à venir cueillir leurs légumes, avec le plus grand soin. C’est carrément un moment de bien-être !”
Le concept a aussi le don d’éviter le gaspillage de légumes dits “moches”, car non calibrés qui seraient rejetés dans la grande distribution : un chou aux feuilles un peu grignotées par les limaces trouvera toujours preneur. “C’est important de revenir aux sources et de se rendre compte d’où viennent vraiment les légumes“, insiste Amélia.
Autre avantage, et pas des moindres pour les finances de ses initiatrices : les abonnements leur garantissent un revenu stable en début d’année pour planifier au mieux leur production. Le prix de l’abonnement est ainsi calculé de manière à garantir un salaire “décent” aux deux maraîchères.
Le salaire de la terre
Ça gagne combien un maraîcher ? Dans le modèle d’autocueillette où les revenus sont assez fixes, un maraîcher en autocueillette avec une centaine d’abonnés peut tabler sur 1000 euros nets par mois. Un revenu qui selon le prix de l’abonnement plus ou moins élevé et la superficie du potager peut monter jusqu’à 1500-1700 euros nets.
Plus de temps libre
Cerise sur le gâteau : les deux trentenaires évoquent un bon équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée. “On a même le temps pour des vacances et des hobbys“, s’enthousiasme Amélia qui stipule quand même travailler certains jours 12 heures d’affilée au champ pendant les mois plus intenses de mai et juin. “ Cette organisation est aussi possible, car on est deux dans le projet“, ajoute-t-elle. Seule, ce serait beaucoup plus difficile à gérer.” La flexibilité de l’autocueillette offre par ailleurs aux maraichères plus de temps dans le soin à la biodiversité, et dans une dimension pédagogique pour reconnecter les gens à la terre.
Technique et réseautage
Si une bonne formation théorique et technique de base est primordiale pour se lancer dans le maraîchage, un excellent réseau l’est encore plus dans ce secteur, avertit Marine. Les deux maraîchères ont ainsi tissé ces derniers mois des liens solides et collégiaux avec les autres maraîchers de la région – “pas de concurrence entre nous” assurent-elles – ainsi qu’avec les agriculteurs limitrophes de leur parcelle. Elles ont rapidement gagné du respect et de la crédibilité dans un milieu réputé ardu pour qui s’y engage. “Un maraîcher nous avait prévenues que notre façon de cultiver les pommes de terre serait infructueuse, il a été bien surpris en voyant notre belle production“, commente non sans fierté Marine.
Plusieurs systèmes de “trocs” ont aussi été mis en place au fil des échanges. Pour leur fumier, le potager est fourni par les Ecuries de la Hulpe et le voisin leur déverser régulièrement des copeaux pour couvrir les sols de culture.
Un deuxième crowdfunding
Pour fiancer leur projet, les deux maraîchères ont, entre autres, lancé une première campagne de crowdfunding. Elle a servi dans un premier temps à acheter les deux serres et à s’équiper en bon matériel de jardinage. Filons Vert a aussi participé à un “matchmaking” Solifin en 2021 qui leur a permis, début 2022, d’emprunter les fonds manquants pour leurs investissements d’installation auprès de Funds For Good Impact.
Une seconde levée de fonds est en cours pour monter une 3e serre et aménager une mare qui favorisera la biodiversité et diversifiera la faune et la flore.
Le bilan de la saison 2022 est positif. Filons vert visent 150 abonnés pour la saison prochaine. A l’équilibre, le projet ambitionne de nourrir 230 personnes d’ici deux ou trois ans. “Nous voulons accueillir 50 nouveaux cueilleurs en 2023. Ils sont en fait déjà acquis, sur liste d’attente, à nous maintenant d’adapter notre production en conséquence”, déclare Amélia. Plus de 150 ares n’attendent qu’à être cultivés.
L’autocueillette, un modèle vieux de 30 ans
Le modèle du maraîchage en autocueillette n’est pas neuf, il remonte à une trentaine d’années. Plus couru en Grande-Bretagne, il a émergé chez nous en Flandre. Une cinquantaine de potagers de ce type existe ainsi en Région flamande. A Bruxelles, on trouve, entre autres, le jardin collectif du chant des Cailles, lancé il y a près de 10 ans. Plusieurs projets de ce type ont aussi vu le jour en Wallonie, dont, pour n’en citer que quelques-uns, le Champ des Possibles à Jupille, Vent de Terre à Tilff, ou encore, Grange Cocotte à Buzet en province de Namur et plus récemment encore Les Potes aux Champs à Magnée.
Parmi les acteurs du secteur que nous avons sondés, tous vantent le modèle solidaire et transparent entre le maraîcher et ses cueilleurs et un certain confort financier apporté par le fait que leurs revenus sont dissociés de leur production.
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La coopérative Vent de Terre à Tilff propose toute l’année, soit “du 1er avril au 31 mars” l’autocueillette à 165 cueilleurs sur 30 ares en agroécologie. Le tarif est simple : 1 euro par jour. “Ce modèle permet d’assurer notre chiffre d’affaires en début de saison, on sait à quoi s’en tenir“, explique à Trends Tendances Julian Aterianus, maraîcher et animateur pédagogique au sein de la coopérative. “Autre avantage : le prix des légumes est moins élevé qu’en magasin, vu que le cueilleur ne paie pas la main-d’oeuvre pour sa commercialisation”, explique-t-il. “Il n’y a pas non plus de gaspillage, car nous savons ce que nous devons produire. Et s’il nous reste des légumes de façon ponctuelle, nous les redistribuons à des associations“.
Hannah Dupont est maraîchère à La Grange Cocotte, à Floreffe. Elle s’est lancée en 2021 et en est à sa troisième saison. Elle cultive 50 variétés de légumes, sur 90 ares, sans aucun biocide. Pour rien au monde, elle ne retournerait à un système classique de maraîchage. Equilibre entre vie professionnelle et privée, gain de temps pour d’autres tâches, meilleure stabilité financière, plus de temps pour discuter avec ses abonnés-cueilleurs… autant d’atouts vantés par la maraîchère namuroise. “C’est important de remettre le temps à sa place. Mes abonnés se rendent vraiment bien compte du temps nécessaire à un légume pour pousser“. Le volet pédagogique lui tient aussi à coeur. “Quand nos tomates ont été attaquées par les oiseaux et que la récolte a été amputée, j’ai pris le temps de l’expliquer à nos membres qui ont été très compréhensifs.” Dans ce tableau qui paraît sans nuages, Hannah Dupont évoque toutefois le fait que l’autocueillette n’est pas adaptée à tous les profils de consommateurs. “C’est une démarche qui prend plus de temps, ce n’est pas toujours possible pour certaines familles de s’y investir.”
Lecture pour aller plus loin : François Sonnet, maraîcher au Champ des possibles à Jupille retrace dans sa BD-documentaire comment il est devenu paysan, après avoir subi un licenciement. Il y raconte le parcours qui l’a mené à créer son potager communautaire qui nourrit aujourd’hui une centaine de personnes.
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