Le lambic fait mousser l’esprit d’entreprise

Werner van Obberghen (3 Fonteinen): "Pour nous, le lambic et la gueuze restent un produit naturel. Le lien avec notre terroir est une évidence." © Photos PG

Menacés d’extinction pendant trois décennies, les producteurs locaux de lambic et de gueuze sont plus nombreux que jamais. Et d’Helsinki à Manille, il existe des communautés de jeunes qui organisent des dégustations de ces boissons typiques de la vallée de la Senne et du Pajottenland.

Le rappeur bruxellois Zwangere Guy a accompagné le lancement de son dernier disque, Pourriture Noble, d’une gueuze en édition limitée, fabriquée par la brasserie 3 Fonteinen (Beersel). Avec plus de 40.000 followers sur Instagram, elle possède la plus importante communauté sur les médias sociaux parmi les fabricants de lambic et de gueuze. Cette présence en ligne est une démarche intelligente quand on sait que des Américains ont créé une page Facebook baptisée lambic.info qui sert de point de ralliement au réseau mondial des amateurs de gueuze. D’Helsinki à Manille, on ne compte plus les petites communautés de passionnés de lambics. Un public jeune et plutôt féminin, en quête d’authenticité.

Levures sauvages

Les fabricants sont tristes de voir la gueuze devenir un produit

d’investissement mais ils ne peuvent pas y faire grand-chose. Contrairement aux autres bières, la gueuze peut facilement être conservée pendant 20 ans. Certains amateurs de lambic sont même attentifs au tonneau dans lequel la bière a été brassée.

Par exemple, les fûts 31, 86 et 109 de la brasserie Boon sont les bouteilles les plus recherchées. Le plus vieux tonneau en bois de Boon date de 1883. Chacun de ces tonneaux a sa propre microflore de levures sauvages.

Les chiffres concernant le volume de lambic ou son exportation sont difficiles à trouver. Lindemans, qui vient de célébrer son bicentenaire et vient d’investir 28 millions d’euros dans un deuxième site, est le plus grand brasseur indépendant, avec une production de 150.000 hectolitres par an. L’augmentation du nombre de brasseries de lambic et de gueuzeries montre bien que cette petite niche a le vent en poupe. L’offre augmente à la fois grâce aux familles historiques qui ont redémarré leur brasserie, aux petites brasseries existantes qui se lancent dans la fabrication de lambics et aux nouveaux venus dans ce secteur.

Préserver le patrimoine

Dans la campagne verdoyante de Dilbeek se trouve l’ancienne brasserie Goossens, dont les premières traces d’existence remontent à 1767. Deux cents ans plus tard, elle fermait ses portes. En 2016, l’ensemble du site (classé) a été racheté par la famille Kestemont. Trois ans plus tard, les beaux-frères Lias Kestemont et Wim Krieckemans commencent à mettre le lambic en fûts de chêne. En 2021, une nouvelle salle de brassage leur permet de fabriquer la première de leurs propres bières. “La brasserie est un hobby qui est devenu incontrôlable, avoue Lias Kestemont. En tant que brasseur amateur, il m’a toujours semblé agréable de pouvoir un jour créer une petite brasserie à côté de notre ferme horticole biologique Ecodal. Lorsque le site a été mis en vente, nous n’avons pas hésité longtemps.” En octobre 2022, la vente du premier lambic associé à des groseilles à maquereau, des framboises et des cassis, tous issus de leur propre exploitation, a démarré. La gueuze devait suivre cet hiver. “Nos produits partent vite, déclare Wim Krieckemans. Soit à la ferme, soit via notre boutique en ligne. Environ la moitié des commandes en ligne proviennent de l’étranger.”

Le fait que les marges bénéficiaires soient plus élevées dans le secteur de la bière que dans celui de la culture fruitière les a aidés à voir grand tout de suite. Le stock représente maintenant 40.000 litres de lambic en fûts et 10.000 litres en bouteilles. A terme, le duo souhaite construire une brasserie de taille moyenne. Pourtant, la principale motivation du duo natif du Pajottenland est de préserver et de perpétuer un patrimoine. “D’ici une dizaine d’années, nous voulons remettre en service l’ancienne brasserie du site, avec ses meules d’origine pour moudre l’orge. Et transformer la dépendance en musée. On y trouve un four à malt original vieux de plus de 200 ans. Il n’en reste que trois comme cela dans toute la Belgique.”

Brasserie KestemontEnviron la moitié de ses commandes en ligne provient de l'étranger.
Brasserie KestemontEnviron la moitié de ses commandes en ligne provient de l’étranger.© Photos PG

Créer une expérience

La fabrication des gueuzes et lambics peut être qualifiée de véritable artisanat. En raison de la fermentation spontanée, un lambic est toujours un peu imprévisible. Il y a quelques décennies, cette imprévisibilité n’était une bénédiction que pour quelques fabricants, une malédiction pour la plupart et la qualité faisait souvent défaut. La gueuze était souvent trop acide. Habitués à des saveurs plus douces, les consommateurs ajoutaient alors un morceau de sucre. Par conséquent, de 1970 à 2000, le lambic et la gueuze ont été pris entre le marteau et l’enclume.

Au siècle dernier, le brasseur bruxellois Jean-Pierre Van Roy, de la brasserie Cantillon, a créé un petit musée dans sa brasserie pour faire mieux connaître son travail et assurer ainsi sa survie. Une poignée de personnalités, dont Armand Debelder de 3 Fonteinen et Frank Boon de la brasserie et de la gueuzerie du même nom, ont fondé en 1997 le Conseil supérieur des bières lambic artisanales (Horal) pour sauver la boisson. Horal comptait alors six membres, ils sont aujourd’hui 12 et la brasserie Kestemont s’y joindra bientôt.

2003 a été une année charnière pour la renaissance de ces bières. Oud Beersel, où il n’y avait pas de successeur, menaçait de disparaître. Gert Christiaens, alors âgé d’une trentaine d’années, a quitté son emploi chez Base, s’est initié au brassage et, avec un partenaire, a sauvé la brasserie. Vingt ans plus tard, le rajeunissement a eu lieu chez à peu près tous les brasseurs traditionnels. Gert Christiaens est le président de Horal. L’organisation veille à la protection et à la qualité des bières. “Nous voulons également créer plus d’événements autour de nos brasseries avec l’aide de l’office du tourisme du Brabant flamand”, déclare Gert Christiaens. Sous la bannière LambiekLand, Toerisme Vlaams-Brabant propose ainsi des promenades à pied ou à vélo sur le thème du lambic.

Atteindre la limite

Deux des fils de Frank Boon sont à la tête de la brasserie Boon à Lembeek. Jos veille à la production, Karel s’occupe des ventes et de la numérisation. “Nous fabriquons 20.000 hectolitres de bière par an, dont un peu plus de la moitié est de la vieille gueuze, explique Karel Boon. Notre bière est principalement consommée en Belgique mais nous exportons également aux Pays-Bas, en Corée du Sud, en Australie et dans la province canadienne du Québec. Nous adoptons également une approche scientifique. Nous avons deux laboratoires dans la brasserie pour contrôler la qualité, nous utilisons la technologie moderne pour nous aider à obtenir un goût constant. Nos cerises viennent de Pologne, nous achetons notre blé et notre orge là où nous trouvons de la qualité. Il peut s’agir de la Belgique, mais aussi de la France ou de l’Allemagne. La qualité peut être différente chaque année en raison des différences de récolte.”

Comme les brasseurs artisanaux, Boon aime expérimenter. L’an dernier, lors d’un événement, les visiteurs ont pu découvrir une Frederiksdal Oude Kriek, fabriquée avec une variété danoise de cerises. “Vous pouvez jouer non seulement avec les variétés, mais aussi avec les fruits. Vous pouvez utiliser des raisins et travailler avec une combinaison de lambic et de bière de haute fermentation. Vous pouvez aussi faire une bière de brett (allusion à la levure sauvage ‘brettanomyces bruxellensis’, présente dans la vallée de la Senne, Ndlr) avec une levure créée en laboratoire”, poursuit Karel Boon.

Le lambic fait mousser l'esprit d'entreprise

Le plus têtu

Il y a également eu du neuf à la Brasserie 3 Fonteinen (2.500 hectolitres vendus par an). Armand Debelder, qui a joué un rôle crucial dans la survie de la gueuze, est décédé l’an dernier. Werner Van Obberghen poursuit son travail avec deux associés. Bien qu’il ne soit pas son fils biologique, il a hérité de la ténacité légendaire de ce dernier. “Dans le domaine du lambic, Armand a toujours été la plus grande tête de mule. Nous nous sommes demandé comment nous pourrions être encore plus têtus. Armand souhaitait que nous cultivions notre propre houblon et nos céréales. Et entre-temps, l’un des agriculteurs bios avec lesquels nous travaillons a replanté du houblon.”

En 2022, 3 Fonteinen a remporté un prix destiné aux bio-entrepreneurs innovants pour le modèle circulaire de culture des céréales que la brasserie a mis en place dans le Pajottenland. “Nous nous efforçons de nous approvisionner en grains, houblon et autant de fruits que possible dans notre propre région, explique Werner Van Obberghen. Nous travaillons avec 10 agriculteurs bios. Nous leur payons deux fois et demie le prix courant. Nous avons lancé ce réseau de céréales en raison d’une certaine indignation. Il y a 125 ans, le Pajottenland était le grenier à céréales, légumes et fruits de Bruxelles! Il regorgeait d’excellentes variétés de céréales pour la boulangerie et la brasserie. Cela a été perdu.”

Bien que 3 Fonteinen ait cofondé Horal, la brasserie s’est retirée du groupe d’intérêt. Elle veut, par exemple, conditionner sa bière uniquement en bouteilles et non en fûts. Werner Van Obberghen fait référence au vin naturel pour expliquer ce qu’il vise: une bière entièrement bio avec des ingrédients locaux. “Pour nous, le lambic et la gueuze restent un produit naturel. Le lien avec notre terroir est une évidence”, conclut-il.

Lexique

Le lambic est l’une des plus anciennes bières belges. C’est une bière de fermentation spontanée avec 4,5 à 7 degrés d’alcool, brassée avec de l’orge, du blé et du houblon. Pendant le refroidissement du moût, des levures sauvages présentes dans l’air contaminent le brassage. Traditionnellement, le lambic est brassé de fin septembre à fin avril à des températures inférieures à 20 degrés. Dans ces conditions, les levures sauvages sont présentes dans la bonne proportion.

La gueuze n’est pas brassée mais “coupée”. C’est l’assemblage de différents lambics qui donne la gueuze. Un mélange typique contient 60% de lambic d’un an, 30% de lambic de deux ans et 10% de lambic de trois ans. Ce mélange est refermenté en bouteille.

Gueuzerie. Lieu où l’on ne brasse pas mais où l’on assemble des lambics venus d’ailleurs pour créer de la gueuze.

Le vieux lambic est un nom légalement protégé par l’Union européenne. Il s’agit d’une bière lambic fabriquée avec au moins 30% de blé et qui a subi une fermentation spontanée intégrale.

L’appellation vieille gueuze est également protégée par l’Union européenne. Elle est créée en mélangeant différents types de vieux lambics de fermentation spontanée. La partie la plus ancienne doit avoir mûri pendant au moins trois ans dans des fûts en bois. L’âge moyen pondéré du mélange doit être d’au moins un an. Après une refermentation en bouteille, la bière est appelée vieille gueuze.

La vieille kriek, également protégée par la loi, doit être refermentée en bouteille tout comme la vieille gueuze.

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